Vous voulez pas passer à Delarue?

Ce matin, je me suis levée de bonne heure (midi) et Ernesto est descendu me chercher le courrier. J’ai ouvert les enveloppes d’un œil mou, d’une attention distraite, d’un doigté ramolli… quand soudain, j’ai failli avaler mon bol de café tout entier.

La fée Naref m’envoyait en effet une lettre m’informant de sa joie de savoir que je m’étais ENFIN décidé à acquérir une carte Farnaque… avec laquelle je m’étais aussitôt empressée de m’acheter un téléviseur à écran plat géant (6870€), un ordinateur de même avec écran plat (1099 €), une super chaîne hi-fi toute plate (788 €) et des oreillettes molletonnées (3,5 €) pour de pouvoir écouter dans le métro mon podtruc (387 €), et m’éviter ainsi d’assister, pour de vrai, au viol de ma voisine, au tabassage de mon voisin, puis à l’assassinat de sa vieille mère assise à côté de lui en train de faire gentiment un sudoku.

Je n’ai jamais eu de carte Farnaque, et même quand je serai riche et mariée, j’en aurais PAS. Alors quoi.

– Réfléchis, m’a dit Ernesto. T’aurais pas eu une pulsion inconsidérée cette semaine ? Une sorte d’énorme frustration sexuelle te conduisant à acheter hystériquement des biens de consommation pas donnés du tout ?

– Non, j’ai gémi, je me suis juste acheté des tranches de jambon supérieures et un porto en promo…

Je me sentais limite schizo. Comme si je m’étais dédoublée sans me le dire et que pendant qu’une de mes parties tapait consciencieusement un courrier d’information à un Artiste lui expliquant que le mécénat à vie ne relevait pas de notre division 405 (je vous expliquerai plus tard ma vie de métier), l’autre partie était descendue subrepticement claquer l’argent du salaire dans des objets dont je ne saurais même que faire. A moins que, victime précoce d’Elsa Meier, je me sois précipitée follement à la Farnaque pour m'acheter une carte Farnaque, à l’heure de la pause, oubliant dès mon retour au bureau mes achats inconsidérés… ? Mais alors, où seraient passés les dits achats ?

– Ton chéquier volé en février…

M’a rappelé Ernesto. Il était parti fouiller dans mes dossiers et il était revenu un courrier à la main. C’est lui même qui l’avait tapé.

Bonjour,

Votre factrice s’est fait volé comme nouille mon chéquier bien aimé. Arrêtez tout, faut pas débiter les sous, c’est pas à nous ! Y a une voleuse très méchante, Cupiditas la rascasse qui l’a volé et qui va s’acheter des trucs avec ! Arrêtez là ! Je suis innocente comme une jeune mariée et j’ai rien à voir avec tout ça.

Aimablement.

Princesse Marie ChotekCry

C’était donc ça. Prise d’une rage terrible (une salope de rascasse Cupiditas se payait avec MON argent des bouzins que je pourrais même pas me payer MOI), d’un désespoir sans fond (la princesse Chotek, bien qu’innocente, écrouée à vie à la prison de la santé), j’ai cassé ma chaîne stéréo en donnant un coup de pied dedans, entraînant dans l’affaire l’ordinateur qui passait par là, qui est lui-même tombé sur la petite télé sur laquelle avec Ernesto on regarde les Dossiers de l’Ecran (ah bon, ça n’existe plus ?), tandis que j’entendais justement Ernesto, en arrière fond, téléphoner à la fée Naref.

– Faut que t’aille voir les keufs, il m’a dit quand il a raccroché, pourquoi t’as cassé la musique ? la télé ? l’ordi ? T’es folle ou quoi ? Tu crois qu’on a les mêmes moyens de la rascasse ?!

– Comment la fée Naref a su que c’était pas moi ? J’ai demandé.

– Parce que c’est une fée tiens pardi ! il a gloussé.

– Mais euh… ça n’existe pas vraiment les fées… quoique je puisse en dire…

– La personne qu’a volé ton chéquier connaissait pas ta date de naissance banane ! ça a été vite fait de voir que la date était fausse !

Il a soupiré comme si j’étais très très bête. Alors que.

Alors je suis partie chez les flics. Je suis arrivée avec la mine de la parfaite coupable, j’ai patienté au côté d’un grand criminel de rue, j’en suis sûre, et c’est Gaston Bonnaventure qui m’a reçue. Les bureaux étaient mal insonorisés, on entendait la conversation d’à côté.

– Votre nom ?

– Marie Chotek.

– Je veux voir mon fils !

– Votre date de naissance ?

– C’est au juge pour enfants que vous devez vous adresser !

– Quinzeufévriermilleneufcentsoixanteeuh…

– Quel bon vent vous amène ?

– Eh bien voilà commissaire…

– Le juge ! le juge ! Mais que fait la Police ?!

– Je ne suis que Général des Armées…

– Non ?!

– Votre fils a été placé en famille d’accueil et croyez-moi, quand je vous vois, je comprends que l’on ne veuille pas vous laisser voir cet innocent enfant…

– Non, je suis un flic, c’est tout. Bon, les faits alors !

– Eh bien voilà monsieur le flic…

– Appelez moi Gaston !

– Mon fils a volé sa propre grand-mère pendant son agonie (dragées au sucre sur table de chevet), question innocence, vous repasserez !

– Eh bien voilà monsieur Gaston…

– Appelez moi Gaston tout court ! Allez, on est simples chez les flics !

– Cet enfant devait avoir un bon exemple devant les yeux ! Et puis, circulez monsieur, si vous voulez vous plaindre, c’est pas ici, c’est au ministère de la justice qui gère les placements d’enfants mal tombés… ah seigneur… pourquoi les incapables se reproduisent-ils…

– Eh bien voilà Gaston…

J’ai enfin réussi à lui raconter mes déboires. Je tremblais qu’il ne me jette aux fers. Il allait penser que j’avais tout manigancé. Habilement et cupidement (comme l’autre). Et puis, vous imaginez si la date choisie avait été comme par hasard la mienne ? Et le lieu. Et la tête. Cupiditas la rascasse née en xxx à yyyy, avec la tête à Chotek ?! J’aurais été une sorte de nouveau pull over rouge du deuxième millénaire, jetée à la Santé pendant des décennies entières, objet d’une défense acharnée d’un quelconque écrivain persuadé de mon innocence… A la fin, Gaston Bonnaventure m’a juste dit ceci :

– Vous voulez pas passer à Delarue ?

Delarue. Qu’est-ce que ça venait foutre ici.

– Euh non… j’ai bafouillé.

– C’est bête, on a justement une place !

Il a dit ça d’un air de regret profond en papouillant un tas de papiers sur son bureau. Des fiches d’inscription dans des émissions de télévision.

– Ben c’est à dire que…

– Allez quoi Marie, soyez pas bégueule !

Marie. Bégueule.

– Mais euh… est-ce bien à vous, la Police, de faire de la retape pour Jean-Luc ?

– Faut bien vivre ! Dans la Police, quoiqu’on en dise, on n’a pas le sous !

– Mais qu’est-ce que euh je lui dirais… ? Mon histoire n’est quand même pas si extravagante que ça !

– Vous lui direz que quelqu’un vous a volé votre chéquier et a réussi, par le plus extraordinaire des hasards, à tomber sur la même date de naissance et le même lieu de délivrance que vous !

– Ohlala, arrêtez, ça me fait peur…

J’ai dit non, finalement, mais j’ai appuyé sur le mauvais bouton : j’ai été téléporté sur le plateau de son émission. Enfin… Gaston m’a pas vraiment laissé le choix, Jean-Luc est rentré dans son bureau et zou, en avant les studios. Comment je me suis faite dépossédée jusqu’à mon identité, la schizophrénie au palais de la consommation. J’ai quand même eu le temps de demander à Gaston s’il allait essayer d’arrêter la vilaine.

– Peuh.. pensez-vous ! On va mener l’enquête, et pi, avec un peu de miracle, on la retrouvera et après quelques jours de garde à vue, elle courra à nouveau libre comme nue !

– Mais comment ça ? Me suis-je indignée.

– Oui, c’est comme ça ! Y a pu de place en prison… tenez, la semaine dernière… on a arrêté un gars, 10 000 € de fraude, même pas une once de culpabilité, il volait les institutions, pas les pauvres gens, il nous a dit, et hop, je le recroise hier au monoprix du coin, il venait de s’acheter un appareil d’épilation à la cire chaude… avec quel argent me direz-vous…

– Mais c’est DEGUEULASSE !

– Non, c’est la vie, a philosophé le Gaston, votre voleuse a du s’acheter un téléviseur à écran plat, c’est la mode en ce moment, avec le mondial, les vols de ce type d’instrument sont en forte augmentation… tenez, je vous lis les chiffres…

A ce moment, le Jean-Luc m’a emportée dans ses bras en direction des studios. Je vous raconterai ça une autre fois, j’ai faim avec toutes ces conneries, et les Vieux de l’amour viennent de commencer.

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