Evaporation

Mardi, le lendemain de la journée donnée aux vieux, il faisait si beau, un ciel bleu magnifique, digne de la Provence, que cela rendait encore plus stupide la station assise de l’employé de bureau. Est-ce le beau temps ? Le petit vent frais qui coulait entre l’espagnolette ? Une impression de vacances flottait dans tout le bureau. Puis j’ai senti soudain un grand coup de vent derrière mon dos et j’ai vu un homme masqué, habillé de noir, traverser à toutes jambes la pièce pour entrer dans le bureau de super Nana… et en repartir avec super Nana sur son dos, tout ça alors que je collais copiais mes lignes de chiffres.

Pan, en plein sous notre nez à toutes, l’aînée, la cadette et la benjamine. Une sorte de kidnapping par un type masqué qui n'avait pas un profil d'éditeur nécessiteux, spiderman, a dit la benjamine, batman, a prétendu la cadette, zorro, j’ai pour ma part considéré car cet homme masqué était plus de mon époque. Zorro a disparu quand les deux autres existent encore, alors j’ai eu comme une solidarité de classe vu que c'était moi la vieille ici.

Enlevée par Zorro un 2 juin au syndicat national du crime ès lettres. Alors qu’on avait donné notre lundi aux vieux et aux handicapés, même si ça n’a aucun rapport avec Zorro et les deux autres, tout de même, à quoi bon être bon?

En tout cas, avouons le, on n’a rien fait pour empêcher cet évènement de continuer de se produire. Vu que, ordre de super Nana qui stressait velu, je devais terminer mes tableaux de chiffres, la cadette devait écrire les textes qui les agrémenterait (on est quand même au syndicat du crime ès lettres), et la benjamine se débattait au téléphone avec un éditeur sournois qui prétendait connaître personnellement la cousine de la ministre de la culture. On nous l’a donc emportée sous nos yeux ébahis et affaiblis, juste un petit cri de notre part (super nana reviens !) tandis que super nana, je dois dire, ne criait pas.

Elle semblait même assez heureuse  de ce rapt, allant jusqu’à lever les pieds pour ne pas gêner la progression de son rapteur vers la sortie (dossiers en souffrance dépassant de leur meuble souffreteux). Elle nous a juste lancé avant de disparaître un, n’oubliez pas de me mettre en copie lorsque vous enverrez les fichiers à super SG, j’y tiens, je suis quand même la chef hein… et puis plus rien.

A l’accueil, guiguite le standardiste n’avait rien vu, il était occupé à changer l’eau des fleurs que chaque semaine une fan d’on ne sait qui (car qui peut bien parmi nous susciter une telle passion ?) fait parvenir au Syndicat. Dehors, aucune trace de super nana ni de super zorro ou je ne sais quoi. Au café, les stars du coin non plus n’avaient rien remarqué, hormis un auteur saoul qui s’était couché dans l’entrée du porche sans doute dans l’espoir de toucher la dot d’urgence (renseignement pris il s’agissait d’un accordéoniste rom qui faisait une pause).

            Tu crois qu’elle est finalement partie en pré-retraite ? m’a demandé d’un ton anxieux la benjamine qui commençait à s’y attacher, forcément, c’est de son âge.

          Je ne crois pas que ça marche comme ça… j’ai fait d’un ton que je voulais certain vu que c’était moi l’aînée.

Est-on enlevée en pré-retraite ? Non, je vois plutôt quelque chose de plus formel, des papiers à remplir, des trimestres à prouver, un pot de départ avec un discours et un cadeau lourd et coûteux (vase en bronze par exemple).

          Tu crois que ça a un rapport avec la disparition de l’avion Brésil-France ? M’a à son tour questionnée la cadette.

          Alors là, je ne vois pas le rapport… j’ai grommelé car tout ceci me mettait en retard (à croire que j’avais déjà attrapé le malaise de la civilisation métropolitaine qui râle quand un candidat au suicide a jeté son dévolu pile sur sa rame).

          Ben ça pourrait être une sorte de trou noir… a précisé la cadette, comme celui au dessus de l’océan atlantique et dans lequel l’avion a visiblement disparu… pot au noir, ou poteau noir ça s’appelle…

Trou noir. Là j’ai un trou. Je crois que j’ai décidé d’aller prévenir les autorités compétentes. Qui n’étaient plus compétentes. Enlevées de même.  Plus exactement, évaporées pour cause d’esprit de Pentecôte. Je me suis alors demandé si j’allais aller trouver les flics dans cette maison désertée par ses huiles. Bonjour messieurs les agents (gare à la politesse), ma chef a été enlevée sous mes yeux par un homme masqué, genre Zorro vous voyez ? Par ailleurs, je ne sais pas si ça a un lien mais mes deux autres supérieurs hiérarchiques sont montés aux cieux, évaporation de la Pentecôte, sans compter que le super Président a rendu son tablier pour aller jouer de la viole de gangue dans le métro. Ah je vous signale aussi que ma ministre supérieure, si elle a su éviter de prendre un Paris-Bruxelles, est en train d’activer tout son réseau pour ne pas finir sans chaise dans la partie de zik zik qui s’ouvre dimanche en 8.

Non, on ne m’aurait pas cru et par les temps qui courent, on m’aurait arrêtée pour outrage voire suspicion injurieuse à l'endroit de la fonction publique. Aussi j’ai préféré répondre ceci :

          Ecoutez les filles, on a rien vu d’ac ? Super nana n’est pas venue travailler aujourd’hui, on n’en sait pas plus. Allez zou au boulot, faut terminer le rapport d’activités sinon ça va encore barder !

Et je me suis replongée dans mes chiffres avec juste la sensation un peu trouble de non assistance à personne en danger, même si, je le répète encore, super Nana avait l’air plutôt très consentante rapport à son enlèvement, sans doute parce qu’elle en avait sa claque d’additionner depuis plus de 35 ans ses trimestres pour la retraite, au point que, tel un prisonnier de la Santé, elle biffait chaque jour travaillé et donc en moins sur un immense agenda de son invention courant jusqu’en 2015, calculant même chaque soir le nombre de jours, puis d’heures, puis de minutes lui restant jusqu’à la quille.

J’ai bien vu que la cadette et la benjamine me trouvaient sans cœur et même un peu fonctionnaire sur ce coup là, mais bon, elles n’ont pas insisté. J’étais l’aînée après tout, une fausse aînée, une aînée pas très responsable ni très compétente mais une aînée quand même. Peut-être que j’allais même prendre la place de la chef, hein qui sait ? 

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