–
Sais-tu, m’a demandé ce matin ma non muse, que l’homme,
l’éléphant, le chimpanzé et le dauphin sont les seules espèces animales qui se
reconnaissent en tant qu’individu dans un miroir, et qui éprouvent de
l’empathie pour leurs congénères ?
Nan, je savais pas. Peut-être que
du coup Hitler, Staline ou Milosevic ne se reconnaissaient pas dans leur miroir
de salle de bain hein qui sait ?
– Sais-tu, m’a-t-elle encore demandé, que des
individus qui n’éprouvent pas la douleur physique (anomalie génétique)
éprouvent globalement plus d’empathie à la douleur d’autrui ? Pour
parvenir à cela, ils doivent en effet faire preuve de plus de projection vis-à-vis d’autrui
donc de plus d’imagination. En gros, pour être humain, véritablement humain, il
faut avoir de l’imagination ! C’est fou non ?
Je me suis demandé où ma non muse
voulait en venir. Empathie. Est-ce qu’elle allait me demander de pouvoir rester encore un
peu plus à la maison, genre jusqu’à la fin du mois de juin, ce qui serait
ridicule comme requête étant donné qu’elle fait ce qu’elle veut, je n’ai aucun
pouvoir sur elle, et certainement pas celui de la mettre à la porte.
Allait-elle solliciter un morceau de mon salaire pour sa sœur Cléa Culpa qui
venait de se faire licencier de son usine à lait ou de sa grande surface, à
moins que ce ne soit de son usine de débitage intensif de boyaux de porc ?
–
Je me demande… a dit pensivement ma non muse, si
Marx et tous ceux qui ont essayé de donner à l’humanité une doctrine humaniste
destinée à la sortir de son inhumanité avaient plus d’imagination que… que
Sarkozy par exemple, ou bien Jean-Claude Trichet ? je pourrais dire aussi
François Pinault ou Marine Le Pen aussi… enfin tu m’as compris je suppose ?
C’était donc ça. Marx. On allait
encore me taxer en jouant sur ma culpabilité génétique et sociale de classe pour
permettre à Cléa Culpa et à sa morpione de mettre du beurre dans leurs
nouilles. Bien dressée (culpabilité génétique et de classe donc), bien que
soupirant (j’aime mes sous tout de même), j’avais déjà la main sur mon chéquier
quand ma non muse a ajouté :
–
En même temps, humanisme ne signifie pas
absolument empathie… je veux dire… je crois bien que Cléa m’a raconté
qu’Arlette La Guillerette qui profère pourtant bien des propos humanistes,
n’avait pas réagi lors de la fête de l’huma quand, pile devant elle, un enfant
de quatre ans s’était fait violemment gifler par son père cheminot cégétiste au
prétexte qu’il avait fait choir la merguez de son sandwich par terre… de même,
la foire d’empoigne de jeudi soir entre le catholique berrichon et l’écolo
soixante-huitard, deux individus professant une parole d’humanité pleine de
vertu, ne me semble pas être là la preuve d’une grande empathie…
Bon sang, mais qu’attendait donc
de moi la non muse ? Je venais de me farcir une semaine de chiffres,
sans compter le stress de l’enlèvement de super nana toujours non revendiqué (curieusement
sa famille n’avait même pas porté plainte à la Police), ce qui fait qu’on nous
promettait déjà un autre chef pour très bientôt, nouveau stress en perspective,
tout le monde semblant ainsi froidement persuadé que l’on ne reverrait jamais
super nana, au syndicat du crime ès lettres du moins. Bref, c’était vendredi, mon
jour de liberté, et je tentais d’écrire pendant que A aérait Zébulon dans les
allées du supermarché.
–
C’est étonnant tout ceci… a ajouté d’un ton
pensif ma non muse… je veux dire, ces propos d’humanité tenus par des individus
qui quoiqu’on fasse apparaîtront toujours moins humains de par leur fonction
que le médecin, l’infirmière ou même le boulanger (si ces derniers sont humains
ça va de soi). Je me demande de toute façon si on peut être véritablement
humain, donc empathique, quand on est un homme ou une femme politique… je ne
veux pas tomber dans le tous pourris mais bon, je n’y crois plus… non non, je
crois décidément que je n’irai pas voter dimanche…
Qu’est-ce qu’elle venait me tenir
la jambe avec les élections celle là ? Mon choix était fait et bien fait,
depuis des mois carrément, même que je venais d’apprendre en écoutant la radio
que la plupart des gens était en train de faire le même que moi. Comme quoi, à
chaque fois qu’on se croit original, la masse est toujours là pour vous
rattraper.
–
Prends Besancenot par exemple, a repris ma non
muse qui m’avait suivie dans la chambre de Zébulon où je m’étais subrepticement
réfugiée avec l’ordinateur portable, tu vois le type, jeune, plein d’idéaux
humanistes… d’ailleurs Cléa me fait la gueule car elle va voter pour lui et
elle me soupçonne de lui préférer sa vieille rivale Arlette (qui d’ailleurs
n’est plus)… bon ben ce type, à force, je le trouve presque inquiétant, je lui
rajoute une calvitie et une moustache, et je crois voir tonton Staline nous
remettre ça… j’ai même l’impression, à force, que plus les gens profèrent des
propos humanistes, moins ils sont véritablement, concrètement humains… un peu
comme quelqu’un qui ne parle que de fidélité et qui trompe sa femme tout le
temps… j’imagine presque Besancenot faire des mesquineries à sa femme au sujet de l’argent du
ménage…
Et Stéphane Hessel ? Et feue
Germaine Tillion ? Et… et tous ces hommes et femmes qui tiennent des
propos d’humanité et sont véritablement humains dans leurs faits et gestes,
t’en fais quoi ? je lui ai rétorqué silencieusement car je sais par
expérience qu’entamer une conversation avec ma non muse est se passer la corde
au cou automatiquement. Si je ne lui réponds pas, j’ai une chance pour qu’elle
s’en aille soliloquer ailleurs, avec A par exemple qui hélas rentre déjà des
courses avec un Zébulon qui pousse des hurlements de cochon corse sans doute
parce que A l’a empêché de se cacher sous les voitures du parking.
En soupirant, j’ai refermé le
portable en remettant de l’ordre dans les marionnettes du Zébu.
–
Tu voulais en venir où au fait ? J’ai
demandé à ma non muse.
–
Comment ça ?
–
Ben oui, image dans le miroir, empathie,
humanité, élections…
–
Oh ça… ? elle m’a fait d’un ton distrait.
Nulle part en particulier… t’as réussi à écrire au fait ? Non ? Rien
du tout ? Ben qu’est-ce que tu as fichu pendant que je méditais ? Tu
m’écoutais ?! Mais fallait pas faire attention ! Tu sais bien que je
pense toujours à voix haute, ça me fluidifie l’entendement !
Excuse-moi ! Je suis navrée !
Etc, etc. Voilà où elle voulait
en venir. M’empêcher d’écrire Mon texte du vendredi. En voilà une qui certes se
reconnaissait dans le miroir mais devait par ailleurs bénéficier d’un seuil
élevé de sensibilité à la douleur empêchant toute projection un tant soit peu
empathique envers autrui et sa douleur.
Je m’étais encore une fois bien
faite avoir.