Michaël Pan


Journée chaude, j'ai emmené Zébulon sous un soleil de plomb
au square près de chez la grande Simone. Déjà, on m'a arrêtée deux fois dans
l'allée écrasée de soleil pour me signifier ma grande inconscience de laisser
ainsi mon fils tête nue (malgré sa toison abondante). La deuxième fois, sans
mot dire, j'ai enfoncé sur sa tête la casquette, qu'il a aussitôt jetée au sol.
J'ai eu un geste, vous voyez ?, et la personne, une vieille chnoque à
caniche nain, m'a juste répondu, dans ces cas là, ne sortez pas. Je lui aurais
bien répliqué qu'à ce compte là, son chien n'avait ni poils ni bob et que cela
ne l'empêchait pas de venir lâcher ses étrons sous le cagnat mais j'ai préféré
filer. 

Arrivé au bac à sable, Zébulon a de suite avisé cet objet
qui n'existe pas dans les squares de Montreuil, à savoir la fontaine de bronze
vert sur le bouton de laquelle on pousse pour faire jaillir un jet d'eau
carabiné en plein sur les chaussures et le pantalon. Il s'est arrêté,
émerveillé. Des enfants venaient y prendre de l'eau dans leurs sceaux pour
ensuite construire de superbes châteaux de sable (le papa) ou faire de la
bouillassse à cœur joie (plutôt ça). A chaque fois, le même cri des mères, des
nounous, des grands-mères, parfois (mais plus rarement) des pères : 

–         
Barnabé, fais attention à tes pieds !
–         
Emma, si tu mouilles ta robe, tu vas voir !
–         
Mathieu, tu reviens immédiatement, tu es train
de te salir !
–         
Sofiane, non, non, tu ne joues pas dans la
gadoue !
–         
Arthur, tes chaussures !
–         
 Juliette,
tes socquettes !
–         
Hervé, tes pieds !

Etc. Le Zébulon s'est avancé, l'air radieux, vers la
fontaine. Les sandales bien dans l'eau, il a essayé d'appuyer sur le bouton,
trop dur, un enfant l'a fait et il a pris un coup de jet en plein sur le
falzar, puis il s'est laissé tomber d'un air ravi dans la gadoue. J'ai hésité.
Normalement, j'aurais dû l'en retirer en l'engueulant d'avoir ainsi sali ses
vêtements. Sauf qu'il ne l'avait pas fait exprès. Sauf que j'ai repensé à la
pub Petit bateau, des vêtements pour
pouvoir jouer dedans. Sauf que m'est revenue à l'esprit cette question de
métaphysique ordinaire d'un ami de A : ton enfant voit une belle flaque
d'eau, la maison n'est pas loin, il veut sauter dedans, s'il le fait, il sera
trempé, plein de boue, mais il en sera aussi tout heureux… tu fais quoi
alors ? Tu le laisses ou tu l'en empêches ?

Je le laisse. J'ai enlevé pantalon et sandalettes, et il a
pataugé en body jaune bientôt marron caca avec couche apparente et pieds de
même.

Les enfants ne tiraient plus l'eau pour leur sceau. Ils le
regardaient, médusés. Ils le montraient du doigt à leur nounou, mère,
grand-mère, regarde, le bébé, il est tout mouillé… lesquelles jetaient un
regard désapprobateur au Zébu puis sur moi, plantée comme une cloche avec les
vêtements du cochon dans les bras. Un père était agenouillé aux pieds de sa
petite fille d'environ 4 ans, il lui susurrait, bravo ma chérie, j'ai vu ta
maîtresse d'école, elle est très très contente de toi, tu as un SUPER bulletin
de notes, tu as TOUT fait TOUT bien, TOUT bien appris, tu vas passer en MOYENNE
SECTION, c'est merveilleux, c'est fantastique, oh que je suis fier… la petite
avait l'air gêné devant un tel enthousiasme dégoulinant (tu m'étonnes), et elle
a pointé du doigt mon Zébu en disant, Papa, regarde le bébé, il est tout sale.
Le père a jeté un regard agacé au Zébulon, un regard qui disait bien que le
Zébu ne passerait certainement pas dans la classe du dessus, qu'il serait même
bien plutôt viré du parc tiens. Ne fais pas attention ma chérie, il a juste
dit, c'est un garçon des rues, un petit rhom….

J'ai commencé à avoir des doutes. Faisais-je quelque chose
de mal en laissant le Zébu jouer au cochon dans la gadoue ? Il était
heureux comme tout, patouillant avec un bâtonnet dans l'eau, tapant du pied, et
il faisait si chaud… J'ai vaguement essayé de l'en retirer mais il a lancé la
sirène d'alarme, alerte, on m'empêche de mener ma vie !

A ce moment, un cri a retentit dans tout le jardin.

 –         
Il est MORT ! IL EST MORT ! OH MON
DIEU !!!

Tout le monde s'est arrêté de faire ce qu'il faisait. Le
père, de féliciter à grands coups de pots de miel sa fille, les enfants de
tirer l'eau pour leur sceau, les balançoires sont restées figées en l'air, les
derrières, bloqués sur le toboggan, les jardiniers ont suspendu leur binette et
les joggeurs, leur foulée. Seul Zébulon, trop épris de sa gadoue, a continué de
patouiller. Une jeune femme gisait, prostrée sur un banc, son portable pendant
à la main. Nul cadavre à ses côtés, il s'agissait sans doute d'un message…

Un gardien s'est approché et en lui posant une main
professionnelle sur l'épaule, il lui a demandé :

 –         
Tu as perdu ta maman… euh je veux dire, vous
avez appris une mauvaise nouvelle ?

 Tout le monde attendait, appâté.

 –         
C'est Michaël… Michaël Jackson… il est mort…

Il y a eu un long silence. Puis quelques cris. Quelques
sanglots. Les balançoires se sont remise à balancer, les derrières à descendre
les toboggans, les enfants avaient repris leurs jeux, mayekeul jaksson
quic'estçaconnaîtpas, ils étaient trop jeunes pour connaître cette pop star,
devenue morte vivante depuis une bonne décennie qui plus est.

–         
Ils
l'ont tué, a ensuite affirmé la dite jeune femme.

–         
Qui ça ? A demandé un gamin.

–         
Ils… eux… 
elle a balbutié.

–         
Mais qui eux ? S'est énervé le gosse.

–         
Tous… tous… elle a dit dans un souffle épuisé.

–         
Les créanciers, a précisé une femme habillée
comme une banquière.

–         
Les blancs, a ajouté le gardien de square,
martiniquais.

–         
Les médecins, a pour sa part affirmé une petite
vieille qui était en train de compulser un paquet d'ordonnances.

–         
Son père, a dit une mère.

–         
Sa mère, a protesté un père.

–         
La police, a dit un jeune à casquette.

–         
Le show biz, a argué un autre jeune, qui jouait
de la guitare sous les arcades.

–         
Son cœur, a repris doucement la jeune femme
éplorée.

–         
A qui est
cet enfant ?
A tonné à ce moment là une voix.

Un gardien se tenait près de la fontaine, mon Zébulon tout
boueux suspendu dans les airs, loin de son uniforme qu'il risquait de tâcher.
Des grosses gouttes d'eau dégoulinaient de sa couche, il avait l'air si sale
que j'aurais presque eu envie de m'enfuir. Les mères dignes (par opposition aux
indignes donc) me regardaient d'un air accusateur car tout le monde savait à
qui appartenait ce petit cochon à la fontaine.

 –         
C'est à moi, j'ai fait d'une voix faible, euh je
veux dire, c'est mon fils…

–         
Et que fait cet enfant seul près d'une
fontaine ? A tonné le gardien.

–         
Il joue, j'ai bêlé, il joue avec l'eau, et du
sable…

–         
Je le vois bien, a grincé l'uniforme, mais
est-il normal qu'un enfant de cet âge joue ainsi dans l'eau et la boue ?

–         
Si je puis me permettre, a dit un vieux monsieur
très bien mis, s'il ne joue pas ainsi à cet âge, je ne sais pas quand il le
fera… ce ne sera certainement pas au mien… ni même au vôtre, il a gloussé en
regardant le gardien.

Le gardien en est resté la bouche ouverte, le zébu toujours
pendu à un bras.

 –         
C'est vrai ça, a repris avec force la jeune
femme messagère de mort de pop star, regardez Michaël… on l'a privé de son
enfance, à l'âge de ce petit, il tenait déjà un micro au lieu de patauger dans
la boue, et regardez ce que ça a donné…

–         
Un pédophile ? A proposé une dame

–         
Un cardiaque ? A suggéré une autre.

–         
Un Michaël Pan ! A glapi avec force la
jeune femme. Enfant, il vivait comme un adulte et adulte, il ne cessait de
dire qu'il était un enfant, un petit Pan… alors laissez ce petit jouer dans la
boue ! C'est une question de vie ou de mort !

–         
Oui ! A repris avec force une autre mère.
Laissons-les tous se rouler dans la boue en ce jour de deuil pour
l'humanité !

–         
Et l'industrie du disque… a grincé le jeune à la
guitare.

–         
Vous croyez ? A demandé le gardien qui
avait l'air perdu. Je dis ça parce que dans le règlement des parcs et
jardins, il est écrit que…

–         
Au diable les règlements ! A fait le chœur
des mères. Tous à la boue !

Et Zébulon s'est retrouvé assailli par une nuée d'enfants, de
petites filles habillées de blanc priées de se rouler dans la boue, de garçons
en salopettes impeccables, poussés sous le jet par des mères désireuses de
sauver leur progéniture du destin de mort vivant de Michaël Pan.

J'ai décidé pour ma part que mon cochon pionnier avait eu sa
part, et je l'ai remporté malgré ses cris. Il avait suffisamment bien pataugé
pour échapper au destin de Michaël Pan, qui avait bercé ma prime jeunesse comme
tant d'autres mais que je croyais mort depuis plusieurs années maintenant. En tout cas, si je ressentais quelque chose à ce sujet, c'était plus une douce nostalgie, une envie de réécouter ses albums, de revoir son "moonwalk", que de me lacérer le torse de douleur en compagnie de ses fans parisiens qui devaient se rejoindre le soir pour une communion intense dans son souvenir.

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