La femme seule sans prince charmant



Pour paraphraser Marcel, je
dirais que longtemps je me suis couchée seule.

C’est à la mi-trentaine, sans
doute grâce à un pèlerinage effectué à Lourdes et offert en désespoir de cause par
ma grand-mère, Baka Rakjia, que j’ai rencontré miraculeusement A qui est devenu
depuis le père de Zébulon. Il faut dire qu’elle avait mis le paquet,
messes blanches, messes noires, ex voto, cierges, une partie du tout ayant
certes été détournée pour exorciser sa peur de mourir du crabe (baba approche
des 100 ans, je pense que le crabe ira voir ailleurs, ses cellules devant se
multiplier à la vitesse d’un escargot buveur de lexomil).

Je dois bien avouer que je ne
fanfaronne pas. J’estime faire partie des rescapées. J’estime vraiment avoir fait l’objet d’un miracle.
Je ne sous-entends pas que Dieu, du haut de ses nuages, m’a magnanimement choisie,
moi, pour éviter que je vieillisse seule avec ma paire d’ovaires flétrie. Non,
j’estime juste avoir eu de la chance parce que la rencontre et l’amour sont
choses difficiles car, ainsi que l’écrivait Rilke, «  L’amour d’un être
humain pour un autre, c’est peut être l’épreuve la plus difficile pour chacun
de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-mêmes ; l’œuvre suprême
dont toutes les autres ne sont que les préparations ».

En tout état de cause, l’amour
qui nait et se développe est fragile, fragile comme l’enfant qui viendra
(peut-être) après. Et avant cela, la rencontre, the famous one, celle qui vous donnera enfin l’amour, est chose aussi
ardue qu’hasardeuse. Je suppose qu'avant, du temps des aïeux, la difficulté devait
être masquée par le fait qu’on choisissait pour vous, au point que j’ai pu en
arriver, dans les moments de grande débâcle intérieure, à regretter d’avoir
raté cette époque bénie où l’on vous emmenait chez le bottier pour choisir à
votre place votre botte.

Quoiqu’il en soit, je peux vous
dire aussi une chose : quand on a soupé du célibat pendant des années, au
point qu’on a cru que le gène du célibat existait, que l’on en était malade et
malade à vie, on ne l’oublie jamais.
On peut même se réveiller en nage au milieu de la nuit en tâtant fébrilement la
couette à ses côtés pour s’assurer que non, décidément non, on n’est plus seule.
Et les jours de grand cafard sur ma vie mon œuvre, alors que l’heure de la
reprise se rapproche avec sa faux, il suffit que je m’imagine par exemple,
rentrer seule d’un week-end familial à la campagne rempli jusqu’aux faîts des
arbres d’enfants et de couples pour qu’aussitôt, je me sente rassérénée et
comme soulagée d’un grand poids.

Bon, ok, j’exagère, tout n’était
pas si noir, il y a eu de bons, voire de très bons moments, mais c’était malgré le célibat et surtout, passés les
30 ans, c’était le cœur du problème, tout le reste n’était que divertissement,
comme dirait l’autre.

Je sens déjà que j’en blesse ou
que j’en énerve certaines car le sujet est délicat. En effet, certaines
revendiquent avec orgueil et satisfaction leur situation de célibataire et
n’ont que mépris pour celles qui s’en désespèrent. On peut raisonnablement
supposer que celles qui en tirent orgueil et satisfaction ne vivent pas
complètement seules, c'est-à-dire ont des aventures, sinon, on a à faire à des
abstinentes militantes ou à des mystiques, ce qui n’entre pas dans le cadre de
cette analyse du célibat, causes objectives et raisons subjectives, que nous
avons si souvent pratiquée avec Soledad, et qui ne s’intéresse qu’aux filles
ordinaires (large spectre d’étude allant de la belle fille seule, intelligente
et professionnellement épanouie au boudin de boudinerie normale et épanoui en
passant par le boudin sans travail sans omettre le boudin qui fait carrière, la
belle un tantinet cruche ou bien la jolie pépette au chômage).

Avec Soledad, on s’est souvent
demandé pourquoi, en dehors de tout critère objectif (la beauté notamment), il y avait celles qui n’étaient jamais seules ou presque, et celles
qui ramaient. Prenez la Parfaite. A 14 ans, elle démarrait la carrière, à 18,
elle était quasiment mariée, à 23, elle rompait car elle se sentait trop tôt
casée, à 25 ans, après s’être « bien amusée » (ses propres mots
prononcés sur un ton gourmand et mystérieux qui m’a toujours hérissé le duvet),
elle rencontrait son jules final, qu’elle épousait à 28 ans après nous avoir
fait le coup des fiançailles et je vous le donne en mille, un an après, pof,
naissait son premier grumeau. Je précise que la Parfaite est bien entendu une
jolie fille mais bon, des jolies filles seules, tout le temps seules, il y en
a, c’est même le cas de Soledad. Comme heureusement, il y a aussi des gros
boudins laids casés depuis la nuit des temps car de ce point de vue là, dans l’injustice
de la condition amoureuse, il règne une justice qui fait que ce ne sont pas
forcément les plus aimables qui sont les plus aimées.

Bastille dirait que cette
linéarité est à gerber, et que c’est une façon bien conventionnelle d’envisager
sa vie et ses amours. Je suis d’accord avec elle, c’est extrêmement
conventionnel surtout le coup des fiançailles qui m’a donné envie de briser
toutes les vitrines de bijouterie rencontrées sur mon passage alors que je me
rendais assister à l’Evènement. Mais se retrouver seule à presque 40 ans ne me
semble pas, non plus, être une vie placée sous le signe de l’amour et que
franchement, à choisir, mieux vaut un itinéraire à la Parfaite que des années
d’existence ou monacale ou chaotique, surtout si la fin est comme le commencement,
à savoir sans âme qui vive à ses côtés.

Bref, rongée par cette fin de
dimanche avortée où j’ai vu ma Soledad repartir se faire une toile seule (cf la
Robinsonitude absolue), avant que de rentrer se coucher seule de même (à moins
que le cinéma ait-été ce soir là pour elle the place to be) et de rempiler pour
une sainte semaine folle, je lui ai passé un coup de fil en affectant d’avoir
oublié de lui demander une information absolument cruciale relative à une
exposition (sachant que depuis l’avènement Zébulon je n’y vais plus, sachant
qu’avant, je n’y allais pas non plus).

         
Tu as une drôle de voix, elle m’a fait, quelque
chose ne va pas ?

         
Euh non…

 J’ai nié, tout en réalisant
qu’effectivement, je prenais souvent pour lui parler un ton plein de précaution.
Comme si effectivement, elle était malade. C’est sans doute encore une sorte de
Cléa Culpa des amours qui me vaut ça, plus le fait que lors de mon grand
célibat à moi, j’ai parfois pu trouver que certains gens heureux (aimés) ne
faisaient nullement, véritablement, attention à moi, au point de s'étonner benoîtement qu'on puisse ne pas toujours avoir la frite quand on boit seule sa soupe et  son pinard., jours ouvrables comme jours fériés. On a discuté un peu le coup, je lui ai
posé ma question culturelle (est-ce que la rétrospective tagada chevaux au vent
vaut le coup, ce qui l’a étonnée car je n’ai jamais montré le moindre intérêt
pour Tagada cehvaux au vent de façon particulière ni pour la peinture de façon générale) puis
je lui ai demandé des nouvelles de sa santé (son célibat quoi) car j’estime
qu’il faut parler de Tout entre amies.

         
Rien.

         
Rien bien ou rien pas bien ?

         
Rien.

         
Rien de rien ?

         
Strictement rien.

         
En vue… rien ?

         
Rien.

         
Et ce jeune chargé de mission détaché par le
Ministère pour tenir les kakémonos ?

         
Oh rien.

         
Vraiment rien ?

         
Ah ça oui! super rien !

         
Pourquoi super rien ?

         
Parce que rien… rien tout… rien au physique,
rien dans la tête… le rien absolu quoi.

         
Ah.

Vous admettrez que non seulement
la situation, mais la conversation paraissait bouchée. Impossible même de trouver
un truc à dire du style, pas de nouvelle, bonne nouvelle, ce genre de platitude
qui peut vous sauver une palabre avec une qui attend des résultats pour son crabe
hypothétique.

         
Tu ne vas pas me dire toi aussi que je fais ma
difficile non ? A grogné Soledad.

         
Ben non, si y a rien, y a rien.

         
J’en ai ma claque du rien, Marie tu sais, il ne
passe jamais rien dans ma vie… ta baka pourrait pas m’emmener en
pèlerinage ?

         
Mais tu ne crois ni en Dieu ni en la vierge et
son fiston !

         
Toi non plus, tu n’y crois pas !

         
Oui mais moi, c’était ma baka, ça a dû aider.

         
Pistonnée va… ça doit être ton sang royal…

A dit Soledad, mais en pouffant.
Elle n’était donc pas fâchée. Du coup, pour la millionième fois, on a repris la
même analyse de la situation, le célibat de longue durée, comme deux potaches
qui sans cesse retriturent le même texte pour en restituer un commentaire en 3
parties qui tienne la route.

         
Pourquoi on ne rencontre pas ?

         
Comment faire pour rencontrer ?

         
Comment faire pour que ça marche ?

Le problème avec le célibat
installé c’est que quoique vous fassiez, vous êtes coupable. Si vous plaisez beaucoup, vous plaisez trop, vous semblez
vous offrir à tous et donc à personne, et si vous ne plaisez pas, ah ben là
c’est normal que vous soyez seule, et en même temps, on doit forcément bien
plaire au moins à une personne sur terre, et donc, si vous ne plaisez à
personne, c’est que vous ne le voulez pas. De même, si vous sautez sur le premier
mec venu, et que le premier mec venu se casse au bout de la quinzaine, c’est de
votre faute, vous lui avez fait peur, et si vous prenez votre temps,
c'est-à-dire si vous évaluez vos chances de lui plaire et qu’il vous plaise,
vous êtes trop lente, vous cassez le processus qui pourrait faire surgir le
sentiment, vous raisonnez au lieu de sentir, vos préjugés vous gouvernent,
bref, vous méritez bien d’être tout le temps seule, pauvre conne va.

Et si vous êtes tout le temps
seule, à force, même si vous avez bien des qualités sociables voire physiques,
on finit par considérer que c’est parce que, au fond, vous voulez rester seule.
Ah cette satisfaction des gens casés lorsqu’ils lâchent : au fond,
Zébulette… elle préfère rester seule. Rien que d’y repenser, j’ai envie de
retourner chercher ma winchester que j’ai emballée à la cave.

Car là, on touche à la névrose,
car qui veut rencontrer l’âme sœur et fait tout pour ne pas y arriver, ne
saurait point être tenu pour responsable de ce qui relève de son inconscient
(quoique, peut-être, en cette époque d’excitation judiciaire, comme pour les
malades mentaux devenant criminels responsables, on pourrait relever une responsabilité
individuelle et criminelle du célibataire ?). De toute façon, toute personne qui reste longtemps seule,
n’échappe pas à la névrose, même superficielle, à moins que d’être très très
sûre de soi. Impossible de ne pas se remettre en question, et il faut bien avouer que moins on rencontre, moins on rencontre.

          
Je devrais me forcer à sortir plus souvent le
soir, a dit par exemple Soledad.

         
Sûr… j’ai admis prudemment.

         
C’est donc de ma faute! a aussitôt couiné Soledad, je
bosse trop, du coup je ne fais que ça, je suis trop fatiguée pour sortir et je
ne rencontre personne.

         
Meuh non ! J’ai ardemment protesté. Ça
n’est pas aussi facile que ça. Regarde moi, j’avais un boulot de
pointeuse, je pouvais sortir et je ne rencontrais jamais personne !

         
Mais tu as
rencontré quelqu’un !

         
Oui mais en vacances.

         
Je devrais partir seule en vacances c’est
ça ?

         
Disons… tu devrais peut-être te forcer à ne pas
partir qu’avec ton groupe d’amis
habituel… ou ta frangine certes célibataire et sympa mais bon… tu devrais
tester un truc de groupe… organisé.

         
Mais quoi ? La rando, c’est du gynécée en
mouvement, le yoga, du gynécée en méditation, le chant, du gynécée en transe… je
vais pas faire du kart quand même ?

         
De la varappe peut-être ?

         
J’ai le vertige…

         
De la voile ?

         
Mais tu m’as dit toi-même que sur ton bateau, la
fois où tu en as fait, il y avait 4 filles, le mono et une petite chose
carencée qu’il fallait bien considérer comme un mâle… le mono a même failli
sauter en pleine mer d’ailleurs tellement vous lui mettiez la
pression !

         
J’ai pas eu de bol, c’est tout. Essaye de partir
en rando 5 étoiles en haute montagne, là y aura que des gars…

         
Ohlala tu parles de vacances… je bosse 12 heures
par jour, j’ai vraiment besoin de me
reposer, pas de marcher 12 heures par jour et d'en dormir 4 parmi des pieds sales
et des ronflements !

 A ce stade, une fille qui
n’aurait jamais connu le célibat aurait déjà raccroché en se disant que la
malade ne voulait pas guérir. Mais j’ai tenu bon, car au fond, tout ce que
disait Soledad était vrai. Vrai le
fait que l’on ne peut à la fois bosser et gadailler, vrai le fait qu’on ait
envie d’avoir de vraies vacances, c'est-à-dire de celles qui reposent. Il est
un âge où on est plus fait pour ça, le célibat. On est fait pour une vie un peu
plus confortable, ou alors agitée, mais avec quelqu’un. En tout cas, pas avec cette espèce
de couteau sous le myocarde, trouve quelqu’un, vite, dans 4 ans, tu es
stérile !

J’ai répété mon mantra magique,
si c’est arrivé à moi, ça t’arrivera forcément à toi, je lui ai suggéré de
trouver au moins une activité extérieure en semaine ou le week-end, et à bout
d’arguments, de retourner voir sa psy inutile il va de soi (c’est pas par elle
qu’elle va rencontrer) mais qui au moins évite les sorties de route et les
tentatives inutiles d’auto-sabordation profonde.

 Pour finir, c’est Zébulon qui a
décidé que ça suffisait. Il a tiré son manteau du clou, et me l’a jeté sur
les genoux avec sa paire de grolles en poussant des cris en direction de la
porte. Il voulait peut-être aller draguer au square, terrorisé par ce potentiel
et terrible avenir de solitaire qui l’attendait ? Je suis donc sortie me cogner
un square sous un ciel gris, plein de vent et de pluie en suspension, cependant si (lâchement) soulagée de ne plus être ça, une Robinson de longue
durée, que je fredonnais sous la pluie qui commençait à tomber, tout ça sous les regards gênés (la folie n'épargne même pas la bobote) des autres mères du lieu qui, sans doute accouplées à vie dès l'âge de 25 ans, ne savaient plus goûter la joie simple et pleine d'avoir un jules et des lardons. 

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