Enfer et frustration

Les
affreux affres de la création contrariée. Toujours et encore. Moi versus
l'infernale coalition non muse et Zébulon, avec cette différence que l'un des
deux est mon « être le plus précieux au monde » pour reprendre
l'expression du roi bourdon des assistantes maternelles (l'unique mâle du
relais petite Enfance), et que l'autre est « mon être le plus
insupportable au monde », pour reprendre le fond, que dis-je, la surface
même de ma pensée dès que, ouvrant mon ordi, mon carnet à idées, je retombe
(lourdement) sur elle que je croyais enfin partie, du moins sortie quelques
heures maltraiter un autre plumitif. 

Ecrire
sans parvenir à rien c'est comme, comme… comme le sexe sans orgasme. Des heures
de gesticulation éprouvante, d'efforts aussi consciencieux que laborieux, d'impression
soudain ténue que ça y est, cela va venir, la chose est lancée, mais non, la
chose retombe, floc, la terre est basse, elle vous avale et ne surnage que ce
terrible constat, tout ça pour… rien. Partie
de rien, la page blanche, vous n'arrivez à rien, la page noircie mais inepte.

Les
mots sont glissants, ils se défilent, les idées sont absentes, évanescentes ou plus
plates qu'un discours de remise de médaille du mérite. Alors, éperdument,  vous courrez d'un texte à un autre, et rien,
mais absolument rien ne prend forme. Et c'est déjà la fin de la sieste, le
Zébulon lance son cri de Zébu et vous refermez l'ordi avec un profond sentiment
de frustration que les autres mères, celles qui n'utilisent pas le temps de sieste
de leur enfant pour essayer de devenir écrivain (ou peintre ou doctorante en
droit pénal international ou future diplômée d'un diplôme quelconque), juste
pour plier leur linge le repasser ou faire un gâteau, quand ce n'est pas
regarder les brasiers du cœur, ont l'inconscient bonheur de ne pas connaître.

Enfer
et frustration. Si peu de temps pour écrire. Le temps d'une sieste d'un bébé de
20 mois. 2 heures le jeudi, 2 heures le vendredi, et parfois 2 autres heures le
week-end si on ne bouge pas, ou si je ne suis pas complètement cuite par une
soirée passée avec Morphéophobe ou avec de vrais amis car l'amitié se doit
d'être pratiquée au même titre que sa plume, sa maternité et la machine à
pointer. Soit pour une semaine, 8 heures sur 168 heures, disons 8 heures sur
152 heures si on décompte les 8 heures de sommeil par nuit, que Morphéophobe
tant à me voler pour… rien, là aussi.
 
Rares
heures donc, qui plus est entièrement dépendantes de la sieste d'un Zébulon. Spectre
de la femme gelée, récit d'Annie
Ernaux, alors jeune mère essayant de préparer son capes de lettres aux heures
où son fils faisait la sieste, toute une séance de travail suspendue au sommeil
d'un enfant, écrivait-elle, susceptible d'être brisé par un coup de klaxon
intempestif, une sonnette à la porte (bonjour m'dame, je fais un sondage
pour…), temps volé entre deux corvées d'épluchure de patates ou de slips
kangourous à étendre sur un fil, temps volé pour se dire qu'on a aussi une
existence à soi, des idées, une pensée. Pfuit.
 
J'ai
souvent ce spectre en tête, avec cette phrase terrible, une vie qui ressemble à
une longue marche vers la mort, même si ma frustration n'est pas du tout la
même : je n'ai pas les quelque 25 jeunes années qu'avait Annie Ernaux, jetée dans le mariage et la maternité
trop tôt, à l'âge où moi, je découvrais (presque) les sur-booms. Bien au
contraire, moi j'ai eu un Zébulon à l'âge des miracles qui seront bientôt bibliques
et après une traversée du Sahara célibataire qui vous fait prendre pour
miraculeux ce qui pour les autres est banal et parfaitement organisé. Ce qui
fait que ma frustration à moi n'est pas dirigée contre le petit roi dans son
berceau mais contre mes mauvaises fées, la non muse, Morphéophobe et le Syndicat
ès livres (qui lui-même n'y est objectivement pour rien). Ce qui ne m'empêche
pas, toute comparaison mise à part, de me sentir parfois, à certaines heures,
cette femme gelée qui n'existe plus pour elle-même et qui, en conséquence, juge
son existence parfaitement vaine (même si je situerais bien plutôt de l'autre
côté du thermomètre, une femme bouillonnante, le genre qui va exploser)
 
Un
temps précieux, et si précaire. Compté comme de l'or. Où je refuse de décrocher
le téléphone et répond d'une voix rogue si d'aventure, je n'ai pas le choix, je
dois décrocher. Un temps à ne pas gâcher. Comme celui d'un couple qui ne se
voit que le week-end et qui n'a pas le droit à l'erreur, pas le droit de gâcher
ce temps si infime et si rare où il se vit concrètement, hors exaltation de la
distance, un temps à utiliser au mieux, de peur de voir cet amour si fragile
car essentiellement imaginé, s'évanouir ou à défaut, de devoir passer une sale
semaine dans le doute et l'angoisse. M'aimera-t-il, m'aimera-t-elle encore la
semaine prochaine ?
 
Les
jours où la non muse a brutalement interrompu ma tentative d'écrire, voire n'a
même pas permis à cette dernière de s'amorcer, une sorte de panique monte en
moi, j'irai même jusqu'à dire de panique vitale : je n'ai rien écrit, ou
rien écrit de valable, j'ai raté ma journée, toute ma vie est à l'image de
cette image, ratée donc. C'est comme une sorte d'effondrement intérieur, tout
me semble alors hagard, sans lien, sourd, muet, aveugle, le réel (qui n'a
pourtant pas changé depuis ma tentative d'écriture) est inextricable, sans sens
aucun, le temps se traîne et ma vie me pèse comme la pierre au cou du futur
noyé. Cela pourrait passer pour de la panique scolaire (maman, je n'ai pas fait
mes devoirs), mais c'est bien pire encore car cela se porte immanquablement sur
le noyau de ma vie.
 
Pourtant
personne ne me punira. La non muse fera même sa fausse en débarrassant la table
« pour que je puisse relire le peu que j'ai écrit », Cléa Culpa
haussera les épaules (de toute façon, la vie réelle est supérieure à la vie
écrite), A me dira qu'avec un Zébulon et une squatteuse appelée Morphéophobe
sans compter un emploi qui me ratatine la cervelle, il m'est difficile d'avoir
de bonnes inspirations (alors que, quand j'étais seule et malheureuse, taraudée
que j'étais par cet état, je ne cessais d'écrire, tant il est bien connu qu'il
faut avoir faim pour accomplir de belles choses).
 
Aucune
punition donc, juste ce malaise en moi, diffus, persistant jusqu'au coucher,
qui est de ne pas avoir écrit ou plutôt bien écrit aujourd'hui, ce rare jour consacré
(pour 1/12ème) à l'écriture. Et il n'est pas rare, ces jours là, que
Morphéophobe choisisse de me réveiller aux aurores pour qu'on en discute un peu
plus avant, surtout les mois de rentrée littéraire si j'ai eu le malheur de
lire la petite revue de presse à ce sujet qu'elle m'a préparée. Elle a en ce
moment une prédilection pour cet article que Pierre Assouline a écrit dans le
Monde au sujet des mort-nés de la rentrée littéraire, tous les romans qui
passeront à l'as à peine auront-ils franchi, encartonnés, la porte de la librairie. Et tu te
rends compte, elle ajoute toujours, ce sont des gens qui non seulement ont été
publiés mais qui plus est par une vraie maison d'édition ! Alors t'imagine
les autres…
 

Mais
je préfère penser aux jours où l'écriture est au rendez-vous… les mots fusent,
ma cervelle se réveille et quand Zénulon se réveille, je le sors en chantant de
ses barreaux, je le porte, le fais sauter en l'air, le laisse déboucher tous
les flacons dans la salle de bain, étaler sa compote sur sa table, tout m'est
léger, m'est égal, je me sens libérée, il peut même se rouler par terre pour
obtenir le droit de garder mon portable qu'il a fauché, je m'en fi-che. Shootée
la Marie, tout lui paraît juste, bon et simple. A sa place.
 
Au
square où ensuite j'emmène le Zébulon, je parle avec toutes les femmes même les
plus inintéressantes, je m'esbaudis sur leurs gosses, même les plus ingrats, la
vie me semble soudain si magnifiquement pleine de sens et d'harmonie… Et le
soir, ah le soir… je glande alors avec bonheur, sans culpabilité, je ne
houspille pas A parce qu'il est devant l'ordinateur, ou parce qu'il a laissé
traîner une chaussette dans le beurrier (parce que saisi d'une inspiration
informatique, il a laissé choir et le rangement des chaussettes et celui du petit-déjeuner
pour courir à son ordi). Morphéophobe ces jours là pourra néanmoins tenter sa
chance au petit matin car comme elle dit, un billet écrit pour ton blog, so
what ?
 
En
tout cas, ce week-end, la coalition non Muse-Zébulon a été à son plus haut niveau
de mobilisation. Après un jeudi fructueux, qui m'a donc mis à peu près dans le
même état que si j'avais avalé une tablette de prozac et que l'on avait décidé
de me payer à écrire chez moi, le vendredi a été poussif, laborieux, la non
muse ne cessant de me répéter en boucle une question stupide, 359 romans à la
rentrée littéraire de cette année, ça fait à peine 12 de plus que les burkas
qui se comptent 367, tu crois que ça a un rapport ? De toute façon, le
Zébulon a choisi d'avorter sa sieste, dont il s'est réveillé d'une humeur de
chiot pittbull, ce qui a fait que c'est une mère pittbull et son petit qui sont
partis retrouver au square une amie qui elle, toute chômeuse qu'elle soit,
arborait le même sourire d'insouciante légèreté que sa fille âgée de deux étés.
 
Samedi,
rebelotte, Zébulon a même carrément refusé de faire la sieste, du jamais
vu, je l'ai ressorti de son lit avec l'âme d'une infanticide. Je me suis
reprise en me rappelant que c'était samedi, jour de repos, du moins chez les
privilégiés qui ne font pas partie d'une zone touristique dans un rayon de 150
kilomètres, et je suis passée à autre chose en me disant, il me reste samedi
soir, vu que, en tant que petite famille, nous allons rester guincher entre
nous. Sauf qu'exit le samedi soir, étant donné que le Zébulon, forcément crevé,
a piqué un roupillon dans sa poussette entre les deux portes du périf
parcourues à pied (un montreuil-bagnolet pour admirer le petit atelier d'une
amie artiste et vivant de son art, elle), ce qui fait que le soir, il pétait le
feu comme de juste et j'ai senti les mots partir de moi comme le sang d'un
poignardé à la sortie de bal du samedi soir. A 23 H 00, la non muse n'a même
pas eu besoin de s'interposer entre l'ordinateur et moi, j'étais sous les draps
avec L'ombre du vent, que j'ai lu avec un plaisir doublement coupable
(je n'écrivais pas et ce livre n'était tout de même pas bien fameux).  
 
Quant
au dimanche… malgré un réveil matinal par ses vieux désireux d'avoir la paix
après le déjeuner, et une grosse heure de piscine, Zébulon a encore refusé de
se coucher, ayant sans doute passé un pacte avec la non muse qui a dû lui
promettre un garage entier de petites voitures. Quand enfin il a bien voulu
aller dormir en compagnie de son père, c'est la grande Simone, chez qui
nous déjeunions, qui a pris le relais :
 
–         
Alors Mimi, quoi
de neuf au Syndicat du crime ès… ?
–         
… (moi, le nez
sur l'ordinateur)
–         
Y a du nouveau
avec Mitrand ?
–         
… (moi au bord
d'exploser)
–         
Mimi, je t'ai raconté
tous mes déboires avec le Mouvement des Vieilles Femmes Retraitées ? Mimi…
tu m'écoutes ? Tu ne viens tout de même pas chez moi que pour manger ?!
 
Vaincue,
j'ai refermé l'ordinateur. De toute façon, je n'avais rien à dire et la grande Simone serait
toujours la plus forte. Mon week-end avait été du point de vue littéraire archi
raté, et j'envisageais la semaine à venir avec à peu près le même enthousiasme
que le 25ème salarié de France Télécom envisageant son prochain
suicide.
 
Nancy
Huston, dans son essai, L'espèce
affabulatrice
où elle démontre que tout, absolument tout dans notre vie
d'être humain est fiction, démarre son livre sur une question que lui a posé
une détenue participant à un atelier d'écriture animée par ses soins. Quand on
voit la vie réelle, à quoi bon en faire des romans ? Elle est tentée de
lui répondre, pour donner forme au chaos, mais trouve cette réponse par trop
plate, trop paresseuse. Alors elle se lance dans un essai d'une centaine de
pages pour expliquer à cette femme en quoi la fiction est nécessaire à la vie,
qui, on le sait, la dépasse pourtant. Eh bien, pour ma part, ma petite part à
moi, mon intérieur personnel et bordélique, je répondrai à cette femme, eh bien
moi, c'est vraiment pour donner forme à ce qui n'en a pas, comprenez, en faire
du sens et en faire du beau. Il n'y a qu'à voir mon l'état de mon intérieur à
moi les jours où l'écriture-aspirateur n'est pas passée…

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