Holy Luc


Il y a des matinées comme ça qui, soudain, vous deviennent
gracieuses alors que vous avez démarré la journée de la mauvaise galoche.

Samedi matin, réveil embrumé après une énième nuit où
Morphéophobe vous a joué de la cornemuse de 5 à 7, bébé de mauvaise humeur,
papa du bébé du même tonneau et la vague de cafard. C'est le samedi et il y a
chez vous une ambiance digne d'un problème technique sur la ligne 9 un banal
jour de semaine où vous êtes censée partir travailler (en retard). Il fait
gris, le gris parisien, bien épais, le rideau de fer des neuf mois que durent l'hiver,
et vous vous dites que dans quelques temps, un mois tout au plus, on ne sera
plus si c'est encore ou déjà la nuit. Vous haïssez une fois de plus
(inutilement) Paris et sa ceinture de béton, murs et ciel.

Mais après le café, et la douche, vous vous ressaisissez. Si
le mouflet montre sa mauvaise humeur en jetant tous ses jouets les plus
métalliques car les plus bruyants sur le sol, c'est que de même le chien qui
saute pour attraper sa laisse, il vous fait comprendre qu'il faut sortir le
défouler. En plus, c'est le jour du petit marché de la place Carnot, où une
race sélecte dont vous faites partie, vient s'achalander aux quelques stands,
primeurs, fromages, poissons et fleurs.

Un pur mystère ce petit marché, même
pas beaucoup plus cher que l'autre, à Croix de Chavaux, où devant les étals, la
foule s'empoigne le dimanche passé midi, tandis que de ménagères hargneuses vous
jettent leurs caddies dans les jambes et que des vendeurs hystériques braillent
leurs promos. S'il est quand même un peu plus cher ce petit marché, c'est que,
selon la jeune fromagère, c'est parce que c'est du maraîchage quand l'autre,
c'est de l'abattage.  La jeune fromagère
pratiquant le fromage saisonnier et la natation aux heures de table, il faut
sans doute lui faire confiance.



Vous attrapez donc le gosse et le cabas, et vous filez vers le
dit marché sous un ciel qui s'est un peu dégagé. Un temps frisquet à la lumière
liquide, glissant sur les briques rouges des HLM sur le chemin, avec de belles
trouées de ciel bleu qui vous feraient presque ôter la polaire moche réservée
aux week-ends. Le cauchemar d'un jour ouvrable vous ayant poursuivi jusqu'à
votre sacro saint samedi s'estompe peu à peu.

Au marché, le vendeur de fruits et de légumes est toujours
aussi jovial, il vous interdit de mettre vos tomates au frigidaire, vous parle
du trauma de la salade de Nice 2009 (flapie car pas assez de pluie) et du bébé
congelé qu'il vous soupçonne de cacher dans votre vieux sac Picard. Vous vous
laissez même aller à plaisanter platement avec lui à ce sujet (mon pauvre, si
vous voyiez la taille de mon congélo, même un fœtus de 3 mois n'y tiendrait pas…),
puis vous passez chez la jeune fromagère qu'on verrait bien traverser
l'Atlantique en solitaire (grands yeux clairs, longs cheveux et veste en
Licra), qui vous explique une fois encore la philosophie des saisons des
fromages.

Mais dans sa poussette, voilà que le gosse s'agite. Il commence
à s'imaginer qu'on l'arnaque. Au lieu de l'emmener au square, vous l'avez
traîné, ficelé dans sa chariote, acheter des choses qui ne sont même pas des
jouets ou à la rigueur des baguettes de pain, alors il se met à piailler, haut
et fort, son refus soudain d'en supporter plus longtemps. Il y gagne une
tranchette de comté offert par la skippeuse déguisée en marchande de fromages, voilà
là un geste de délicatesse spontanée qui repousse encore un peu plus le gris du
lever et puis vite, cette fois c'est promis, vous filez au square devant lequel
sont couchés un grand et un petit vélos.

Durant la nuit, le square s'est transformé en mini décharge
publique avec une poubelle qui déborde alentour de boîtes à kébabs, de cadavres
de bouteilles, de vieux mégots, en bref, toutes choses qui c'est bien connu
font partie du quotidien d'un enfant de moins de 10 ans. A l'intérieur, il y a un
enfant de type asiatique, et son père, Vincent, un quadra aux cheveux noirs
frisés, que l'on verrait bien prof ou kiné, visiblement pas du tout asiatique. Le
petit escalade les jeux, se pend, saute, descend, court à travers les déchets
qui jonchent le sol.

Votre gosse se dit que ce n'est pas les 4 années qui le
séparent à peu près de ce mouflet aux yeux bridés qui vont l'empêcher de jouer
avec lui à escalader la pente ultra raide derrière le toboggan qui mène au
parc. Pendant ce temps là, alors que vous parlez des Guilands, un grand espace
vert entre Montreuil et Bagnolet, vous croyez comprendre que le père du petit
vous dit, Luc et Tony…, et vous vient alors l'image de Luc, accompagné de son
petit frère Tony, de sa mère vietnamienne ou japonaise, et de son père,  faisant du vélo en famille aux Guilands. Mais
Vincent vous corrige en gloussant. Luc n'a pas de frère, il a été adopté à 2
ans et demi, et vu les 3 ans de galère que ça a représenté, il ne risque pas d'en
avoir un, un jour.

Et Vincent de vous parler de cette adoption très
naturellement tandis que votre mouflet s'est cassé la fiole dans la pente
raide, qu'il se roule dans la poussière et que Luc descend le toboggan la tête
à l'envers. Au bout de trois années de bataille où les dispositions, les lois
des uns et des autres ne cessaient de changer, où quoiqu'affirme le
gouvernement qui a créé une Agence pour l'adoption, rien ne bouge en France, et
où donc chacun se débrouille comme il peut en recoupant les informations, ils
ont débarqué au  Vietnam avec une association,
Médecins du monde, le Vietnam refusant désormais de pratiquer l'adoption
individuelle. Fabuleux pays, se souvient Vincent, magnifique mais aussi très
mauvais souvenir, car les choses ne se sont pas très bien passées.

Là bas, un responsable de l'association y officiait, sec,
militaire, parlant avec mépris de ces parents qui souhaitaient n'adopter qu'un
bébé, ils veulent des poupées, un type qui a condescendu finalement à les
expédier dans un orphelinat… dont ils sont ressortis un quart d'heure après,
avec un mouflet hurlant de 2 ans et demi, qui ne les connaissait pas, qui ne
parlait pas leur langue, Holy Luc. Trois années d'attente et ¼ d'heure pas plus
pour faire connaissance, bonjour l'adaptation. Des parents dépassés, un enfant
hurlant de panique dans une chambre d'hôtel, on repense forcément au film Holy
Lola, ce film que tout parent candidat à l'adoption a vu, rigole Vincent. D'ailleurs,
le responsable a été changé après, comme quoi, il y avait bien un problème.

En attendant, votre gosse à vous est content. Il ne vous a
pas sur le dos, il peut jouer avec la bouteille de gin qui a roulé sous le
crocodile balançoire et ce petit vietnamien est vraiment sympa, il vous laisse
jouer avec la bouteille de coca qu'il a trouvé sous le banc. La prunelle de vos
yeux ne sait pas que lui, on ne l'a attendu que 9 mois, qu'il n'était pas à 10 000
km de vous mais à 1 cm derrière votre nombril. Et il se verrait bien, lui, adopter
comme grand frère ce garçon qui joue avec lui avec autant de patience et d'enthousiasme.

On n'a rien payé, assure Vincent, juste une somme au
directeur (vietnamien) de l'association, Médecins du Monde est très carré, il y
a donc peu d'élus en bout de course mais au moins, vous êtes sûr qu'il n'y a
pas eu de trafic ou autre horreur. On rigolait entre parents, se souvient-il
encore, on voyait la super bagnole du directeur et on se disait, tiens, c'est la
cagnotte pour ta fille qui lui a payé sa caisse… Bon, il y a d'autres pays où
les choses se passent autrement, l'Espagne par exemple, ils sont beaucoup plus
organisés, plus offensifs au niveau même de leur Etat, quant aux Etats-Unis,
ils ont pris l'habitude d'arroser… ils sortent les billets et ils passent
devant tout le monde !

Holy Luc apprend maintenant à votre gamin à se pendre la
tête en bas en haut du toboggan à 5 mètres du sol mais vous, subjuguée par ce
récit si romanesque, vous n'y voyez que poil. Vous vous dites que vous êtes
déjà découragée par ces six mois de tentative vaine de faire un frère ou une sœur
à votre mouflet, vous n'imaginez même pas votre état mental de devoir, déjà,
adopter (le fait d'avoir eu un enfant un vrai vous a largement fait
désidéaliser l'adoption) et ensuite, vous battre pendant trois années pour y
parvenir vous semble tout simplement… inimaginable.

Et encore, tout n'est pas fini… On est rentrés en France et
pendant presque 2 ans, on n'a pas dormi, poursuit Vincent, le gosse était
complètement traumatisé. Il n'acceptait de s'endormir qu'en nous serrant la
main fort fort, alors on couchait contre lui, sur un vieux clic clac, on n'a
pas été très efficace au boulot la première année quand on y est retourné après
avoir mis bout à bout tous les congés qu'on pouvait prendre. En revanche, l'école,
impeccable, une directrice super, qui a tout fait pour que ça se passe bien
avec lui, avec qui au début on a communiqué par gestes, avant qu'il ne parle de
mieux en mieux la langue. Caca boudin, crie Luc (sans un accent) à votre
mouflet, qui, ravi, répète caca ! caca ! caca ! qui se trouve
être son mot favori du moment (boudin connaît pas).

Aujourd'hui on dort, conclue Vincent, tout ça est derrière
nous, Luc a six ans, il a complètement trouvé ses marques même si souvent on le
traite de chinois, on se dit parfois qu'on pourrait remettre ça mais… j'ai 44
ans, repartir pour 3 années encore dans une lutte qui s'est encore plus durcie,
sachant que pour Médecins du monde, on n'est pas prioritaire, chose normale, on
a déjà eu la chance, le miracle même d'être servi une fois, alors…

Alors… alors Vincent appelle son fils, c'est l'heure de
becqueter, ils enfourchent leurs vélos, font de grands signes d'au revoir à
votre mouflet, tout désappointé, le nez collé à la grille, et ils s'en vont.
Vous remballez à votre tour les jouets du moutard, et le moutard, et vous
regagnez vos pénates sous le ciel changeant, réconcilié avec le samedi, avec
votre vie même, par cette rencontre, simple et belle, qui vous a fait du bien.
Parce qu'elle vous a extraite de votre petit quotidien, de vos petites
obsessions existentielles (écrire publier vous barrer du boulot bordel vite) et
aussi de votre désir de second enfant comme ça, hop, en claquant des doigts. Parce
qu'aussi, vous aimez par-dessus tout les gens qui se racontent très
naturellement et qui visiblement ont le goût de l'humanité.  

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