Le monde à marée basse 1


Quand en lisant Christian Bobin (La merveille et l'obscur, paru chez Paroles d'Aube en 1991), je
suis tombée sur ces mots, le monde à marée basse, j'ai trouvé cette expression
éblouissante, et j'ai cru qu'il s'appliquait à ce sentiment que l'on a parfois
d'un éloignement d'avec le monde réel, ce moment où tout semble en parvenir
étouffé, lointainement, sans que cela ne soit un mal, une souffrance… Puis je
l'ai relue, cette expression, et je me suis dit qu'en fait, Christian Bobin
devait vouloir parler de la perception qu'on avait du monde quand on est en
retrait, un peu déprimé, une perception diminuée, amoindrie, comme si on l'écoutait
la tête sous l'oreiller. Que ce n'était pas le monde en quelque sorte qui était
à marée basse, mais plutôt nous.

Et puis non, ça n'était pas ça, pas vraiment ça. Christian
Bobin voulait en fait parler du monde de l'enfance, qui, dit-il est un état
plus qu'un âge (ce qui explique sans doute que les poètes, notamment, puissent
se trouver encore ou toujours en enfance). Enfants qui, il écrit aussi, n'ont
pas besoin de justifier leur vie, ils jouent, pleurent, rient, dorment,
mangent, ils vivent et c'est tout. Leur vie se suffit en elle-même. Ils vivent
dans un état de temps suspendu, un état qu'il retrouve parfois quand en lui,
soudain, le temps ne passe plus. « Un temps doux, calme. Je retrouve
l'enfance dans cette étendue vide – le monde à marée basse. J'y retrouve
l'enfance impérissable, incorrompue. Le cœur sommeille sous ce temps pur, comme
l'herbe sous la neige ».



Joli Bobin que j'aime à lire de temps à autre comme certains
lisent des mantras de sages très sages pour s'apaiser, se ressourcer entre deux
agitations forcément toujours un peu vaines dès qu'on lève le nez au-dessus du
guidon de son quotidien. Chez lui, on y trouve ce flottement, ce goût pour le
rien, cette étendue vide comme il dit, ce genre d'espace dont raffolent les
bouddhistes et les mélancoliques.

Ainsi donc, parfois, il a de ces phases où le monde est à
marée basse. Une déprime passagère ? Une panne d'écriture ? Se
demande-t-on car forcément, quand on lit ce genre de propos pas vraiment en
adéquation avec la réalité banale où le rien signifie des états négatifs,
indigence, chômage, solitude, souffrance, on cherche à traduire ce que signifie
chez lui cette soudaine absence.

Chez un poète, se dit-on, le rien doit être ces moments où
il n'arrive plus à écrire. Où plus rien ne fait sens pour lui, où plus aucun
vers ne lui vient du spectacle du monde. Le paysage n'existe plus, ce n'est
qu'un amas d'arbres posé sur une colline, et le soleil n'a plus de clarté (car
dieu sait s'il aime ce mot), il fait juste mal aux yeux.

Sauf que Bobin semble heureux de ces phases, en tout cas pas
mécontent (sans doute aussi parce qu'elles ne durent pas). Il parle d'herbe
sous la neige, donc de vie qui couve sous l'apparent néant, un peu comme on a
appris en classe que le Moyen Age, ère des ténèbres, portait en soi les graines
de la Renaissance. Il
ne semble pas s'ennuyer de ce soudain ennui, il ne semble pas paniqué de ce
soudain trou dans sa vie quand nous, les basiques, aurions tendance à le
remplir à toute force. Ce n'est d'ailleurs pas de la déprime puisqu'il lit les
journaux de A à Z dans ces moments là. Or, quand on est déprimé, on coupe avec le
monde, on se réfugie au mieux dans des lectures qui vident la tête, et les
journaux que lit Bobin ne doivent être ni Elle ni Voici (enfin je suppose).

En définitive, avec lui, avec sa simplicité et sa clarté, sa
distance tranquille au monde où cependant il revendique d'y vivre, je suis
devant la même énigme qu'avec les bouddhistes qui disent que pour vivre
heureux, c'est-à-dire sereins, il faut bannir tout désir, soit sans doute toute
entreprise menée avec force volonté dans le réel.

Devant le mystère de leur pensée, à Christian Bobin comme
aux moines en soutane rouge, qui se fonde sur le vide en toute chose, je me dis
qu'au fond,  le vrai bouddhiste ou le
vrai poète, est un dépressif qui a réussit. Ce qui ouvre quelques portes aux
déprimés de toute condition, en ce monde où, écrit Bobin, l'injonction
paradoxale est de jouir sans ne rien espérer, puisque la souffrance y côtoie
sans raison la joie, et la douleur, le plaisir, ce sans raison qui peut faire
perdre la tête à plus d'un quidam s'il s'y attarde un peu trop… à moins
qu'il n'écrire des vers ou qu'il ne l'érige en philosophie ordinaire.

One comment on “Le monde à marée basse

  1. Reply ln22 Oct 8,2009 20:42

    j\’adore cette expression, le monde à marée basse ……….. toute un programme et une avalanche d\’images

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