La Parfaite et la femme sans qualités



J’en parle souvent, j’ai une
(fausse) sœur qui s’appelle la Parfaite. Cette intruse a été adoptée sur le
tard par mes vieux, et s’ils me conservent tout leur amour engendré par une
quarantaine d’années d’élevage sans oublier l’aspect chair de leur chair, ils
aiment également de tout leur cœur la Parfaite qui non seulement est leur
fille-sur-le-tard mais est véritablement
parfaite. Que le premier ou la première qui m’assure que la perfection ne
permet pas l’affection véritable, accepte de prendre en retour un coup de ma
winchester qui, remisée à la cave, peut tout à fait être remontée dans la
minute. Si on aime tous ses enfants, parfaits et ratés (ou juste imparfaits),
on en est pas moins humain et on préfère l’or au laiton. La Parfaite brille
comme l’or, je suis le laiton de la farce. Si.

Ce matin, ma propre mère, venue
constater les progrès de Zébulon (peut-être craint-elle qu’il ne tienne de sa
mère ?), m’a demandé d’un ton gêné, en affectant de caresser du torchon un
verre super sec « si je comptais vraiment continuer à écrire en
travaillant à temps partiel et donc à végéter dans ma fonction de sans grade au
service de l’inutile ». Bon, j’étale, elle n’a pas fait une si belle
phrase, elle m’a juste demandé si je comptais chercher un autre boulot, le
reste découlant naturellement de cette question.

         
J’ai des projets, ai-je répondu en noyant le
poisson.

         
Quoi ? M’a-t-elle aussitôt demandé.

         
Passer un concours, peut-être…

         
Un concours ?! Mais tu es bien trop
vieille !

         
En interne non, c’est jusqu’à 85 ans maintenant…
tu sais, avec l’âge de la retraite qui recule…

         
Et quel concours ? On est en train
d’abattre tous les fonctionnaires !

         
Eh bien… je verrais…

         
Mais le temps file Mimi (mon surnom d’amour) !
Dans dix ans, tu changes de décennie, et cette décennie là c’est la décennie de
la fin ! La pente ! L’ultime !

Ma mère, la grande Simone, a
toujours travaillé d’arrache-pied. Elle a même créée une école de pensée, la
libération de la femme par le travail, et donc en ce sens, je comprends que
voir son enfant vasouiller en en étant toujours au brouillon de sa vie à
quarante années sonnées la panique. Mais là encore, doigt de Zébulon brûlé ou
but dans la vie, la panique ça ne sert à rien. Je me suis donc mis (par la
pensée) un gant d’eau froide sur le front, en la priant avec diplomatie de bien
vouloir bêcher ses œuvres et de me laisser horticuler les miennes. Mais au fond
de moi, je n’étais du tout gant d’eau froide sur le front car de fait, je
panique. Je panique parfois follement devant le temps qui passe, file et ne
revient pas, panique augmentée par le fait que l’heure de la reprise s'apprête
à sonner, ce qui signifie encore moins de temps pour écrire.

Il me semble ainsi qu’il ne me
reste que quelques années pour réussir à écrire le roman du siècle, voire à
poursuivre ensuite quelque chose qui ressemble à une œuvre, tout en faisant cet
autre chose de vraiment utile pour
l’humanité, qui me placera à mi-chemin entre l’abbé Pierre et Nancy Huston (ou
n’importe quelle écrivain de talent) tout en quittant par ailleurs l’Ile de France,
cette prison de béton et de pollution, pour une place au vert, si possible
tirant sur le bleu lavande (ah la Provence, ah ma Marseille chérie…), sans
oublier de pondre un frère ou une sœur au petit père (sachant que là, le
facteur temps est vraiment impondérable) tout ça avant que l’âge, le crabe ou la maladie
orpheline ne s’abatte sur moi. Devant tout ce pain sur la planche qui n’en est
pas vraiment un puisqu’entre ce que je ne maîtrise pas (Zébulon II), ce que je
n’arrive pas (écrire) et ce qui m’est imposé faute de savoir quoi faire d’autre
(le travail), j’ai parfois une sensation d’asphyxie. C’est pour dire, j’en
viens même à regretter viscéralement de ne pas être une ingénieure des Ponts et
Chaussées, ou une spécialiste en cybernétique, un truc basique mais supérieur,
concret et qui plus est porteur.

         
Je ne veux pas courir Maman, j’ai préféré
répondre dignement, je ne veux pas courir inutilement, sans but… autour de moi,
je ne vois plus que des gens pressurés, et pressurés par des choses qui n’ont
aucun sens, aucune légitimité à exercer la moindre pression sur une vie
humaine… si ce n’est que ça sert la carrière de la tranche supérieure… ou alors
ses intérêts purement intéressés…

         
Tu penses à qui ? A demandé la grande
Simone qui essayait de voir si Zébulon, enfin, à un an et des queues, savait
reconnaître les lettres de son prénom. Donne moi des prénoms !

         
Oh… je pense à des amis… à Soledad, qui bosse
dans la com, à Zézette, qui est inspectrice des impôts, à…

         
Mais toi ? toi ! Quel est ton but !
Qui te pressurise ? Qui quoi où ?

La grande Simone, ma mère donc,
peut parfois faire penser à un adjudant. On ne nait pas femme, on le devient,
me déclarait-elle tous les jours au petit déj avant de filer prêcher sa bonne
parole dans des conférences inter-planétaires, et je me suis toujours demandé
de qui elle parlait. Plus exactement, si elle parlait d’elle, si elle
considérait qu’elle, elle était devenue femme, après s’être ingénié à se cacher
la beauté sous un foulard, après  avoir
dissimulé sa grossesse en traitant toutes les parturientes de sous-vaches et
m’avoir élevée conformément à ce mantra (on ne nait pas…), afin que je sois tout
à la fois fière et honteuse d’être ça, une fille.

Il faut bien reconnaître à ma
mère qu’elle s’est battue, au contraire de moi. Sa mère l’aurait plutôt vue en
potiche d’agrément, son père lui trouvait du cerveau mais n’était pas suffisamment
moderniste pour accepter que Simone use ses bas sur les bancs de la fac
(ce qu’elle a fait pourtant). Elle a toujours travaillé, toute sa vie, et s’est
toujours battue pour que les femmes l’aient à vie aussi ce droit. J’essaye parfois
de lui faire comprendre qu’à notre époque, la libération de la femme, tout comme
celle de l’homme, ne passe plus forcément par le marché du travail. D’abord
parce que le travail est devenu (ou redevenu) pour beaucoup les mines de sel de Zola,
l’aliénation selon Marx et ses disciples, etc etc ensuite parce que travailler
doit avoir un sens et que souvent, et surtout,
de sens, il n’y en a plus. Il n’y en a plus, quand avant, même dans certains
boulots ingrats, il pouvait y en avoir un. Il suffit d’entendre régulièrement ces
témoignages d’anciens ouvriers, fiers d’avoir travaillé toute une vie dans la
même boîte, au point que leurs fils ont suivi la carrière, on n’imagine pas de
nos jours une caissière de Carrefour ou Auchan déclarer cette même flamme à son
travail. Et ce manque de sens n’épargne certainement pas les métiers hautement
qualifiés.

Concernant le sort plus
particulier des femmes, qui longtemps ont été interdites d’emploi, ou alors non
rémunéré (je pense à toutes ces femmes au foyer qui ont cuisiné, nénetté et
élevé jour et nuit leurs chiards sans la moindre petite prime), il se trouve
que certaines d’entre elles, y compris parmi celles qui ont des bac + 12 long
comme le bras et qui sont entrées dans la carrière, préfèrent consacrer
quelques années de leur vie à cette ou ces petites vies qu’elles ont déposées
sur la Planète, et sans que cela n’ait rien à voir avec une quelconque
aliénation ou panne neuronale. Juste parce que, pour elles, cela a plus de sens.

         
Finalement, a lâché alors la grande Simone comme
si elle rendait les armes, je n’aurais pas dû t’empêcher de faire ces études
d’ingénieure… à cette heure, tu serais en train de plancher sur un appel
d’offre ou inspecter une usine, au lieu que de parler dans ta cuisine à ta
vieille maman en train de sécher tes verres à moutarde alors qu’elle a ses
mémoires à finir d’écrire…

         
Mais maman, je n’ai jamais songé à faire ces
études là ! j’ai protesté. La question ne se posait même pas, j’étais
nulle en sciences !

         
Dans ce cas là… elle a articulé d’un ton de
celle qui pense en même temps et plutôt à autre chose, dans ce cas là… pourquoi
regrettes-tu si follement de ne pas avoir fait ça, ingénieur ?

         
Je ne regrette pas, maman, c’est une façon de
parler… pour dire que je regrette surtout de ne pas avoir un métier solide et
qui permette d'en vivre… un métier qui s’appuie sur du tangible et non pas sur du vent,
comme à peu près 85% des métiers actuels…

         
Mais ingénieur, c’est du vent maintenant !
Ils sont derrière des machines, ils ne voient plus la réalité que derrière des
écrans ! J’ai toujours exécré les ingénieurs mais là, mon exécration ne
connaît plus de bornes ! heureusement, heureusement qu’en plus, tu n’es pas ça, ingénieure !

Un silence, juste troublé par les
bruits de bouche de Zébulon qui jouait avec ses petites voitures a accueilli
cette semonce, qui m’a fait penser à l’obligation d’épouser son cousin ou à
l’interdiction de danser nue sans son voile dans certaines cultures.

         
Quand je pense à ta sœur… Marie-Camille… est-ce
parce que c’est la cadette ? On ne l’arrête plus… en plus de son job dans
le marketing éditorial, elle s’est lancé dans la rédaction d’un roman fleuve… sans
oublier son engagement auprès de l’association humanitaire qu’elle a créée et…

         
Qui trop étreint, mal embrasse… j’ai marmonné.

         
Tu veux que je demande à ta sœur de revoir ton
CV avec toi ? A tenté ma brave maman, qui en tant que grande Simone fait
peur aux masses, mais peut se faire toute petite pour faire avancer l’entreprise
familiale.

         
Marie-Camille n’est pas sœur ! J’ai glapi.

         
Mimi… elle a temporisé. A ton âge franchement,
être encore jalouse de ta petite sœur…

Là aussi, j’ai renoncé à lui
rétorquer que me coller une cadette à l’âge mûr pouvait expliquer le fait que j’ai
un peu de mal avec la sororité spontanée. Puis lag rande Simone m’a quittée pour
aller relire ses œuvres et je suis sortie avec Zébulon retrouver au square la masse
de toutes ces femmes inutiles qui croyaient benoîtement que rien qu’en naissant, ça y était, elles
seraient ça, des femmes.  

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