Ce matin, j'ai vu un gaillard dans le métro qui jouait de la guitare et qui aurait bien fait de s'inspirer des méthodes de gestion de France télécom. Rien ne se perd (surtout pas), rien ne se crée (trop long, trop cher), tout se transforme (le plus vite possible). Face au défi de la téléphonie mobile, d'internet, de l'entrée dans la privé, faut mettre une pression d'enfer, aurait déclaré en substance l'inénarrable directeur de ce grand asile psy qu'est devenu France Télécom, entreprise qui a su pousser jusqu'au bout le principe de base de tout organisme communicant (surtout ne pas communiquer entre humains).
Ainsi donc, après nous avoir interprété en entier, Elle est à toi cette chanson, (8 stations), le musicos qui devait avoir pas loin de 1435 points retraite a enchaîné sur un titre d'un autre Georges (Moustaki cette fois ci), avant que de se décider à demander une participation financière à un public qui n'avait cessé de monter et de descendre depuis le début de son show. Ce qui fait que les nouveaux entrants se sont dit que ce n'était pas à eux de payer puisqu'ils avaient pris le show en cours de route et les anciennement entrants devenus entre temps sortants, n'étaient donc plus là pour payer.
Sauf moi (qui n'avais pas la monnaie).
J'ai imaginé ce qu'en aurait pensé un responsable DRH de France télécom et les conseils qu'il aurait pu donner à ce troubadour qui semblait exercer son métier avec une passion douteuse. Se présenter (3 secondes), ne chanter que des refrains courts (je suis M, tu es M…), saluer et ratisser vite fait gauche-droite-gauche toute la rame (40 secondes maxi), et toujours, toujours descendre quoiqu'il arrive à la station d'après celle à laquelle on est monté.
Le temps, le temps… gagner du temps mais pourquoi donc ? Cela nous ferait-il vivre plus longtemps ? Cela confinerait-il à une forme d'immortalité accessible au commun des mortels ?
Même pas, pensez vous. Gagner du temps c'est juste avoir plus de temps pour produire et donc, gagner plus d'argent… Sauf qu'il n'est même pas sûr que la demande suive, car comme dit Cléa Culpa avec force aigreur dans la voix, ils seront bien avancés tous ces gros patrons quand ils auront asphyxié la demande par leur gestion à courte vue (réduction obsessionnelle de chaque coût, licenciement du plus grand nombre de gens possible, puisqu'un bilan vous l'apprendra mieux que personne, le personnel y est comptabilisé comme charge), gestion qui n'aura pu qu'inéluctablement conduire à l'appauvrissement d'une population potentiellement cliente mais qui, devenue chômeuse ou frileuse (donc épargnante), ne pourra ou ne voudra certainement pas acheter leurs productions.
Quand on sait que Ford, célèbre inventeur du travail à la chaîne en usine, donc de l'art et la manière de perdre le moins de temps possible, s'est inspiré du fonctionnement des abattoirs de Chicago, on se sent légitimement refroidi, voire inquiet (qui au final prendra la place des poulets nus sur la chaîne d'abattage ?).
De toute façon, il est certain que la majorité de ceux qui se seront dépêchés pour produire plus ne verra jamais la couleur de cet argent, et sans aller jusqu'à penser que la majorité a forcément raison parce qu'elle est majorité, il n'en reste pas moins qu'une majorité d'individus maltraités et appauvris dans une société donnée ne peut guère apparaître comme un atout pour cette société.
Et si déjà, il est quelque peu critiquable de presser ceux qui produisent à produire encore plus (surtout sur fond de surproduction et de planète asphyxiée), que dire de ceux que l'on presse alors qu'ils ne produisent rien ? Il y a ainsi des lieux (l'administration par exemple) où chaque échelon est le plus souvent pressuré (quand on le pressure) pour que celui qui pressure, avance dans la carrière, avancement qu'il sera en droit d'attendre s'il aura permis lui-même à son propre pressureur, en lui apportant le travail de ses pressurés à lui, de réussir à grimper un peu plus haut dans cette pyramide de pressurés…
En vérité je vous le dis, depuis que j'ai vu mon propre ministère nous renvoyer un nabot de l'édition (3 ouvrages au catalogue et des factures impayées dignes d'une poule de luxe sans le sous) à qui il n'osait pas dire non, puisque dire oui peut vous apporter des voix, quand dire non, ne vous en apportera jamais, je me suis laissé dire que le plus pressuré n'était pas forcément celui auquel on pensait. Il semble que plus on est élevé dans la pyramide des pressurés, plus on a à perdre, et donc plus on est ligoté. Pauvre Mitrand, j'ai pensé ce jour là, tu es donc moins libre que moi.
Enfin, dans le processus de pressurage, il y a cette perversité qui consiste à être pressuré… pour rien. On termine à la chandelle un travail déclaré plus urgent encore qu'une opération à cœur ouvert, mais qui, une fois terminé, reste à sécher à l'air libre des jours entiers comme une vieille tarte oubliée sur un coin de table. Soumettre régulièrement des individus à cette perversité est certainement un bon moyen pour les pousser à se chercher une poutre au plafond.
Question gain de temps, on parlera aussi de flux tendus, joli vocable d'époque qui mixte deux concepts a priori paradoxaux (le fluide et le durci). Le flux tendu va de l'achalandage des rayons au coup par coup pour que nulle production ne demeure ô sacrilège invendue en passant par la capacité de répondre immédiatement à une demande immédiate, elle-même accompagnées d'autres demandes immédiates jugées toutes aussi urgentes.
Aucun secteur ne semble épargné. Ma généraliste s'est plainte, ainsi, de ce que ces dernières années, elle observait une très nette tendance à être immédiatement renseigné. Ainsi, quand les gens reçoivent leurs examens, ils l'appellent tout de suite pour avoir un commentaire et tant pis si vous êtes occupée à donner du temps à un autre patient. Avant, ils prenaient humblement un rendez-vous et faisaient la queue comme tout le monde. La secrétaire a bien tenté de les filtrer mais depuis qu'elle s'est faite traitée de salope et de grosse pute, elle s'est mise en arrêt maladie et appelle sans doute à son tour son médecin traitant pour le tarauder au sujet de la reconduction de son arrêt maladie.
Quant à ma généraliste, je dois bien avouer qu'elle gagnerait à recourir aux bons conseils des gourous des DRH d'entreprises où les gens se suicident, puisqu'elle m'a consacré une grosse demie heure alors que je venais la voir pour lui demander un moyen d'assassiner Morphéophobe (et que donc, je n'avais nulle maladie avérée qui puisse rapporter à un quelconque laboratoire pharmaceutique), tout ça sans aucun dépassement d'honoraire et sans répondre en même temps au téléphone (qu'elle avait décroché). Je dois même confesser qu'elle souriait comme si elle était heureuse de sa vie et qu'elle comptait s'absenter deux jours entiers pour effectuer un stage de formation (repérer les dépressifs) en compagnie de pairs, ce qui pourrait sembler à un esprit comptable et chagrin une pure perte de temps et donc d'argent.
En attendant, alors que j'en sortais, j'ai appris que le 24ème candidat au suicide réussi de France télécom avait sauté d'un viaduc dans les Alpes et je ne sais pas pourquoi mais je me suis dit que c'était étrange que même les employés de cet asile d'aliénés du travail œuvrant dans des endroits qui évoquent plutôt les congés payés se fassent sauter le caisson. J'ai pensé aussi à l'expression, se tuer à la tâche, plutôt appliquée à des travaux physiquement pénibles, et je me suis dit que ça n'avait jamais été une expression aussi juste, aussi tristement, aussi macabrement vérifiée.
Puis je me suis rappelée avec un frisson d'horreur que même le syndicat du crime ès livres était à plus ou moins long terme menacé par la vague de la gestion idéale où les gens sont comptés comme des moutons qui ont tendance à se remplir scandaleusement la panse et qu'il convient donc de pousser doucement vers la sortie. Chez nous, on appelle ça la RGPP, la Révision Générale des Politiques Publiques, appelés par ceux qui ont mauvais esprit, la Réduction Générale des Politiques Publiques. Et alors que le métro me ramenait à Montreuil, j'ai commencé à me demander qui, parmi nous, serait susceptible de se chercher une poutre dans les années à venir…
Le temps sans musique de mauvaise qualité est presque merveilleux dans le métro!!!