Les fausses images


Je ne sais pas vous mais je suis
régulièrement l'objet du phénomène des fausses images. Je m'explique.

Vous
entendez quelqu'un à la radio, une femme par exemple, elle a une voix
enfantine, elle parle avec douceur, vous commencez à broder sur l'image d'une
petite bonne femme haute comme trois pommes, toute fluette, avec des cheveux
d'ange blond. A chaque fois que vous entendez sa voix, aussitôt l'image de
cette femme douce et blonde surgit à votre esprit. Vous finissez par associer
totalement cette voix et cette image, au point que vous pensez réellement
qu'elle est comme ça, avec autant de certitude que si vous aviez vu une photo
d'elle. Et puis un jour vous tombez vraiment
sur sa photo.

C'est une grosse dame brune habillée
en tailleur d'homme avec des lunettes très sérieuses qui fixe d'un air sévère
l'objectif.

Vous vous sentez désagréablement
déçue, trompée, c'est vrai, mais cette découverte a cependant quelque chose de
si surprenant que cela vous fait un peu comme si on vous avait fait une bonne blague.
   



Dans un autre genre encore. Vous
voyez une vieille dame l'air pas commode dans une rue du septième à Paris avec à
son bras, une jeune femme de couleur, genre indienne. Vous vous dites en un
éclair, ah c'est sans doute une vieille bourgeoise aussi ronchon qu'exploiteuse
qui a pris une pauvre fille du tiers monde pour s'occuper d'elle. Vous passez
devant elles et vous entendez la jeune fille dire à la vieille dame, mamie, tu
as l'air fatigué, tu veux qu'on s'assoit un peu dans un café avant qu'on reprenne
le métro ? Vous comprenez alors que cette jeune fille est sa petite-fille,
sans doute adoptée, et qu'elles ne sont qui plus est que de passage dans ce
quartier, peut être ont-elles été visiter le musée d'Orsay puisque maintenant,
vous vius rendez compte que la jeune fille tient  à la
main un sac en plastique à l'effigie de ce musée.

Là aussi, il y a quelque chose de
l'ordre de la blague, de l'effet de surprise, mais sans la déception de la
petite voix enfermée dans un corps tirant sur l'hommasse. On peut même se dire in peto, ah comme je suis, je tombe de
suite dans le préjugé.

Autre exemple de fausse image.
Vous êtes dans le métro, et, malgré qu'ils soient parfaitement non assortis, vous
croyez que cet homme et cette femme devant vous sont en couple, juste parce
qu'en montant, vous avez cru les entendre échanger une remarque, ou un sourire,
ou n'importe quoi de suffisamment plausible mais furtif qui fait que, même si
lui arbore une barbe paillasson, sent la bière et porte une vieille serviette
en cuir, et qu'elle, est poudrée, impeccablement cintrée dans un imper chic, un
magazine en papier glacé sous le bras, votre esprit les a associés en se disant,
pourquoi pas après tout, ça doit être un genre artiste, intello pas propre sur
lui, et elle, une belle femme bien comme il faut qui l'aime rien que pour son
esprit.

C'est quand le type commence à
déclarer, bonjour, je me présente, je m'appelle Henri, j'ai 42 ans, je sors de
prison et je voudrais bien etc, et que la femme file dans le même temps
s'asseoir sur un strapontin qui vient de se libérer, que vous comprenez que
vous avez fait une grossière erreur d'interprétation… ou une belle œuvre
d'imagination.

Car voilà ce qui est commun à
toutes ces fausses images, un point de départ dans le réel, et puis ensuite, l'imagination.

Certes, on pourrait dire dans le
cas de la vieille dame et de la jeune fille que les fausses images sont de
l'ordre du préjugé plus que de l'imaginaire. Vieille femme blanche dans le 7ème=vieille
bourge riche, jeune fille de couleur au bras de cette vieille dame=jeune fille
forcément exploitée.

Néanmoins, l'exemple du métro
démontre le contraire. Car contre tout préjugé, vous avez associé un clodo avec
une bourgeoise, sur la base d'une erreur d'interprétation ou de compréhension
de départ. Malgré que la réalité ne coïncidait pas avec ce que vous en saviez
(une jolie femme chic ne sort pas avec une cloche), votre esprit a préféré
suivre ce que votre observation semblait lui avoir délivré plutôt que son
préjugé, c'est-à-dire sa connaissance par expérience de la réalité. Il s'est
même mis à broder une histoire plausible pour être qui plus est conforté dans ce que l'un de ses sens lui avait
apporté comme information du réel, et que ce réel, eh bien fasse sens. Car il
lui fallait trouver une raison (homme négligé=artiste) pour accepter ce que sa
raison (et sa connaissance de la réalité) refusait.  

Il est en effet toujours très
important pour l'esprit que les choses vues et senties soient cohérentes, et
présentent un sens plausible. C'est sans doute pour cela que l'effet de la
drogue qui distord la réalité peut conduire à la folie. Trop de fausses images
sans avoir le temps de les décrypter avec sa raison, et donc de leur donner un sens, et voilà l'esprit qui perd vite
pied…

Il est intéressant par ailleurs de
noter que le préjugé a inévitablement une connotation négative. Pourtant, certain
nombre de préjugés se fondent d'expérience de la réalité où certains faits et
situations seront majoritairement plus vraisemblables que d'autres. Il y a tout
de même plus de probabilité de tomber dans le quartier du septième sur une
vieille dame et sa bonne de couleur que sur une grand-mère et sa petite-fille
adoptive en train de s'en revenir d'une visite du musée d'Orsay.

Bon ceci dit, cela n'excuse pas
que ce soient toujours les Noirs et les Arabes qui se fassent arrêter pour
montrer leurs papiers au motif qu'étant de couleur, ils ont une plus forte probabilité
d'appartenir à une classe défavorisée (=car étrangère et sans doute voleuse) ou
d'appartenir à un courant migratoire clandestin (noir=pas français=clandestin) que
ces blancs de plus de 30 ans qui peuvent ainsi tranquillement sauter le
portillon du métro sans qu'on leur cherche noise, occupés comme on est à
éplucher les papiers des basanés.

Pour en revenir à ce que
j'appelle faute de trouver une autre expression, les fausses images, ce qui est
drôle, c'est la rapidité que met notre esprit à construire une histoire qui
fasse sens du réel à partir d'une image envoyée par ses yeux (mais décrypté par
lui). Dans l'exemple du métro, l'esprit a aussitôt commencé de construire une
belle histoire d'amour entre une jolie bourgeoise et son artiste-intellectuel
négligé. Cela peut parfois aller jusqu'à des constructions absurdes dignes de
ces images sans queue ni tête qui vous assaillent quand vous commencez à vous
assoupir, constructions érigées en quelques secondes et qui s'effondrent
aussitôt que la réalité, la vraie, a repris ses droits. Bonjour, je m'appelle
Henri, j'ai 42 ans, etc…

Il y a parfois aussi la volonté
irrépressible de donner une cohérence à ce que ses yeux voient pour une
question presque de sécurité mentale… Ainsi, il y a longtemps je portais le
Zébulon en écharpe sur mon ventre, son corps et ses bras étaient entièrement
recouverts par l'écharpe et mon manteau, seule sa tête émergeait juste en
dessous de la mienne. Je me trouvais à la Poste et je me dirigeais vers la
sortie, quand j'ai croisé le regard effaré, et même presque horrifié d'une
femme, qui la seconde d'après a éclaté de rire en me disant, je croyais que
vous aviez deux têtes ! J'ai eu une de ces peurs ! Je ne comprenais
pas ce que je voyais !

Dans ce genre de situation, qui
tient du dismorphisme, un signal d'alerte aussitôt tinte dans notre tête,
attention, il y a quelque chose de pas normal devant moi, et en même temps que
la panique ou l'effroi ou le dégoût ou… se lève en nous, l'esprit pédale à
toute vitesse pour trouver une explication qui fasse sens. Là cette femme avait
très rapidement réalisé que son esprit avait mal interprété ce que ses yeux
voyaient. Mais, pour ma part, j'aurais bien aimé savoir quelle histoire se
serait mise en place dans son esprit si j'avais vraiment eu deux têtes…

Nancy Huston, dans son essai, L'espèce affabulatrice, démontre, entre
autre chose, que tout dans notre vie n'est que construction fictive, et donc
fausses ou du moins, plus ou moins bonnes images parce que forcément,
fatalement, subjectives. De notre prénom (fiction donnée par nos parents) à
notre lieu de naissance (ville, pays, histoire organisées autour de faits
portés par des idées, des images et des croyances), en passant par notre
religion (je ne m'étalerai pas sur ce qui là me paraît vraiment de l'ordre de
la fiction…), l'emploi occupé (même un travail manuel est objet de fiction
puisqu'on le pense) ou même ce que nous mangeons (nous nous racontons la
fiction d'animaux qui certes souffrent quand on les tue pour les manger mais qu'étant
d'une autre appartenance que la nôtre, ce n'est pas un mal, à moins que nous ne
les mangeons pas, car jugeons que leurs souffrances sans être égales aux
nôtres, justifient que l'on s'abstienne de les consommer). Etc, etc…

Dangereux relativisme culturel vous
écrierez-vous à la mode Finkelcrotte? Disons qu'à l'instar de Claude Levi-Strauss
(que je n'ai pas franchement lu), on peut dire que chaque culture obéit à une
construction qui a sa logique, donc son intelligence propre, ce qui n'empêche
pas chacun de défendre des valeurs qui lui paraissent universelles (on ne doit
pas cloîtrer les femmes, tuer les criminels, frauder le fisc, toucher le ballon
de foot avec la main).

Quant à la réalité qui dépasse la
fiction, tout ceci nous emmène bien loin des fausses images qui, elles, sont de
l'ordre de la micro-fiction. Du travail presque physiologique de notre
cervelle, avec sa pincée d'originalité personnelle qui fait qu'on se construira
sur un malentendu, une histoire différente de celle de son voisin…

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