La grande confusion


Aujourd'hui, c'est la grande messe. Mitrand, comme s'obstine
à dire Bécassine, vient chez nous prêcher pour saluer les cinquante années
d'existence de la Culture, le saint bouquin va être célébré toute la journée,
on aura droit à une coupe de champagne, une poignée de mains si on est futé
mais il faudra tout de même travailler après.

C'est là une réjouissance prévue de longue date, et Bécassine n'a
eu de cesse de dire et répéter sur tous les tons qu'elle n'en avait cure et que
ce jour là, elle irait faire les soldes (même si les soldes se tenaient en
janvier). Tout le monde, à part elle donc, a attendu ce grand moment comme si c'était
son premier bal, la com communiquant de moins en moins, son responsable, Triple
sec, ayant même viré à l'absolu irascible tant il stressait à l'idée que tout
ne se passe pas comme prévu. Il avait été jusqu'à promouvoir le vacataire du moment en
goûteur de petits fours pour le jour J, et il avait fait verser plusieurs
sceaux d'eau sur le dais qui recouvrait la cour pour s'assurer que celui-ci
était bien étanche et que Mitrand ne prendrait pas une douche en allant dire la
messe.

Sauf qu'entre temps, il y a eu l'affaire Roman Polanski. Ce qui
a donné un bon coup de froid à quelques uns des échauffés.



–         
Oh les filles, on ne va quand même pas venir
emmerder un si grand cinéaste 30 ans après juste parce qu'il a tringlé une
petite grue arriviste qui, au vu de la méthode employée, n'a en plus risqué
aucune grossesse… au contraire de toutes ces petites bonnes que l'on mettait à
la porte avec le fœtus du patron dans le caisson… sans un sous, les filles,
sans un sous… quand lui, le grand cinéaste, il a non seulement payé sa faute
par 2 heures de prison et une cavale de plus de trente années ET  des kopek versés à cette petite parvenue… qui
plus est sexuellement active comme l'a fait remarquer notre grand philosophe
national, finkelcrotte… alors hein… shup
up !

Voilà ce que nous a rétorqué Bécassine avant même que nous
n'ayons émis la moindre critique, super cadette et moi.  Bizarre, on s'est dit, sans même chercher à
comprendre car Bécassine était ainsi faite que le terme girouette était parfois même
trop statique pour parler d'elle. Par ailleurs, il convenait de noter qu'elle
parlait de moins en moins de faire les soldes le jour J.

Sauf qu'entre temps, il y a eu l'affaire du tourisme sexuel revendiqué.
Là un plus grand nombre d'échauffés s'est refroidi et a parlé justement d'aller
faire les soldes ce jour là.

–         
Oh les filles, il a dit garçon, garçon, mais ça
ne veut pas dire, petit garçon… et
puis crotte zut, on ne peut plus rien écrire dans cette société de coincés du
cul… si Gide revenait, il serait guère mieux considéré que Dutrou… relisez
d'ailleurs les pages sublimes de son journal où en voyage en Egypte, il est
littéralement harcelé par de jeunes éphèbes sodomites parfaitement consentants…
mais dites les filles vous êtes du FN ou quoi pour venir demander des
comptes à cet homme sur sa vie intime?

Voilà ce que Bécassine nous a assené, avant même que nous
n'ayons émis la moindre opinion sur la culpabilité ou non du grand patron.
J'avais juste raconté à super cadette que le hasard avait fait que la veille de
cette accusation, j'avais feuilleté La
Mauvaise vie
de Mitrand, et que j'avais eu un sentiment presque de vertige
en réalisant que le type qui racontait comment un jeune marocain revanchard
anti-bourgeois l'avait mis et lui avait collé une MST, était mon patron.

–         
Recentrez -vous sur le livre, les filles… nous a
exhortées Bécassine, j'aime mieux vous dire que de grands dangers vous
guettent… entre la taxe qui ne rentre plus et le numérique qui va avoir la peau
du livre papier, je ne vous cache pas que vous êtes hautement plus menacées que
par les mœurs de notre cher ministre ! D'ailleurs, je vous ai apporté les
extraits incriminés, vous allez me faire le plaisir de les lire avant que notre
cher ministre vienne afin que vous soyez définitivement persuadées que ce n'est
pas de petits garçons dont il s'agit mais de jeunes adultes parfois étudiants
et fiancés… cette sombre cruche de Marine Le Pen ne connait rien à l'anatomie
masculine apparemment… je vous ai souligné le passage où notre cher ministre rétablit
une vérité… le membre des hommes thaïs n'est pas moins dimensionné que celui
des Indo-Européens… parlerait-on ainsi du kiki d'un jeune enfant hein ?  

Kiki. C'était proprement vertigineux… Bécassine avait de
toute évidence pris la tête des échauffés du lieu. Puis j'ai eu un autre vertige en lisant un peu plus tard sur
internet cette niouse « L'Elysée et Brice Hortefeux soutiennent
Mitterrand ». Vertige dû au télescopage de noms a priori antinomiques
Hortefeux-Mitterand, vertige aussi puisqu'un autre titre à côté annonçait
« Brice Hortefeux persiste et signe sur les criminels sexuels », comme
une sorte de schizophrénie généralisée au-dessus de nos têtes… 

Ce vertige rejoignait d'ailleurs ce que l'on pourrait appeler
la Grande Confusion. Celle de notre vie politique et sociale où l'on voit un Nicolas
Ier débaucher des hommes et des femmes de gauche parfois même pas
furieusement ambitieux ni arrivistes (je pense à Fadela Amara ou Martin Hirsh),
où le même Nicolas Ier, objectivement ultra libéral, tient des discours aux
accents vibrants d'humanisme et de socialisme en menaçant les traders de les
frapper aux bourses, quand dans le même temps, la CGT a fait déloger par la Police
les sans papiers qui occupait son siège (vacant) à la Bourse du travail, et où.

–         
A ton avis, m'a demandé super cadette qui avait aussitôt
jeté les extraits du livre de Mitrand à la poubelle, pourquoi Bécassine
défend-t-elle autant Mitrand qu'elle hait pourtant ?
–         
Peut être qu'elle ne le hait pas tant que ça…
–         
Sois pas cruche Mimi, elle le DETESTE !
–         
Peut être est-elle sincèrement indignée qu'on
exploite ses mœurs dans un but politique ? J'ai prudemment répondu. Tu
sais, Bécassine est parfois très surprenante… je crois qu'on ne peut lui
enlever une certaine honnêteté intellectuelle…
–         
Mon cul mimi… tu y crois à ça ? A répliqué
super cadette en fronçant le nez comme si ça sentait mauvais.
–         
Non mais au fond je l'aime bien, me suis-je étonnamment
entendu répondre, et je n'ai pas envie de penser qu'elle a une idée pas fort
clean derrière la tête…
–         
Comme… ?
–         
La villa Medicis par exemple…
–         
Mince ! S'est exclamé la cadette pourtant
plus rouée que moi. Mais tu as raison, ça doit être ça ! Elle n'a pas
lâché l'affaire, la mère Goya de la culture !

Je me suis sentie très intelligente. Et très rusée. Aussi
rusée que toutes ces huiles qui manigancent parce qu'elles sont ça, des huiles.
Des personnes diablement habiles et qui au contraire de nous tissent avec des
airs de vierge, les files de leur toile et de leur ascension en nous faisant
croire qu'elles tricotent de la layette pour la fille de leur voisine au Rsa. Des
personnes qui doivent toujours avoir plus, plus de pouvoir, plus d'argent, plus
de reconnaissance, plus de.

–         
Mimi, arrête ton logos façon vieille Cgtète, m'a
fait alors super cadette, on doit t'entendre jusque dans la salle du bas où
Mitrand va rentrer… d'ailleurs, j'entends un grand silence, il a dû arriver.

On est donc descendu écouter la sainte parole. Mitrand le
touriste volage était enfin arrivé avec une bonne heure de retard. Il a fallu avant
écouter un ancien ministre de l'agriculture (pourquoi lui ?) expliquer que
le livre, ce n'était pas n'importe quelle marchandise, ce n'était d'ailleurs
pas une marchandise, mais un objet sacré, que d'ailleurs on était tous réunis
là par sa passion (au livre), que c'était vraiment rare et mirifique que de
faire de sa passion un métier, etc. J'ai arrêté d'écouter à ce moment là car
j'ai bien senti que ce discours ne s'adressait pas à moi, tant il était
difficile de voir en mon emploi la conciliation d'une passion et d'un moyen de
gagner sa vie.

Ensuite, ça a été au tour du Mitrand avec cette voix si
douce dont il doit user pour laisser venir à lui les petits enfants… j'ai
chassé de mon esprit cette mauvaise pensée et j'ai tenté d'écouter ce qu'il
disait car sans vouloir me montrer aussi échauffée que Bécassine, c'est un
homme audible, voire charismatique. Le numérique donc. Encore et toujours lui,
alors que, je l'avoue piteusement, j'arrive à peine à m'imaginer ce que
concrètement cela veut dire… à part pouvoir se faire publier en ligne par
publibook et que vos (rares) fans puissent imprimer ainsi votre œuvre à la
demande, par exemple le récit de vos vacances en Thaïlande alors que taraudé
par votre inclination sexuelle vous commencez à trouver du charme au sexe
organisé et que. 

Le numérique donc. Une technique qui ne me passionne guère,
dans laquelle je ne vois qu'une sorte de cousinage avec ces manuscrits
photocopiés à la va vite façon mémoire de fin d'étude…  je n'arrive pas à imaginer qu'un jour, bien
avant même que je n'habite un fauteuil roulant dans une maison de vieux, on ne
trouvera plus de livres papier avec une belle couverture, vendus dans ces lieux
silencieux appelés librairies, tenus par des commerçants dénommés libraires,
aussi cultivés que méprisants et mal aimables… et qui vous regardent de haut, juste
parce que vous voulez lire ce livre qui raconte l'histoire de ce grand type un
peu précieux devenu ministre qui jadis se fit savonner dans un sous-sol par un
jeune éphèbe thaï (mais dit-on vieil éphèbe ?)… 

–         
Tu crois qu'on va numériser la mauvaise
vie ?

A gloussé la cadette après le discours de Mitrand alors que
Bécassine fonçait sur nous, même que je me suis dit qu'elle allait se faire
frapper, la super cadette, mais non. Bécassine avait l'air hors d'elle,
froidement hors d'elle, j'ai frissonné.

Elle était en émoi, Bécassine. Mitrand lui avait bien serré
la main mais il ne l'avait pas reconnue. La SGA l'avait, qui plus est,
présentée comme simple chef de bureau et pas du tout remise comme ex ministre (quand
on sait que, chassé ou non, un ministre devenu ex se fait toujours appeler
ministre). En plus, à son flanc droit, une parfaite inconnue avait eu ses
vapeurs, et Mitrand l'avait quasiment reçue dans ses bras. Profitant de son
intérêt plein de souci pour sa santé, cette parfaite inconnue, si ça se trouve
une vulgaire pique-assiette, en avait profité pour lui parler de son fils, un
jeune plasticien qui ne peignait que sur des pommes de terre et avait ainsi
constitué ce qu'il appelait l'armée des patates colorées, sans trouver pour
autant une galerie où s'exposer et que.  

–         
En attendant, a fait remarquer la cadette,
personne ne l'a cherché sur sa mauvaise vie… aucun journaliste présent n'a osé
lui poser la question qui dérange.
–         
Mademoiselle cadette, a protesté l'Agent
comptable qui arborait un nœud papillon à motifs eh bien papillons, monsieur le
Ministre était là pour parler du
livre, pas de son livre ! Il
convient parfois d'élever un peu le débat mademoiselle…
–         
C'est dégueulasse, a glapi Bécassine, moi je me
suis mariée retraite église mairie, je me suis farci plus de quinze années de
ronflements conjugaux, de chaussettes sales jetées jusque dans mon argenterie,
j'ai donné la vie, une fille, je l'ai élevée quasi seule vu que mon mari
faisait carrière dans l'outre mer… j'ai bossé dur, passé des concours, je n'ai
jamais dévié de toute ma vie, je n'ai même pas volé un malabar à l'épicier du coin
de la rue, et je me suis retrouvée virée comme une mal propre quand lui, ce…

Tout le monde a crispé sa main sur sa coupe de champagne,
mais heureusement, Bécassine avait brusquement tourné les talons, les soldes,
elle a craché, je vais finalement faire un tour aux soldes.

–         
J'ai peur, a repris aussitôt l'Agent comptable
pour faire diversion, j'ai peur du numérique qui arrive…
–         
Mais non, l'a rassuré la cadette, il ne faut
pas.
–         
Peut-être faudrait-il mieux brûler tous les
livres, a-t-il suggéré l'air désespéré, comme une sorte de contre-feu au
numérique qui avance à grands pas vers nous ? Le numérique qui menace de
tout emporter sur son passages, éditeurs, imprimeurs, librairies, droits d'auteurs,
ayant droits…
–         
C'est ça, comme au Moyen Age ! s'est immiscé
la SGA qui n'avait rien entendu du début de la conversation, brûlons tous les
livres qui nous dérangent ! Brûlons La mauvaise vie, brûlons Lolita,
brûlons Gide ! Il faut vraiment être agent comptable pour avoir de
pareilles suggestions !

Je suis remontée à pas de loup dans le bureau (on était
censé rester en nombre en bas pour ne pas donner l'impression à Mitrand qu'on
le fuyait). Et, avant d'ouvrir le dossier des éditions Ma danseuse et mon
Vison, j'ai lu les passages incriminés de La
mauvaise vie
que Bécassine nous avait photocopiés.

Est-ce le champagne (que je n'avais pas bu) ? Mais je
me suis sentie étonnamment émue à lire ce qui semblait bien plus une confession
qu'une apologie du tourisme sexuel, un récit plein de douleur et de tristesse, une
manière tout à la fois précise et délicate pour dire les illusions et la mauvaiseté
de ces rapports monnayés entre un homme blanc, donc riche et dominateur, et à
un jeune thaï, donc pauvre et dominé, à qui on ne peut s'empêcher, pauvre hère,
de prêter des sentiments pour votre personne se sentant désespérément mal aimée voire rejetée dans sa vie ordinaire.

Un récit en tout cas parfaitement opposé au roman Plateforme
de ce grand hétéro beauf de Houellebecq, qui, sur le même sujet mais côté
hétéro, était lui à aux absolues antipodes de la forcément désespérante
lucidité de cette situation, se vantant même d'avoir fait jouir à plusieurs reprises la jeune
prostituée thaïe qui avait eu la chance et l'honneur d'avoir pour client ce
grand queutard de Houellebecq. Qui, certes, n'est pas ensuite devenu ministre, et
qui donc pouvait dire et écrire tout ce qu'il voulait, on s'en foutait.

J'ai soupiré, sans plus trop savoir quoi penser, si ce n'est
qu'à lire ces extraits, je me sentais incapable d'accabler cet homme à la voix
douce, et je les ai soigneusement rangés, car je me doutais que le vent ayant
tourné dans notre bureau, Bécassine me traiterait de violeuse d'enfant si d'aventure
elle tombait dessus.  

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