Bécassine 2 (Acte I)



Il s'est passé aujourd'hui quelque chose d'étrange. De
l'ordre de la quatrième dimension. Bécassine était en train d'essayer de me
refourguer le putain-de-contrat-de-performance quand la Cadette est entrée  en trombe dans le bureau en s'écriant :

–         
Vous savez quoi ? Ils sont en train de déménager
Claudie pour l'installer dans la soupente…
–         
Claudie ? J'ai fait. Ça m'étonnerait vu son
tempérament qu'elle accepte de marner dans la soupente…
–         
Figure toi qu'elle file doux, a repris la
Cadette d'un air sombre, ses dossiers sont déjà tous dans des caisses… elle m'a
expliqué que…
–         
On ne lui aura pas laissé le choix voilà tout, l'a
coupée d'un ton roide Bécassine, comme toi Mimi… tu n'as pas le choix, c'est
toi qui seras dorénavant chargée du putain-de-contrat-de-performance ! Et
hop ! A tes indicateurs, jeune fille !

Jeune fille. A 40 ans sonnés.

–         
… que l'ex ministre de la culture, Christine Labanel, allait l'occuper afin de se consacrer à une étude sur le numérique, a
conclu la Cadette, en évitant de regarder Bécassine.

 



–         
Mais l'ex ministre de la culture c'est
MOI ! A glapi Bécassine.
–         
J'ai précisé, Christine Labanel… a dit d'une
voix faible la Cadette.
–         
Mais je SUIS Christine Labanel! A braillé
Bécassine.

Non, tu es Bécassine, j'ai pensé. Ex ministre de la culture,
certes, mais Bécassine tout de même. Ceci dit, cela devait être une intox, que
viendrait foutre l'ex ministre chez un de ses ex administrés qu'elle n'avait
jamais pris la peine de visiter du temps de son mandat. Surtout qu'elle était
déjà devant nous, avec sa frange et son carré hermès, ses perles blanches, son
petit tailleur clair et son air à la Chantal (Goya).

–         
Ecoutez, a fait la Cadette les mains en avant
comme pour se protéger, je ne fais que répéter ce que Claudie m'a dit…
–         
Claudie est une truffe ! A aboyé Bécassine.
La reine des ragots biaisés et de l'intox généralisée !
–         
Mais peut-être que l'on a vraiment l'intention
de vous confier cette mission sur le numérique ? Ai-je avancé.
–         
Comment ça ? A glapi Bécassine. Je suis
DEJA ex ministre et chef de bureau, alors on ne va pas EN PLUS me coller une
mission sur le numérique à quelques encablures de la retraite… quand par
ailleurs, précisons tout de même, que rien que sur ce domaine, il y a déjà une
douzaine de missions lancées dans la nature… la mission kokuksomorizet, la
mission rachidadati, la mission bernadetteuhchirac, la mission…
–         
Eh bien en ce cas, j'ai émis, cela voudrait dire
que vous seriez déchargée de la responsabilité de ce bureau pour vous occuper
de cette mission…
–         
Sans en avoir été avisée ? Tu me prends
pour un pion Mimi c'est ça ? C'est ta façon à toi de sublimer la lutte des
classes ? Voir avec jouissance ta propre chef traitée comme une vulgaire B
que l'on déplace de ci de là au gré des besoins et de l'espace disponible…

J'ai préféré ne pas relever (lâchement) ce que cette sortie
avait de méprisant et qui plus est, de faux, car que je sache, si j'étais en B,
on ne venait tout de même pas tous les quatre matins me déplacer au gré des
besoins et de l'espace disponible tel un dada sur son échiquier. Non, on se
contentait juste de me refourguer le putain-de-contrat-de-performance, cette
patate chaude que tout le monde se refilait, car personne n'avait envie
d'additionner les choux et les carottes du Livre pour en arriver à connaître l'évolution
sur trois ans de l'âge du capitaine qui ferait dire si on s'était bien remué
les fesses pour promouvoir Le livre.

Afin d'exprimer lisiblement mon mécontentement, je me suis
contentée d'agiter énergiquement mes feuilles en lâchant d'un air dégagé genre pas
touché vieille bique :

–         
Oh eh bien Christine, allez donc voir par
vous-même… comme ça, vous serez fixée !
–         
Que nenni, a protesté Bécassine, je ne vais pas
m'abaisser à aller jouer les concierges en fourrant mon nez dans le bureau de
Claudie, je vous dis que tout ceci c'est bull
shit et boules de gomme
, j'ai mieux à faire… ding dong, j'entends le
carillon de Noël, il est temps que j'aille remplir ma botte !

Sur ce, Bécassine a filé (il était 11 H 47). La Cadette a
haussé les épaules, l'air de dire oh moi après tout, puis elle s'est remis le
nez dans son ordi, le casque vissé aux oreilles ce qui signifie
défense-absolue-de-me-causer-je-rédige-je-réfléchis-bref-je-carbure-à-max-je-n'y-suis-pour-personne.

J'ai décidé de monter voir Claudie, pour en savoir un peu
plus. En arrivant aux environs de son bureau, j'ai entendu des éternuements,
des bruits d'aspirateur, et quand je suis arrivée dans le bureau, j'ai aperçu
le casque blond de Bécassine en train de s'agiter énergiquement la frange, occupée
qu'elle était à récurer les étagères où Claudie rangeait ses dossiers.

–         
Vous n'êtes pas partie remplir votre hotte
finalement ? J'ai émis à l'adresse de Bécassine.
–         
Plait-il ? A-t-elle fait en se redressant
brusquement comme si je lui avais écrasé la queue.
–         
Ben oui… j'ai bafouillé. Vous nous avez dit que
vous alliez vous avancer un peu concernant vos achats de Noël…
–         
Et à qui ai-je l'honneur ?

M'a-t-elle demandé très froidement, en me dévisageant comme
si elle ne m'avait jamais vue de sa vie.

–         
Béc… Christine enfin voyons, vous me connaissez,
je suis Mimi… Marie Chotek… j'ai bafouillé, toute rouge.
–         
Enchantée, a-t-elle fait, je suis pour ma part
Christine Labanel, ancien ministre de la Culture, je suis ici pour quelques
mois afin de produire une étude sur le numérique et le droit d'auteur… et non
pour « remplir ma hotte », comme vous dites !
–         
Mais, mais… j'ai péniblement dégluti… vous étiez
donc au courant… contrairement à ce que vous nous avez dit tout à l'heure…
–         
Comment ça, tout à l'heure ?! S'est énervée
Bécassine (ou Christine Labanel ou…). Je ne vous ai jamais vue de ma vie !
Je n'ai encore parlé à personne dans cette maison, hormis la SG, la dame avé l'accent,
et cette personne, Claudie van der Truyot, qui m'a gracieusement laissé son
bureau et sa poussière !
–         
Mais tout à l'heure, tout à l'heure… j'ai
bégayé. Avec la Cadette, vous nous avez dit que…
–         
Ecoutez ! M'a coupée Bécassine (ou
Christine Labanel ou…). Que les choses soient claires : je ne vous ai
JAMAIS vue de ma vie ! Je ne vous connais PAS ! Et ce n'est pas parce
que je suis une ex ministre redescendue momentanément sur le terrain très
pratique qu'il faut en profiter pour se fiche de ma poire et se conduire avec
moi comme si comme si… comme si nous avions sifflé nos coupes ensemble au
Ministère en imaginant une suite à la Princesse de Clèves… sur ce, j'ai des
étagères à récurer, moi, et tout Zola à récupérer sur Kindle, le retour au
terrain, mon terrain… au revoir, mademoiselle !

Mademoiselle. A 40 ans sonnés. Sonnée je l'étais, et je suis
redescendue avec sur la face, le masque de celle qui a croisé un spectre.

–         
Qu'est-ce qui t'arrive ? M'a fait la
Cadette en enlevant ses écouteurs, aussitôt après que je me sois assise en face
d'elle. T'en fais une tête ? Le second est en route ? T'as la nausée
post-implantatoire ?
–         
Tu es bien la Cadette ? j'ai bafouillé.
–         
Ben euh oui…
–         
On se connait ?
–         
Ben euh oui… Mimi, ça va bien ? M'a-t-elle
demandé d'un ton emprunt de sollicitude crispée.
–         
Figure toi que j'ai trouvé Bécassine en train de
s'affairer dans le bureau de Claudie…
–         
Ah la sale petite pouffe de Versaillaise !
Elle nous a donc menti ! S'est écrié la Cadette.
–         
Sauf que ce n'était pas Bécassine !

J'ai lâché, en me retenant à mon bureau car tout me semblait
tourner follement autour de moi.

–         
Comment ça ? S'est exclamé la Cadette.
C'était elle ou c'était pas elle ?
–         
C'était elle… je veux dire Bécassine… sauf que
lorsqu'on s'est parlé, elle m'a assuré ne pas me connaître… tout en me précisant
bien qu'elle était Christine Labanel, ex Ministre de la Culture…
–         
Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
S'est excité la Cadette. Elle s'est payé ta tête !
–         
Ecoute, j'ai dit en inspirant fortement, primo,
elle avait l'air très irritée… très authentique quoi, pas du genre à faire une
blague… secondo, je ne vois pas pourquoi elle l'aurait fait…
–         
Par vengeance ! A glapi la Cadette. Ce
serait bien son genre, à cette sainte nitouche !
–         
Mais se venger de qui… de moi ? Mais
pourquoi ? Je ne lui ai rien fait, moi !
–         
Tu es un élément infime mais indirect de sa
chute… tu en es une des observatrices, certes mineure, mais observatrice tout
de même…  Et puis en te sacquant, toi,
elle se défoule des autres… de Mitrand, de la SG avé l'accent qui l'a collée
sans lui demander son avis à cette mission, etc etc… Voilà tout !

Sur ce, la Cadette a remis son casque sur la tête et son nez dans
l'écran.

–         
Excuse moi, j'ai articulé, mais je t'assure que
cette personne n'avait vraiment pas l'air de plaisanter…
–         
Mimi enfin, tu crois à la quatrième
dimension ou quoi ? A grogné la Cadette.
–         
Euh non… euh oui… peut être…
–         
Bon, elle a soupiré en retirant d'un air excédé
son casque et en se levant, je vais voir ça de ce pas !

Et elle est sortie en trombe du bureau. Je me suis remise dans le
putain-de-contrat-de-performance en essayant de voir comment faire du nombre de
scolaires en CM2 ayant été au salon du livre de la jeunesse un indicateur qui
montre qu'on se cassait décidément beaucoup le cul pour le Livre au Syndicat du
crime ès livres.

Mais j'avais l'esprit ailleurs. J'attendais le retour de la
Cadette afin de savoir si j'étais naïve, folle ou bien visionnaire. Qui sait…

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