Ma grand-mère en tongs aux Indes 2

Il est temps que je vous présente ma grand-mère, Baka Rakjia, plus communément connue sous le nom de Baba.

Baba est la mère naturelle de mon père, enfin, en théorie. Dans cette famille, rien n’est jamais sûr. Il semblerait pourtant bien qu’elle lui ait donné la vie de façon naturelle, après s’être mariée avec un charpentier slovène en ex-Yougoslavie. Ils coulaient des jours tranquilles à Sarajevo, élevant leur fils (mon père), quand la guerre aurait brutalement éclaté. S’enfuyant de ce merdier avec son fils sous le bras, tandis que son charpentier de mari s’efforçait de garder la place (ma femme revient de suite), elle aurait atterri en France qui lui aurait généreusement offert l’asile psychiatrique (Baba a occupé pendant 50 ans un poste de comptable dans un hôpital psychiatrique). Mon père aurait grandi là, entre fous et Français, devenant ainsi le professeur Colza, tandis que le pauvre charpentier disparaissait complètement de la circulation.

Il semble bien que, question GUERRE, Baba fasse référence à la dernière guerre des Balkans, 1992-1995, mais là, je suis paumée dans les concordances de temps. Comment pourrait-elle avoir eu 90 ans et avoir vécu cette guerre là, il y a dix ans, s’enfuyant du bled avec mon père âgé de 4 ans, aujourd’hui âgé de 60, pour venir cotiser durant 50 ans à la Sécurité sociale française? Baba me dit que comme d’habitude, je chicane sur des détails et qu’en conséquence de quoi, c’est pas étonnant que je sois seule dans la vie. Là aussi la concordance m’échappe.

Quoiqu’il en soit, Baba vit seule avec son clébard, Marcellin, dans une maison faite pour elle : il n’y a que des vieux. On appelle ça la Maison aux Vieux. C’est une crèche mais pour vieux, ils ont des couches (pour certains) et des poussettes (pour d’autres). Baba n’a rien de toute cela et elle traverse toujours, altière et digne (arrogante), la salle où les vieux sont supposés s’amuser en attendant la mort. Elle n’a besoin de personne, braille-t-elle, ni béquille ni bras compassionnel, pour déambuler, SEULE, en direction de sa mort, ajoute-t-elle toujours avec ce ton caractéristique des vieux et des filles mal aimées pour faire culpabiliser de leur bonheur les gens bonheurés. Elle en veut terriblement à mon père de l’avoir mise là, ce fils « ingrat et pire que tortionnaire », elle en veut aussi ma mère, sa « vile complice », et elle m’en veut à moi, ce « lâche témoin passif et impuissant ».

Quand je passe plus de deux heures avec elle, malgré qu’elle soit drôle, bavarde et originale à sa façon, je comprends mes parents, une semaine avec elle et on arrache les affiches des Petits Frères des Pauvres. Baba est si féroce que son chien, Marcellin, l’est de même (c’est pas vrai, il fait semblant) et il a été accepté dans la Maison aux vieux au motif qu’il est lui-même un vieux (chien).

On aime Baba parce qu’elle fait peur à la mort, et on la craint aussi pour ça. C’est ce qu’on dit, moi je pense que c’est surtout parce que c’est une emmerdeuse et qu’on file doux avec elle plutôt que de perdre sa vie en discutant avec.

Aujourd’hui, je lui ai rendu une petite visite. Nous avons pris le thé dans le petit salon. Je précise que la maison aux vieux ressemble à celle du docteur Lenoir, vous vous souvenez, le Cluedo ? Chaque pièce a un nom. Ainsi, on prend le thé dans le petit salon, on déjeune dans la salle à manger, on prend le café dans le boudoir, on profite du soleil dans la véranda, on fait semblant de lire dans la bibliothèque, et on meurt dans toutes les pièces, comme chez le docteur Lenoir, même si l’assassin et l’arme sont là, la mort naturelle et la vieillesse (enfin… si on écoute Baba, aucune mort dans cette maison ne serait naturelle). Nous avons pris le thé en compagnie de Marcellin, qui se tenait assis bien droit, la gueule en cul de poule, parmi les petits Suisses volants (deux petits vieux s’amusaient non loin de nous) et Baba m’a demandé où j’en étais (les princes charmants).

– Nul part, j’ai répondu. Le marché est à sec.

– Marie, a soupiré Baba, le temps presse et la mort n’est pas loin…

Elle parlait de qui là ?

– J’aimerais TANT voir mon UNIQUE petite-fille mariée à, et mère de, avant que de, elle a gémi.

– Je prépare ça pour ton centenariat… j'ai ricané, tu vas voir, le top du top, un gendarme et des triplés…

– Très drôle, a grogné Baba, j’ai pas survécu à la guerre pour voir mon sang s’assécher, mon enfant, car la guerre, c’était quelque chose ! Tu n’as pas connu ça, toi, enfant gâtée ! Cela a commencé avec ton aïeule, Sophie la Bohémienne, qui…

– C’est bon Baba, je l’ai coupé. Je connais le feuilleton par cœur.

Baba raconte SA guerre comme d’autres LEUR accouchement. Une vieille dame, environ 152 ans, s’est approchée de nous.

– Je suis une amie de madame Volkovic…

Madame Volkovic, c’est ma grand-mère. Et la vieille dame s’adressait en fait à Marcellin.

– Dites donc, s’est exclamé la Vioque, qu’est-ce que vous avez une belle chevelure… superbe ! Et quelle couleur ! Comment faites-vous donc ?

Marcellin est un chien roux.

– Je me fais régulièrement des hennés, a-t-il roucoulé, c’est très bon pour les cheveux ! Ca donne de la couleur et de la vigueur !

– Je devrais peut-être essayer… a dit pensivement la Vieille.

– Sur votre perruque ?! S’est étranglé Baba Rakjia.

– Eh oui pourquoi pas… je ne vois pas pourquoi cela ne marcherait pas… a-t-elle répondu d’un ton pensif, la voisine… et votre petite-fille, toujours pas mariée ?

Elle a dit ça en se tournant vers moi cette fois, pas vers Marcellin, tout en me scrutant d’avec ses lunettes au bout d’un manche comme une loupe.

– Je suis pas loin du but, j’ai rétorqué, le nez dans ma tasse.

– Zaza, ton nez ! A grogné Baba.

– Mais non, mais non, vous ne finirez pas pute ! a gentiment protesté la voisine. Vous n’avez pas la gueule de l’emploi !

– Sonia, a dit d’un ton sec Baba, on ne dit pas de gros mots à table ! Ici, personne ne travaille !

– Oh c’est vrai ! Excusez moi !

La vieille dame a mis sa main sur la bouche d’un air coupable. Ce genre de scènes se produisaient souvent car les vieux des lieux avaient le son fantaisiste. La vieille dame s’est éloignée, et Baba m’a dit alors quelque chose d’atroce :

– J’ai réfléchi… je viens avec toi, en Inde !

– Quoi ?!

– Oui, j’ai tout préparé, et je viens avec toi ! Et ne dis pas non… tu vis dans mon château, tu me dois bien ça !

J’étais plus que sidérée. Désespérée. Quelle vacherie. Partir avec sa grand-mère en Inde. Merde. Ok j’habitais dans son château mais c’était pas une raison (reportez-vous à la charité) !

– Tu pourras pas suivre, Baba, il va faire dans les 50 degrés… on va passer aussi des cols à 5000 mètres d’altitude… j’ai dit d’une voix de mourrante.

– Si je dois MOURIR, eh bien je MOURRAIS ! C’est que MON heure sera ARRIVEE !

Baba, vous l'aurez remarqué, aime bien mettre des majuscules à certains de ses propos, c’est son côté balkanique.

– Je vais réfléchir… j’ai balbutié en me levant.

– C’est tout réfléchi, je VIENS !

Qu’elle a insisté, la vieille. Merde et merde. J’aime beaucoup Baba, c’est pas la question, j’ai bien conscience qu’elle ne va pas rester encore des siècles avec nous et que chaque vacance peut être la dernière mais de là à se la farcir sur les routes de l’Inde…

Je lui ai bisé le front, avec la révérence hypocrite et je me suis enfuie, en me disant que là aussi, comme pour la sur-boom friquée du 17 juin, je trouverais bien une solution, foi de Chotek.

2 thoughts on “Ma grand-mère en tongs aux Indes

  1. Reply Sergent Major Juin 14,2006 12:25

    Madame,

    je suis gendarme et je suis quelqu\’un de très bien. Vous ne connaissez rien à la gendarmerie. On a fait beaucoup de progrès, on tape les blancs comme les noirs, et on a le sens de l\’humour (c\’est des blagues, on tape personne).
    Je suis prêt à vous rencontrer, vous verrez, j\’ai de la culture en plus, je viens de finir le Da Vinci Code, alors hein.

  2. Reply Vieux pépé Juin 14,2006 13:42

    A l\’attention de Baba,
    Merci pour l\’invitation en Inde, je serais ravi de venir avec toi ma douce vieille peau. Nous irons dans un ashram, taquiner le gourou et boire des Bangs Lassi, avant de partir, là-haut.
    J\’espère que ta petite fille ne le prendra pas trop mal, nous lui trouverons un de ces bonzes au coeur d’or et aux couilles dodues.
    Bien à vous,
    Ton pépé coquin.

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