Confort psychologique

Voilà la clé du bonheur, m'avait un jour confié l'énarque qui pantouflait depuis 8 ans au poste de standardiste du Syndicat ès livres, tout ça parce que de prendre des risques dans de hautes fonctions l'avait rendu si malade qu'il avait dû se chercher une place moins exposée au stress et qu'en définitive, c'était encore le standard qui était le moins stressant.

Quoique… Même ce poste là avait fini par avoir raison de ses nerfs délicats quand à l'heure de pointe, les appels s'enchaînaient imperturbablement (toutes les dix minutes au moins) sans compter le coursier avec son air stressé et son casque de braqueur sur la tête, qui piétinait devant lui qui n'arrivait pas à retrouver le dossier des éditions du Casse noisette parmi les 4 dossiers en présence.

Il avait d'ailleurs fini par devenir correcteur pour une maison d'édition (il avait toujours eu 10/10 aux dictées de Bernard Pivot et obtenu chaque année à l'ENA, quand il y était potache, le prix de la Juste lettre), un emploi qu'il pouvait qui plus est pratiquer à demeure, loin de ces populations stressantes que sont les collègues, les fournisseurs et autres collaborateurs.

Le confort psychologique… La sécurité de la tombe quoi, m'avait rétorqué Bastille quand je lui avais rapporté ce propos alors qu'elle venait de quitter son quatrième emploi en six ans, refusant parmi toute chose l'application d'un CDI sur sa personne. Tu connais le proverbe, Mimi, ceux qui rêvent de mourir dans leur lit, ceux-là sont déjà morts.

Ah tiens non je ne connaissais pas. Bon, mais si je n’étais pas absolument persuadée de sa véracité (après tout quelqu’un comme Germaine Tillion, qui avait pris des risques toute sa vie, n’en était pas moins morte dans son lit à plus de 100 ans), je devais bien convenir qu’il yavait quelque chose dans mon confort psychologique de presque mortifère. Si en tant qu’employée de bureau soumise à la force d’inertie et d’attraction du vide,  je trouvais le temps long, la vie n’en était pas moins courte et ma façon de l’habiter était finalement comme une sorte de chute en avant vers sa finalité (le caveau). Je veux dire par là que plus on s’ennuie dans son quotidien, plus étrangement le temps passe vite et plus promptement la Mort se rapproche à grands bruits de crinoline noire froufrou c'est moi que v'là déjà.

Le péché, c’est de ne pas prendre de risque pour réaliser son désir (Françoise Dolto)

Il y a deux attitudes avec la vie, soit on la rêve, soit on la vit (René Char)

La fatalité existe dès lors qu’on s’y soumet (Simone de Beauvoir)

Dans un autre tonneau, voilà là quelques maximes que Bastille n’aurait pas reniées, tirées de la compilation de citations d’Une pensée positive par jour, que je feuilletais régulièrement chez Nature et découverte à l’heure du déjeuner, en luttant contre l’envie de dormir et la migraine occasionnée par un réveil trop matinal dû à un éternuement de Morphéophobe ou à une brusque envie de celle-ci de discuter avec moi de l’âge idéal pour publier son premier roman.

Et voilà qu’un jour, alors qu’une fois encore je feuilletais cet opus, y puisant curieusement une certaine force (alors que tout dans mon existence du moment contredisait ces citations), voilà que j’ai soudain entendu…

         Mimi… Mimi ? Marie ? Marie Chotek ? C’est toi ?!

J’ai levé les yeux, avec crainte, me demandant ce qui allait me tomber dessus. Je déteste les rencontres à l’improviste et je dois dire qu’en général, j’ai bien raison de m’en méfier. En général, ce sont des gens qu’on a envie de tout sauf de voir, ce qui explique souvent qu’on ne les ait justement pas vus (sans compter qu’on a souvent fait en sorte de ne pas les voir). Devant moi se tenait une grande fille mince et blonde, avec des dents de cheval de course, habillée de couleurs vives, un béret rouge posé de travers sur le chef. Nom d’un p’tit bonhomme… mais qui était-ce donc ?

         C’est moi ! Marie ! C’est toi ?

         Euh oui…

         Eh bien… c’est moi ! Moi !

S’est extasié la blonde femme.

         … ?

         Nathalie Carambar ! Tu te rappelles de moi ?

Nathalie Carambar. Nathalie Carambar… Nom de Diou, c’était une fille qui était dans ma terminale de lycée Valéry Giscard d’Estaing. Elle habitait le premier rang de la classe et faisait chut ! chut ! dès qu’on émettait ne serait-ce qu’un demi gloussement pendant le cours de trigonométrie spatio-temporelle. Elle bossait dur, avait de bons résultats sans être géniale, et si elle n’était certainement pas plus bête qu’une autre, elle avait la réputation d’être une de ces bêtes de somme qui ne réussissait qu’à force d’ingestions forcenées de ce foin dont on nous gavait pour parvenir à décrocher la mangeoire finale (le bac donc). C’était par ailleurs une assez jolie fille (si on mettait ses dents de côté), ce qui compensait son côté polarde, mais ceci était malheureusement gâté par ses tenues dignes de Laura Ingalls dévalant la prairie face à sa petite maison.

Enfin, je tiens à préciser que Nathalie Carambar n’était pas vraiment une copine, juste une sympathisante dans ces heures mornes qu’étaient les heures du lycée (en une sorte de préfiguration de la vie de bureau ?) où la compagnie des gentilles filles polardes me rassurait, et une fois le bac exécuté, je ne l’avais plus jamais revue.

         Mais si, rappelle-toi… mon mariage ! Je t’avais invitée car on m’avait fait savoir par Copains d’avant que tu étais toujours seule à presque 30 années sonnées… alors je t’avais rajoutée sur ma liste de mariage, il restait justement un trou à une table, à côté d’un homme seul…

Sourd d’une oreille. Celle placée de mon côté.

         Peut être mais quelle causticité…tu t’en souviens ? Qu’il était drôle, à s’en taper les cuisses, un vrai comique de table, le pauvre, il est mort d’une otite paludique la veille de ses 40 ans, je l’ai su par Copains d’avant

Copains d’avant, copains plus maintenant bordel !

         Bon, mais depuis, on s’est vraiment perdues de vue… j’ai finement remarqué. Et d’ailleurs, il va falloir que…

J’ai commencé à émettre en dirigeant un pied vers l’escalier qui menait à la caisse puis à la sortie donc à la délivrance.

         Ohlala c’est que le temps a coulé hein… elle a philosophé la Carambar.

Comme un fromage bien fait.

         Depuis mon lancer de jarretelle en nonante neuf, c’est qu’il s’en est passé des choses !!

Je n’en doute pas. Moi aussi dès fois dans ma vie, il s’en passe des choses.

         Avec Paul-Emile, on a eu trois bébés…

Sont-ils morts de la mort subite ? De Diou, trois enfants on dit.

         Pas facile avec mon job tu sais d’avoir 3 bébés… j’ai fait doctorat + 12 avec une sur-thèse en génie cervico-cellulaire options cellules du cuir chevelu… et là, figure toi que j’ai obtenu ma mutation, je pars aux States !!!!!! Dans un laboratoire à San Francisco !!! Bien sûr, j’emporte avec moi toute ma petite famille… et mon petit mari, un as du software, a déjà quelques pistes en vue… les kids sont inscrits au lycée franco-français de SF, j’ai hâte d’y être !!!!!!!

Et moi je pars sur la rive gauche de la Seine, tic tac c’est l’heure, j’entends déjà dans le corridor les escarpins de Bécassine……………………… 

         Alors avant de partir, je me suis dit que je ne pouvais pas décoller sans t’avoir dit au revoir… alors que j’avais salué personnellement les 35 autres élèves de notre classe de Terminale C du lycée Valéry Giscard d’Estaing… non, je ne pouvais pas partir sans savoir ce que tu étais devenue… puisque sur les 36 élèves de la Terminale C du lycée Valéry Giscard d’Estaing tu étais la seule à n’avoir jamais dit ce que tu faisais… ton poste… ta carrière… si tu t’étais mariée… finalement… si même tu avais réussi à en avoir… des bébés… au moins un… rien qu’un… alors j’ai été voir sur Copains d’avant et j’ai vu que quelqu’un avait posté un message… comme quoi si on voulait te trouver il fallait aller à la librairie du Nature et découverte de la galerie du Louvre entre midi et deux… qu’on te trouverait en train de feuilleter le livre Une pensée positive par jour… alors toujours nihiliste, Mimi ?

         … ?

         Ben oui, rappelle toi, au lycée déjà tu allais vêtue de noir (y compris ta robe à fleurs et tes mocassins à gland)… même à mon mariage, 12 ans plus tard, tu étais venue habillée comme un corbeau, les aïeules en avaient été toutes retournées de cette couleur caveau quand tout le monde était vêtu de mauve et de vert d’eau selon les strictes consignes distribuées avec le faire -part d’invite… tu m’avais laissé entendre que tu écrivais (toi qui n’avais jamais eu plus de la moyenne en français)  et que pour nourrir ta plume et ton chat, tu occupais un emploi sinistre dans l’Administration, façon Kafka… tournant ainsi le dos à une carrière prometteuse, dans euh la diplomatie par exemple, une carrière du moins plus, plus…

Nathalie Carambar a eu soudain pour la première fois un air désemparé.

         Tu as réussi à te faire publier finalement ?

Elle m’a pitoyablement demandé.

         Darrieusecq tu connais ?

         Ben oui…

         Eh ben c’est pas moi ! ahahah !

         Mimi, je vois que tu bois toujours du lait noir… as-tu eu au moins des bébés ?

Dring…………… Il devait y avoir un Dieu pour sauver les victimes innocentes des rencontres aussi fortuites qu’emmerdantes car le portable de la Carambar s’est mis soudain à sonner. Elle s’en est emparé comme si c’était le Samu très urgent qui la mandait. Je lui ai fait un petit signe, balayage de la main vers la sortie, j’y vais, mais elle m’avait déjà reperdue de vue, elle roucoulait dans son cellulaire, son webmaster sans doute ou un des 3 bébés.

J’ai filé vers le Syndicat du crime ès livres…Bien au chaud dans mon cercueil, comme aurait dit Bastille. Dehors il pleuvait, à San Francisco le soleil certainement brillait. Cela dit, bosser sur les cellules du cuir chevelu, merci bien, je préférais encore compter les éditeurs et leur dire de passer à la caisse. Une pensée positive par jour, tiens la v’là.

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