Voir la mer morte

Samedi
c'était l'anniversaire de Baka Rakjia qui, dans deux ans, si le cap se maintenait,
franchirait le siècle d'existence… mais ne s'en apercevrait sans doute pas
étant donné qu'entre sa mémoire alternative (Mimi, tu es une bonne mère pour
moi) et son ouïe du même tonneau (j'entends pas ou j'entends de travers), elle
n'y était plus que très rarement.
 
Mais
elle pouvait y être ! Ainsi, elle savait surprendre son monde en
intervenant soudainement dans la conversation d'une façon parfaitement
cohérente et même pointue comme cette fois où, alors que la grande Simone
soliloquait sur le port intolérable de la burqa par des femmes en France blablabla…
Baba a soudain tapé du poings sur son plateau télé en s'écriant, Simone, tu
déconnes, c'est pas tant la burqa qui est portée en France, que le hiqab, encore
appelé voile intégral… et enlève moi donc ce turban que tu as sur la tête, ou
tu vas rentrer dans les quotas… Mis à part le tutoiement, qu'elle ne s'était
jamais permis d'employer à l'égard de sa bru la grande Simone, pas
de doute, ce jour là, Baba Rakjia y était !!
 
Néanmoins,
voici à peu près ce qu'a donné notre dialogue de samedi matin :

–        
Allo Baba !
C'est Mimi !
–        
Allo… Allo
qui est à l'appareil?
–        
ALLO BABA !
C'est MIMI !
–        
Ali Baba ?
Ah non, il n'y a personne de ce nom par ici… vous devez faire confuse…
–        
ALLO BABA
RAKJIA ! C'EST MARIE ! MIMI !
–        
Ah oui… c'est moi
Baba…mais qui êtes-vous vous?
–        
C'EST MOI ! C'EST
MIMI !
–        
Mimi ?! Tu
n'es donc pas morte ma grande sœur chérie ?
 
J'étais
pour me dire que décidément Baka Rakjia était bien siphonnée quand je me suis
rappelée que mes parents avaient eu la géniale idée de me donner pour prénom
celui de la sœur aînée de Baka Rakjia, Marija, une titoïste échevelée, qui,
quand le petit père avait cassé sa pipe et que tout le pays (sans oublier le
communisme) avait chu dans la folie, avait suivi le même chemin. A la fin de sa
vie, elle arpentait les corridors de son asile en serrant contre son cœur un
vieux disque rayé des chœurs de l'armée Russe (ce qui d'ailleurs n'était peut
être même pas un signe de folie ?) et quand elle ne se prenait pas pour
Staline, elle se prenait pour le pape et se promenait alors avec une tiare en
papier qu'elle s'était fabriquée. Toujours dans les corridors de son dernier
asile.
 
Bref.
J'ai repris.
 
–        
Non ! MIMI
TA PETITE-FILLE ! MARIE QUOI !
–        
Ah ma grande
sœur… quel temps fait-il là haut ? Frais je suppose ?
–        
NON JE NE SUIS
PAS TA SŒUR MAIS TA PETITE FILLE !
–        
Mimi, ne crie pas
ainsi !! tu t'es toujours cru obligée de parler fort parce que tu étais aînée
par l'âge mais naine par la taille… mais d'où m'appelle tu donc que je
t'entende aussi mal ?
 
J'ai
renoncé à rétablir les identités et j'ai décidé de délivrer mon message
essentiel.
 
–        
JE TE SOUHAITE UN
TRES BON ANNIVERSAIRE BAKA RAKJIA !
–        
Dans le
Finistère ? Quand on meurt on atterrit dans le Finistère ? ah mais ça
va pas du tout ça, j'aime pas la pluie moi !
–        
ANNIVERSAIRE,
BABA ! C'EST TON ANNIVERSAIRE !
–        
Ah tiens… et quel
âge ça me fait donc ?
–        
98 ANS !
–        
18 ans ?
Whaou… je suis majeure donc !
–        
NON ! 98
ANS !!!
–        
98 ans… et euh… c'est
beaucoup ça non ?
–        
OUI !
ENORMEMENT ! BRAVO BABA !
–        
Ohlala… que je me
sens vieille, oh que je ne suis plus bonne à rien tu sais Mimi… je n'attends
plus qu'une chose, que la Mort daigne enfin se souvenir de moi… Elle qui a
frappé à ma porte le 10 août 1932 alors que je m'apprêtais à fêter ma majorité…et
que je n'étais absolument pas prête à La suivre…
–        
Baba, je vais
devoir te…
–        
… une chute
idiote en ski au dessus de Sarajevo…
–        
En août Baba ?
Tu faisais du ski en août ?
–        
Non, je n'ai plus
aucun doute… je suis prête désormais à la suivre… si tant est qu'Elle daigne se
rappeler mon existence…
–        
Baba, en même
temps, mieux vaut vivre trop vieux que mourir jeune… tu sais que la mère de la cousine Sophia est
morte début juillet à tout juste 62 ans ?
–        
La mer
morte ? tu veux m'emmener voir la mer morte ?
–        
MORTE ! LA MERE DE SOPHIA EST MORTE !
–        
Remarque, en mer
morte, il fait plus chaud que dans le Finistère… et j'ai toujours rêvé lire le
journal en flottant sur l'eau… mais dis-moi ma sœur, il n'y aurait pas une
guerre là bas dès fois ? C'est peut-être un peu dangereux non d'y aller…
ce serait stupide de mourir bêtement d'une balle perdue à mon âge…
–        
LAISSE TOMBER
BABA ! ON N'Y VA PAS DE TOUTE FACON !
–        
… c'est pas parce
que toi tu es déjà morte qu'il faut que tu entraînes les autres avec toi… tu as
toujours été comme ça, Mimi, égocentrique et jalouse des autres… tu préférais
renoncer à un cadeau si je devais également en avoir un… et maintenant je
suppose que tu veux que je meurs aussi… charmant cadeau pour un anniversaire…
–        
AU REVOIR
BABA !
–        
… eh bien non, ma
sœur, je ne te suivrai pas, je tiens encore à la vie et la vie tient encore à
MOI ! NANANANANERE !
 
J'ai
renoncé à expliquer à Baba que je n'étais ni sa sœur ni en partance avec elle
pour la mer morte et j'ai raccroché.
 
La
mer morte. J'ai repensé à cousine Sophia, qui avait donc perdu sa mère après
des mois d'agonie crabienne, une agonie très longue sur une durée de maladie
néanmoins fort courte puisqu'il y a un an encore, sa mère compulsait
fébrilement ses guides de voyage pour profiter enfin un peu d'une vie qui
n'avait pas été très funky pour elle (toute une carrière au ministère des
finances, service contentieux oléagineux communautaires avec un chef obsédé par
le « 2 chiffres après la virgule » et un mari du même tonneau, la
parano en plus).
 
On
s'était régulièrement appelé durant la maladie de sa mère car cousine Sophia
avait le même âge que moi, et enfants, on s'entendait comme de pures larronnes,
bien que Sophia, blonde et vêtue de robes à smocks, raffolait des barbies que
jamais ma mère, la
grande Simone, aurait accepté de voir franchir le seuil de ma
chambre. Ce n'était même pas une vraie cousine, c'était une voisine en fait,
mais comme petites on comprenait les mots de travers comme beaucoup d'enfants,
on avait compris qu'on était cousines (surtout qu'on n'en avait pas de vraies à
nous alors je crois bien qu'on avait ainsi sauté sur l'occasion).
 
Adultes,
on s'était vues de loin en loin, de très loin parfois car Sophia s'était mariée
quasi mineure (25 ans) avec un militaire de carrière, qu'elle avait abandonné
sur une île (la Réunion) quand elle s'était lassée du kaki et des bals du mess
remplis de pouffes à particules. Je n'avais jamais revue sa mère depuis le jour
où, à 18 ans, elle m'avait félicitée sur son pas de porte pour ma réussite au
bac en me demandant d'un air anxieux comment j'allais faire avec mes 11,5 de
moyenne pour entrer comme la
grande Simone à Normale sup.
 
Sophia
était curieusement très proche de cette mère qui ne lui ressemblait pas, car
autant sa mère était effacée, autant Sophia, sous ses allures Laura Ingalls
Ashley, avait un tempérament balkanique. Sophia était la seule personne au
monde avec qui sa mère osait se disputer de façon saignante, et c'est peut-être
ça qui les avait rendues si proches. Elles s'appelaient tous les jours et ne
pouvaient pas passer plus d'une semaine sans se voir mais ne devaient pas pour
autant dépasser une durée de 3 jours de fréquentation directe car l'attitude
timorée de la mère de Sophia à l'égard de son mari mettait sa fille en boule et
sa mère, pour sa part, la trouvait trop brouillonne et autoritaire comme
« ton père », précisait-elle avec rancœur.
 
J'ai
revu Sophia peu après le décès de sa mère, elle portait encore les stigmates de
cette lente agonie, petite mine, jupe droite, mocassins à fonds plats (elle
d'habitude si évaporée) et ne se remettait pas de ne pas avoir été là au moment
fatidique. A croire que c'est ça qui avait fait basculer sa mère de l'autre
côté, croyance classiquement partagée il est vrai.
 
–        
Personne ne peut
vraiment y être, je l'ai consolée. Tu en as déjà tant fait !
–        
J'ai été tout le
temps là sauf au bon moment ! tu
te rends compte ? Je l'ai laissée tomber !!
–        
Eh bien tu as été
là tout le temps avant, c'est déjà énorme… je l'ai rassurée, la plupart des
terminaux n'ont que les blouses roses pour se voir partir !
–        
Cela m'est égal,
elle a reniflé, moi j'aurais y
être… sa fin m'obsède… je n'arrête pas d'y penser… je n'arrête pas de me
demander où elle est…
–        
Oh ça…
 
J'ai
préféré ne pas rentrer dans les détails de l'après-vie. Si je me mettais à trop
y penser, cela me rendait malade de me dire qu'après une existence souvent
dépourvue de sens nous attendait peut être, sans doute, un énorme néant
illimité. De façon générale, depuis l'avènement de Zébulon Ier, je chassais
toute pensée trop proche de la mort car j'avais vite fait de m'obséder à ce
sujet.
 
Des
visions d'horreur, proches de la folie se mettaient alors à me hanter jusqu'à
l'insomnie, ce qui me faisait comprendre comment ma grand-tante Marija dont je
portais le nom avait pu y succomber car on dit que suite à la mort de Tito puis
à la chute du mur, elle n'avait plus réussi à fermer l'œil plus de 3 heures par
nuit. On dit souvent que l'on se sent soi-même, immortel, ce qui explique
qu'aux portes même de la mort, on ne se voit toujours pas mort et qu'on réclame
encore une triple chimio quand on est déjà versé au département des soins
palliatifs. Et il y avait la mort des aimés, à laquelle forcément je refusais
de penser, surtout lorsqu'il s'agissait de Zébulon Ier le bienheureux, qui lui
vivait dans l'ignorance la plus totale de la dame en noir.  
 
Concernant
la question à la fois triviale et fondamentale de Sophia, j'ai juste repensé à ces
vers de Mahmoud Darwich que j'ai envoyés à Sophia, en lui précisant que
l'énorme reste du poème, Murale,
m'était complètement passé au dessus de la tête.
 
Rien
ne me fait mal à la porte de l'éternité
Ni
les jours ni les sentiments
Je
ne ressens ni la légèreté des choses
Ni
le poids des obsessions
Je
ne trouve personne à qui demander,

est mon où désormais ?

est la cité des morts ? où suis-je ? Pas de néant,
Ici
dans le non lieu… la non durée
Ni
d'existence
 
Comme
si j'avais déjà connu la mort…
Je
connais cette vision et je sais que je pars vers
Ce
que je ne connais pas. Peut être
Suis-je
encore vivant quelque part
Conscient
de ce que je veux…

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