Un sens à sa vie



Deux mois que j’ai retrouvé les joies du trottoir euh non je
plaisante, je veux dire les joies de la vie de bureau et de la femme tronc (une
moitié de la semaine au boulot, l’autre chez moi), et je peux vous dire qu’à la
fois ça passe vite et qu’à la fois ça se traîne. Quel drôle de phénomène… on
s’ennuie, on trouve le temps long ou quand il passe vite, on n’a ressenti
aucune passion dans la tâche effectuée, mais quoiqu’il en soit, la semaine a
filé comme pet sur toile ciré, et me voilà déjà jeudi midi trente où je retrouve l’autre partie du tronc,
celle de la femme non ouvrable.

Et ainsi de suite…

De fait, j’ai bien vite chu dans le train train tout à la
fois omnibus et TGV de la vie ordinaire où le matin me voit rentrer dans le
métro rempli de noyés comme dit l’autre pour en ressortir le soir (euh j’en
suis descendue tout de même entre temps pour bosser), la tête pleine d’eau,
parfaitement abrutie par une journée qui se sera passée à compter, énumérer,
copier, coller, chercher dans une liste le nom de l’intrus qui me vaut un total
faux.

A chaque fois que je pousse la porte du palace, et que
j’aperçois un tas de chaussettes au milieu du salon, ou les jouets du Zébu
soigneusement étalés du couloir à la chambre en passant par le séjour sans
oublier les légos qui parsèment la cuisine, j’ai une pensée émue pour madame
vivagel et je me dis, il ne faut pas hurler.

D’autant plus que le légo ne fait jamais que cacher la
forêt. Je veux dire que dans ma vie du moment, mon problème n’est pas un légo
qui traîne, une voiture abandonnée dans une de mes baskets ou même le tas de
chaussettes qui trône au milieu du séjour tel la pile de têtes que Gengis Khan
prenait bien soin de laisser symboliquement à l’entrée de chacune des villes
qu’il avait rasée.

Non, car je préfère mille paire de chaussettes étalées sur
le sol, des milliers de petites pièces de legos éparpillées dans tous les coins
et les recoins, qui me signifie la présence d’un homme adulte et d’un bébé, que
de pousser la porte sur un appartement impeccable, bien rangé, mais habité par
une seule mâne (la mienne). Le désordre m’agresse parce que ma journée ne m’a
rien apporté et le rien chez moi se traduit par une angoisse qui appelle un fol
besoin d’ordre (bon mais parfois, pas besoin d’être vidée pour trouver insupportable
un évier qui déborde, on est d’accord).

Mon problème n’est même pas vraiment un problème au fond. En
effet, au vu des temps de l’époque, de l’ambiance crisatique, du refrain la
cri-se la cri-se ponctué de l’énumération du nombre de chômeurs allant
croissant à rapprocher bientôt du nombre de candidats reçus au bac (scuzez moi
mon travail me déteint dessus), on ne peut pas considérer cela comme un
problème le fait d’avoir un travail normalement payé, à des horaires
respectables (à 17 h 30, ma citrouille se retransforme en métro), avec des gens
à peu près normaux, si ce n’est notre nouvelle supérieure hiérarchique comme
elle aime à nous le répéter (Bécasssine ne dit jamais « chef ») qui
parfois nous plombe un peu l’ambiance quand elle n’a pas trouvé ce qu’elle
cherchait en soldes (crotte de bique, cette superbe paire de mocassins à glands
chez Manfield, figurez vous les filles qu’il y avait tout sauf ma taille, 35
pré-retraitée) ou qu’elle a soudain un sursaut de pouvoir, se rappelant qu’elle
a été Ministre (après avoir été plume de chichi en plus), ce qui fait qu’elle nous cherche des poux et qu’il faut
la rassurer en lui assurant que nous ne sommes rien, et qu’elle est Tout.

Non, je ne peux pas me plaindre, j’ai un toit sur la tête 8
heures par jour, et même si le toit me pèse parfois lourd dessus, que j’ai les
yeux qui se croisent en fin de journée à force de compter des entreprises, des
artistes, des évènements, et que la phrase de Rilke me trotte dans la tête (« ils
vont au hasard, avilis par l’effort de servir sans ardeur des choses dénuées de
sens… »), non, non, je ne peux pas me plaindre.

Mais je me plains, chaque soir, la porte franchie. A est au
square avec le Zébu alors c’est ma squatteuse qui m’écoute. Ma non muse écoute
gravement mes récriminations d’artiste frustrée qui gagne sa vie en faisant du
chiffre, qui, replacé dans un ensemble a sans doute un sens, mais qui pris à
son niveau, n’en a aucun (d’ailleurs, quel sens peut-on trouver au fait de
juger un ou une ministre de la culture sur son efficacité en comptant le nombre
d’entrées dans les musées ?). Je parle, je parle,  puis la non muse me dit finalement :

         
Eh bien… tu n’as qu’à écrire ce soir par
exemple. Commence quelque chose que tu retrouveras chaque soir, ou à midi, à
l’heure de la pause, ça te fera un sens…

J’évite de lui répondre que si elle squatte chez moi, c’est
bien pour que justement je ne puisse pas faire ça. Le soir en question elle se
débrouillera pour exciter Zébulon qui ne condescendra à s’endormir en criant
que vers 22 H 30, je serai alors bien trop plombée pour imaginer quoi que ce
soit. Ou bien elle chantera si fort et si faux en faisant la vaisselle que ma
queue d’idée tout juste attrapée aura aussitôt filé. Elle s’amusera à faire
sonner le téléphone ou à m’enfoncer des aiguilles dans le bas du dos (souvenir
de la naissance du Zébu). Taraudée par la douleur, je n’aurais plus qu’à aller
me coucher…

         
Ah si j’avais le temps…  je lui dis. Si j’avais ne serait-ce que deux matinées à moi, toute seule…
peut-être que j’arriverai à m’y remettre !

         
Tututut, elle me fait, tu sais bien que le
problème n’est pas là… tu en as eu des matinées à toi toute seule quand le Zébulon
ronflait encore avant chaque déjeuner…

         
Oui mais il était là, je le sentais, ça me
bloquait !

         
Mouais…

Elle a raison bien évidemment. Des écrivains ont composé des
œuvres gigantesques environnés d’enfants bruyants ou d’alcooliques braillards
(pour ceux qui écrivaient au café), à moins qu’ils ne mettaient leur réveil à 4
h 00 du matin pour écrire fébrilement aux premières heures du jour avant de
lever la marmaille et aller gagner leur vraie vie. Hampaté Ba, un grand
écrivain africain, disait que le principal problème qui se posait à un écrivain
en Afrique était de n’être jamais seul et Hampaté Ba a écrit des tonnes de
livres. Donc, d’une certaine façon, la non muse a raison : même si je
rendais mon tablier de chiffres, il est à peu près certain que je n’arriverai
pas à me remettre à écrire.

Si sa sœur Cléa Culpa est là, elle conclue en général cette
discussion qui l’exaspère en me proposant de venir tenir la caisse avec elle et
que je verrai bien, ohlala ce que c’est une vie pas marrante, peut-être même
que cela me donnera des idées de roman, mais en général, quand elle est là, je
rentre en sautillant, j’affecte un fol entrain et c’est moi qui écoute ses
récriminations.

Il n’empêche que je me demande comment font les gens comme
Cléa culpa pour tenir de ne pas trouver un sens à leur vie (ils boivent ?
ils prennent des médicaments ?) comme je me demande, a contrario, comment font ceux de
ces gens qui semblent si heureux d’être
par le simple fait d’avoir un boulot pas trop pénible qui leur rapporte de quoi
bien vivre et qui ne font que ça, vivre. Mais ceci est une autre histoire.

Mon problème n’est même pas au fond  mon gagne-pain. Mon problème est que durant
des années, je vivais seule et j’écrivais comme Robinson sur son île. Mon
problème est que j’ai peut être écrit parce que j’étais l’âme sœur de Robinson,
mon problème est peut être que je n’ai écrit qu’à cause de cette sororité là. Enfin, c’est ce que me dit la non
muse quand elle cherche (hypocritement) à analyser la situation.

         
Mais ça me rend malade ! Je lui dis à
chaque fois. Tu te rends compte de ce que ça suggère ?

         
Que veux-tu, elle me roucoule, tu as le ventre
plein, il faut avoir faim pour faire de belles choses…

Cette idée me panique, je n’ai pas envie de redevenir la
sœur de Robinson pour écrire à nouveau et en même temps, ne pas écrire me ronge
comme peut ronger le célibat. Même en pleine fête, on n’oublie jamais qu’on est
seule.

Un ami de A m’a d’ailleurs envoyé une citation détournée de
Krishnamurti (une sorte de Rilke de la philosophie indien), qui semblait à son
sens s’appliquer à ma maladie.

Je
suis écrivain. J'arrive à me traduire moi-même par le biais de l'écriture
de livres jusqu'au jour, où se produite un
événement imprévu qui est tel que, à partir de ce jour, je n'arrive
plus à écrire. Si je décrète que je dois écrire,
quels que soient mes efforts pour y parvenir, mon incapacité à
écrire demeurera. Je peux, certes, me lancer dans l'écriture d'une
histoire, même plusieurs, mais mes livres ne seront
pas authentiques comme ceux que j'écrivais avant. Alors que si
je comprends mon incapacité à "écrire authentique", cette prise
de conscience même m'aidera à retrouver le chemin de l'écriture, telle que je
la pratiquais avant. 

Cette citation m’a à la fois angoissée, et soulagée. Il me
fallait retrouver l’authentique et tout  irait bien. Problème, où était passé mon
authentique ? je n'en avais aucune idée mais j'ai décidé de repousser cette urticante question en bouclant nos 3 valises : direction le grand vert, ma Touraine natale pour quelques jours loin des (molles) intrigues du palais.

Leave a Reply