Ce
matin, un jeudi couleur taupe noyée, Bécassine m'a accueillie habillée en
Marianne. Je veux dire qu'elle était habillée d'une jupe bleu roi, d'un
chemisier blanc blanc et d'un foulard rouge sang, noué autour de sa nuque avec
un nœud sur le côté (façon hôtesse de l'air quoi).
Bien
sûr, je n'ai rien dit, Bécassine s'habille comme elle veut mais j'aurais
préféré qu'elle ne me fasse pas de remarque sur le fait que je ne portais que
des jeans, jamais de jupe et que dès le changement d'horaire automnal, je me
mettais à arborer mon éternel gilet de polaire grise, à la coupe en biseau au
prétexte qu'il était chaud tout en étant peu épais et d'une coupe originale qui
parvenait à le hisser au-dessus de la vieille polaire qu'on met chez soi pour
regarder la télé.
–
Je le dis pour
toi, Mimi, elle a précisé, en tant qu'employé de bureau du Service Public, tu
représentes un peu la France tu sais…
Je
n'ai pas relevé, je me suis fait un café, avec une vitamine C, et peu après la
Cadette est arrivée, l'air échevelé, toute de noir vêtue sous sa parka bleu nuit
qu'elle a jeté sur le porte-manteau en s'écriant, ouais, en plein dans le
mille ! Bécassine lui a demandé si elle enterrait quelqu'un.
–
Ben non pourquoi
cette question Christine ? A fait interloquée la Cadette, le bras qui
avait lancé la parka, resté suspendu dans les airs.
–
Je te demande ça
car je ne trouve ça pas très gai d'avoir une subordonnée toute de noir vêtue… à
tout te dire, je trouve ça même sordide, et qui plus est, d'un point de vue
vestimentaire, plus que minimaliste…
–
On dit pourtant
qu'il faut toujours avoir une petite robe noire dans sa garde-robe, a protesté
la cadette, le rouge aux joues.
–
Peut être, mais
pas un pantalon noir, avec un pull roulé noir, et une veste noire, sans oublier
des bottes noires, je trouve que ça ne rentre pas dans la catégorie
« petite robe noire »…
–
Moi aussi j'aime
bien le noir, suis-je courageusement intervenue, et d'ailleurs, je suis souvent
hab…
–
A ce propos, les
filles, m'a coupée Bécassine, à croire que j'avais parlé dans ma tête, je
voudrais ce jour aborder la grande question de l'identité nationale… qui
commence par la question de l'identité de bureau… questions que mes collègues,
Brice et Eric, m'ont instamment suggéré-ordonné de traiter avec vous…
Avec
la Cadette, nous avons échangé un regard effaré… et inquiet.
–
Qu'est-ce qui
fait que l'on se sent française… a commencé Bécassine, et tout d'abord,
qu'est-ce qui fait que l'on se sent employée de bureau auprès du Syndicat du
crime ès lettres ? Dites-moi !
Bécassine
en disant ça, s'était assise au bureau de
celui-qui-allait-devenir-notre-collègue-mais-qui-n'était-pas-encore-vraiment-là,
un stylo en main et un bloc-notes devant elle prête à noter nos réponses.
Avec
la Cadette, nous avons à nouveau échangé un long regard navré… et interdit.
–
Alors, eh
bien ? J'attends… vous n'avez pas de réponse à me donner ? Vous ne vous
sentez ni employée de bureau ni française ?
Bécassine
avait dans le ton une note légèrement agressive… et déçue.
–
Le contrat… j'ai
prudemment amorcé. Le contrat social… et de travail…
–
Mais
encore ? A fait Bécassine en levant un sourcil perplexe.
–
Je veux dire…
l'on se sent membre du Syndicat ès…
–
Dis
« je », pas « on », m'a coupée Bécassine. Ceci est une
question personnelle adressée à chaque citoyen français qui, en tant que tel, a
forcément son idée sur la question !
–
Je croyais que ce
débat devait être organisé dans les Préfectures ? S'est immiscé la Cadette.
–
Rien n'empêche de
l'organiser également sur son lieu de
travail, a protesté Bécassine. D'ailleurs, ce n'est pas mon idée, mais celle d'Eric et de Brice…
–
Personnellement,
je trouve qu'organiser un débat sur l'identité nationale dans les Préfectures,
c'est comme en organiser un en prison sur la liberté… a gloussé la cadette.
–
… ou en organiser
un sur la pauvreté à la Banque de France, j'ai repris tout aussitôt.
–
Ne commencez pas
à faire du mauvais esprit ! A persiflé Bécassine. Au moins, concédez que
la question de l'identité de bureau en se posant ici se pose au bon
endroit !
–
Et se pose un peu
là haha, a encore gloussé la cadette.
Bécassine
l'a fusillée du regard. Puis elle a repris :
–
Bon, je vais
amorcer un peu la pompe… Mimi parle de contrat social et de contrat de travail,
je note que, s'il s'agit de droits, il s'agit aussi de devoirs… comment
pourrait-on au mieux s'acquitter de ses devoirs envers son employeur ?
–
Peut-on commencer
par parler des droits ? A demandé la Cadette.
–
Non, parlons des
devoirs… trop souvent passés sous silence… quels sont les devoirs qui fondent
votre identité de bureau… et nationale,
–
Excusez moi
Catherine, j'ai demandé, mais je ne vois pas bien le rapport entre les deux
identités, la nationale et la bureaucratique…
–
Moi non plus, a
admis Bécassine, mais la question m'a été posée ainsi, alors j'essaye de trouver
avec vous les réponses…
–
Ça tendrait à
vouloir dire que qui est au chômage n'a plus d'identité de bureau, et donc
nationale, j'ai poursuivi. C'est ça ?
–
Oui ! A
glapi Bécassine. Euh non… enfin, je ne pense pas…
Elle
a tiré nerveusement sur son foulard rouge qui, d'un coup, a craqué.
–
Merde, elle a
grogné, un foulard tout neuf…
–
Sans doute fait
en Chine, a émis la cadette d'un ton pensif.
–
Pas fort
d'identité nationale, j'ai poursuivi sur le même ton.
–
Stop it, a
coupé Bécassine, je passe à la question suivante… comment leur faire comprendre
ce que signifie être employée de bureau et français ? Et comment mieux
honorer son bureau et la France ?
–
C'est vraiment
trop bizarre comme formulation… j'ai émis.
–
Qui
« eux » ? a demandé la Cadette.
–
Ben eux… les
étrangers quoi…
–
Les étrangers
français ? S'est enquis la
Cadette. C'est possible ça comme configuration ?
–
Non, les Français
issus d'étrangers, a précisé Bécassine. Ceux qui ne sont pas de souche quoi.
–
A quoi
reconnaît-on un de souche ? J'ai demandé.
J'ai
eu la vision d'une forêt peuplée d'arbres, certains de souches, d'autres non,
mais là, j'avais du mal à voir ce que ça donnait, des arbres sans souche.
–
Eh bien, je
suppose qu'il faut remonter aux grands-parents…
–
Ah oui, comme
pour les lois anti-juives de Nuremberg, a gloussé la Cadette.
–
… de toute façon,
là n'est pas la question, a préféré poursuivre Bécassine, ce que je vous
demande, c'est comment leur faire comprendre que…
–
Je n'aime pas
cette formulation, a protesté la cadette, c'est péjoratif…
–
Oh arrête de voir
le mal partout ! A grommelé Bécassine. Tu vois bien ce que cela veut dire…
–
Justement, a
repris la cadette, et je n'aime pas ça du tout… cela fait un peu trop nous et
les autres… plutôt demeurés les autres d'ailleurs…
–
C'est vrai ça,
j'ai repris, ça peut donner des trucs aussi bizarres que, par exemple… comment
faire comprendre à celui qui s'appelait Malik Oussekine que la brigade de
tabassage qui l'a tué en 1987 dans son hall d'immeuble ne peut pas l'avoir fait
sur sa sale mine étant donné que la minuterie était cassée et qu'on y voyait
goutte…
Bécassine
m'a regardée, la bouche ouverte, le stylo dans les airs.
–
… ou plus
récemment, j'ai poursuivi sur ma lancée, comment faire comprendre à Anyss
Abridi, Français d'origine marocaine, qui s'est pris un sale arabe
dégage ! par la police nationale lors des échauffourées faisant suite au
match Algérie-Egypte (auxquelles il ne prenait même pas part), que cela ne
servait à rien de la ramener en plus
en disant qu'il était étudiant en quatrième année de Sciences po Paris à des
types qui si ça se trouve avaient tout juste le brevet des collèges ?
–
Oui… et comment
faire comprendre à Rachida Zidane, a repris la Cadette, que ce n'est pas parce
qu'elle porte un nom à consonance arabe qu'elle n'est jamais reçue en entretien
d'embauche malgré un CV béton, que ça arrive même à Yolande Pougnat et que ce
n'est pas la peine en plus de se
croire au dessus des autres de sa race tout ça parce qu'elle porte le prénom
d'une ex ministre et le nom d'un ex joueur de foot !
–
Euh les filles,
je ne vous suis plus très bien, a bafouillé Bécassine. Vous prenez le problème
à l'envers je crois bien…
–
Ce sont eux qui
le prennent ainsi ! J'ai protesté.
–
Qui eux ? A
bégayé Bécassine.
–
Eric et Brice… a
ricané la Cadette.
–
Quant à honorer
la France, j'ai repris, il ne faudrait pas trop me demander de chanter la
Marseillaise, la vue du sang comme le simple fait de l'évoquer me fait
m'évanouir, surtout si c'est dans des sillons…
–
Et qu'il est
impur ce sang… d'ailleurs, comment reconnaît-on un sang pur d'un sang
impur ? Nous avons tous le même sang, y compris les Noirs ! A ajouté
la Cadette d'un air soucieux.
Bécassine
avait posé son stylo et se frottait la tempe d'un air douloureux.
–
On va en revenir
à la question de l'identité de bureau, elle a émis dune voix faible, ça me
paraît plus… raisonnable. Commençons par ce que nous connaissons bien…
–
A ce propos, a
repris la Cadette, je n'ai toujours pas reçu mon contrat de travail… deux ans
que je travaille ici et je ne l'ai toujours pas signé en bonne et due forme…
question identité, ça la pose mal !
–
As-tu besoin d'un
morceau de papier pour te sentir employée de bureau à part entière ? A
vibré Bécassine.
–
Ben c'est surtout
si on me contrôle dans la rue, vous voyez…
–
Mais enfin, a
glapi Bécassine, qui irait te demander ton contrat de travail dans la
rue !
–
Mais on demande
bien les papiers d'identité ! A glapi à son tour la Cadette.
–
Mais ce n'est pas
la même chose ! ça n'a rien à voir ! A presque hurlé Bécassine.
–
Vous pensez quoi
du travail au noir et de punir les patrons qui le pratiquent avec des sans
papiers qui plus est ? Ai-je demandé pour faire diversion. Peut-on parler
des devoirs du patronat à ce propos ? Peut-on imaginer faire un troc, vous
leur donnez votre identité nationale et ils vous donnent leur force de travail…
–
Je ne te suis pas
du tout Mimi, a fait entendre d'un ton faible Bécassine.
–
Moi, non plus… a
protesté la
Cadette. Pourrait-on en revenir à mon cas concret ?
–
Si vous voulez
bien les filles, a tranché Bécassine, on reprendra ce débat après le déjeuner…
–
Mais après le
déjeuner y a répétition de lever de drapeau ! J'ai protesté.
–
Ah bon ? ont
fait en chœur les deux autres.
–
C'est une blague…
j'ai gloussé.
–
Mimi, a dit d'un
ton grave Bécassine, je dois le noter et le rapporter à Eric et Brice…
De
Dieu, je me suis sentie faible d'un coup. Comme si on allait me déchoir de mon
identité nationale, comme on vous enlève brutalement le tapis de dessous les
pieds.
–
… car ça pourrait
bien être une bonne idée de célébration-entretien de notre identité… lever de
drapeau aux lettres du syndic, et aux
armes de la France… très bon Mimi, très
bonne idée !!
Et
sur ce, Bécassine a filé chercher son Lancel, il était grandement l'heure (11 h
55) de nourrir son identité nationale. J'étais rudement embêtée pour le coup du
drapeau, et j'ai eu des frissons en imaginant qu'en plus, peut être, je devrais
serrer la main, voire faire la bise à Besson le pantalon, ou au Boutefeux de
souche, venus assister à ce premier lever de drapeau et remercier l'honorable citoyenne
qui en avait eu la mirifique idée.
Je
ne suis pas du genre à me traîner à genoux sur un tapis pour obtenir gain de
cause mais j'ai décidé de supplier Bécassine après le déjeuner de ne pas
relayer cette idée, ou alors, de la présenter comme étant la sienne. Que ce
soit elle qui récolte le poutou de Besson le pantalon ou de Brice de souche.
Pas moi.
Par
De Gaulle, avais-je donc la haine de moi ? L'antiracisme m'avait-il
frappée que je sois autant obsédée par l'idée de me démarquer de ma
francitude? Qui étais-je ? Où allais-je ?
–
On va à la
cantoche ? M'a fait la Cadette. Tu viens ? Y a couscous merguez today…
c'est pas un plat fort de souche mais bon, il est en général plutôt pas dégueu…
Et
laissant de côté mes doutes identitaires, je me suis levée pour la suivre.Je préférais un bon couscous à la folie de ces (fausses bonnes) questions.
