La Robinsonitude absolue (cauchemar)



Ce dimanche, j’ai reçu la visite d’une fille, courageuse,
masochiste ou fidèle en amitié, voire tout à la fois, vous en jugerez par
vous-même : une célibataire non pas endurcie mais à durée très illimitée venue passer un après-midi dominical dans un foyer fiscal comptant deux adultes et un enfant.

Il s’agissait d’une vieille amie de fac, Soledad, ainsi
dénommée car tout le temps seule, bien que tout à fait ordinaire, banale,
normale, et même plutôt mieux que la moyenne, bref, le profil à être casée à la
trentaine avancée, et dont la vague ascendance espagnole (qui lui vaut une mère
un peu trop portée sur l’eau bénite et le mariage à grande traîne) a transformé
son prénom de Solène en Soledad.

Seigneur… Je me plaignais de ce que mes amies restées en
rade devenaient difficiles à voir, semblant me fuir, moi et mon bonheur
mémérisant, mais au vu de cette visite, je comprends compatis absous… et me
souviens avec horreur de ce que fut cet état de fille fille (par opposition à
fille mère).

On avait rangé Zébulon dans son lit (vive la sieste), et A
s’était enfermé comme un ours à lunettes dans la chambre pour finir son
mémoire. Aussi, nous étions toutes les deux seules, à pouvoir deviser presque
comme si j’étais moi aussi seule et nue dans la vie. J’avais même enlevé les
quelques photos du Bonheur de la bibliothèque, camouflé les jouets du petit,
laissé traîner quelques cadavres de bouteilles, de livres ouverts sur la
tranche, ainsi qu’enfermé à triple tour les grolles en 43 et 19 qui jonchent habituellement
le sol de l’entrée.

Au début, nous avons paisiblement échangé de nos nouvelles. Je
lui ai brossé un rapide tableau de mon quotidien, en évitant de m’appesantir
sur les joies du maternage (premiers pas, premiers mots), des nouvelles amitiés
toutes placées sous le signe de la maternité qu’elle soit anglaise, chilienne,
israélienne ou italienne (Montreuil n’est pas unipolite c’est peu de le dire),
de la liberté aussi (sortir si je veux quand je veux, du moins en amenant le
petit avec moi), en me plaignant juste ce qu’il faut de ce quotidien somme
toute très routinier, fort peu intellectuel et un tantinet (hyper) frustrant
pour qui, dans sa jeunesse, écrivait plusieurs heures par jour, ponts de mai
compris et qui aujourd’hui, gratte péniblement ses quelques lignes journalières
quand la non muse est partie faire sa sieste ou s’acheter des bas résilles au
Monoprix.

Soledad m’a raconté un peu ce qu’elle devenait, à savoir pas
grand-chose, entendez, toujours toute seule. Elle a un super boulot dans la
communication, organisation d’évènements culturels, elle côtoie plein de gratin
mais elle finit par trouver ce job déprimant car, comme elle dit, elle passe
son temps à faire se rencontrer des gens qui s’en fichent pas mal d’elle quand
elle, elle ne rencontre jamais personne (d’homme, vous aurez compris). Soledad
court vole sur ses 38 ans et ne voit toujours pas poindre l’âme sœur entre deux
happenings de moins en moins joyeux. Elle a bien entendu testé les sites de
rencontre, catégorie fille sérieuse cherche amour sérieux, et elle a laissé
régulièrement choir après quelques rendez-vous au mieux galants, le plus
souvent, inutiles, déprimants voire injurieux (votre photo a été refusée, ne
cherchez plus à me contacter), même si je lui fais régulièrement la liste énorme
des gens de ma connaissance (au moins 2) qui se sont rencontrés par ce moyen et ont
construit une histoire d’amour solide. Des gens normaux, j’insiste toujours car
on a vite fait d’imaginer ces sites de rencontre comme une sorte de brassage de
l’élite physique et professionnelle, aussi je précise toujours, des gens ni
beaux ni sexys ni bourrés de réussite, juste normaux, et seuls. 

Elle a bien conscience et moi aussi que sa situation est un
brin caricaturale (la femme seule urbaine sur-diplômée et à grosse profession),
mais en même temps, comme elle me l’a fait remarquer finement, après tout,
Marie Chotek, employée de bureau, a été longtemps célibataire elle aussi. J’ai
même cru qu’elle allait ajouter, employée de bureau et pas jojo, mais elle s’est retenue, mon Bonheur ne permettait pas
tout quand même…

Nous sommes ainsi convenus qu’a priori, la réussite professionnelle
n’empêchait pas de trouver l’amour de sa vie (et de le conserver), même si, il
est évident qu’avec ses horaires, 8 H 00-22 H 00 (et encore, quand elle ne joue
pas les prolongations), il ne lui reste plus qu’à aller se coucher une fois la
machine à pointer éteinte. On pourrait croire que son job lui permettrait de
faire des rencontres, mais de fait, elle organise surtout en amont, assistant
au mieux au lancement de sa « création », sans compter que les gens
pour qui elle travaille sont soit homosexuels soit antipathiques, soit les
deux. Ou alors en couple hétérosexué, heureux en ménage ou coureurs, mais alors
là, merci bien, elle a testé en son temps et n’éprouve plus aucune envie de
pratiquer, ne serait-ce que pour garder la foi comme on l’a si souvent platement enjointe.

En bref, l’année écoulée a été une année blanche, une sorte de crise dans la
crise qui, elle, ne s’intéresse qu’au pouvoir d’achat des gens (pas encore
entendu sur les ondes de reportage sur ces gens non seulement menacés par la
crise mais bouffant leurs nouilles tout seuls). Du coup, immanquablement, le
grand-amour-pour-toujours-mais-parti-à-jamais est ressorti du bois comme l’exhibitionniste
jaillit du bosquet. Un type avec qui elle a vécu quatre ans, qui présentait
tous les gages de la certitude quasi à vie, au point que j’étais partie pour
rester l’ultime Robinson sur son île, car à cette époque, c’était moi
l’éternelle célibataire de service, j’étais juste plus jeune et déjà employée
de bureau. Seulement le type un jour a fait une crise, et lui a servi le mic-mac,
on va se séparer le temps que je réfléchisse un peu car ça va trop vite, et il
a si bien réfléchit qu’il en a conclut qu’elle était trop bien pour lui et
qu’il ne la rendrait jamais heureuse, tout ça dit en sanglotant avec un pied
déjà dehors. J’espère qu’il y a une justice sur terre et qu’à ces heures, il
mange lui aussi ses nouilles tout seul mais j’en doute car un homme seul même
pas forcément croquignolet ne reste jamais seul, parole de feue célibataire.

J’ai essayé de la dériver de cet amour qui était sans nul
doute un vrai un sincère mais qui n’est plus, ça c’est sûr. Sur ce, Zébulon a
poussé son cri de guerre et nous avons été le chercher. Soledad a semblé
heureuse de le voir, elle s’est chargé de l’habiller, de lui donner à goûter,
mais je me suis rappelé l’état trouble dans lequel la vision d’un petit enfant vous
jette quand vous semblez devoir en être privé à vie. Quand on est seule, et qu’on
veut un mioche, il faut surtout, surtout consommer de l’enfant à petites très
petites doses… . Et je me suis dit que Soledad ne faisait pas semblant de
s’occuper avec joie de Zébu qui lui cornait dans les oreilles des ‘rgarde
‘rgarde, mais qu’elle prenait malgré elle des provisions pour nourrir ce soir
sa non muse à elle, qui s’appelle solitude. 
Nous sommes parties marcher avec Zébulon, ligoté dans sa poussette, et
je me suis dit qu’on allait exceptionnellement renoncer à la guerre ethnique du
square pour profiter du parc en adultes qui se promènent, Zébulon se
défoulerait ce soir à la maison, il y avait urgence.

J’ai voulu demander à Soldedad ce qu’elle comptait faire
pour les vacances, mais je me suis rappelé à temps que les vacances, quand on
est seule, c’est parfois pire que le boulot. J’ai voulu lui demander des
nouvelles de Jamais bien aimée mais je me suis rappelé que Jamais bien aimée
venait de pondre et que Tout le temps toute seule venait de se caser et que Jamais
seule depuis la puberté venait d’entamer sa troisième grossesse et que Toujours
en rade venait de… Je me suis tu et nous avons donc marché en silence, comme
des pénitentes. Je l’ai raccompagnée piteusement au métro, elle allait se faire
un cinoche, seule, car Juju, avec qui elle allait encore il y a peu au cinéma,
était partie en week-end avec un qui promettait enfin bien. Je lui aurais bien
répété mon mantra unique et favori dans cette situation là, si j’ai réussi à
trouver l’amour, alors toi aussi tu peux, mais j’ai senti que ce serait comme
lourdinguesque.

Le soir, j’y pensais encore et encore, partagée entre
l’empathie pour sa souffrance que j’avais si bien connue, et un affreux et lâche
soulagement de ne plus la partager, au point que la reprise du boulot dans un
mois ne me paraissait plus si dramatique que cela. Je me suis couchée le cœur
lourd, comme une qui a trop mangé. Et là, en pleine nuit, j’ai fait le cauchemar de ma vie. J’ai rêvé que
j’étais à nouveau seule. Je n’avais jamais eu de A ni de Zébulon, toute cette
année et demie loin du bureau était un rêve, congé parental ahah faites moi
rire, je n’avais jamais quitté mon poste, face à la fenêtre, devant laquelle je
me tenais présentement, les yeux dans le vague réfléchissant à ce que je
pourrais bien faire pour mes vacances et qu’est-ce que j’allais bien pouvoir
écrire qui change de mes habituelles histoires de pauvres filles seules. Je
voyais ma vie étalée devant moi, comme une langue de grand-mère, longue et grise,
et je ressentais tout pleinement cette phrase d’Annie Ernaux, empruntée à une
toute autre situation, une vie ? cela me semble bien plutôt une lente
marche vers la mort.

Je me suis réveillée au matin, en entendant avec bonheur
Zébulon brailler dans sa chambre et A râler que je me bouge le cul car il était
à la bourre. J’avais échappé, du moins à l’heure actuelle, à la robinsonitude
absolue et cela me semblait ce matin là un peu comme être épargnée par le crabe ou l’Alzheimer prématuré.

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