Bécassine 2 (Acte II)


J'ai impatienté un bon bout de temps. Enfin j'ai entendu
schruitch schruitch les bottes de la Cadette schruitcher dans le couloir. Elle
est entrée, s'est assise sans un mot à son bureau… et s'est remise de suite à
taper sur son clavier sans même lever les yeux.

–         
Bon ben alors quoi ? J'ai demandé, d'une
voix ardente. C'était elle ou c'était pas elle ?
–         
C'était elle… a grommelé la Cadette.
–         
Ah bon… j'ai marmonné.

Déçue (et vexée).

–         
Sans être elle… a précisé la Cadette d'un ton
blafard.
–         
Comment ça ? J'ai blatéré. Comment ça peut
être elle sans être elle ?
–         
C'est comme pour toi quoi, a répliqué d'un ton
irrité la Cadette. C'était Bécassine… sauf que ce n'était pas Bécassine.
–         
Mais euh… tu lui as parlé ? Je me suis
enquise, avec prudence.

La Cadette a levé enfin les yeux. Un regard vide a glissé
sur moi.




–         
Oui… et elle m'a aussitôt rembarrée en me
disant, tout comme à toi, qu'on ne s'était jamais vue de la vie, et que ce n'était
pas parce qu'elle était tombée juste pour un job d'hiver chez les grouillots de
son ex ministère qu'il fallait qu'on fasse comme si on avait posé nos lèvres de
concert sur des coupes de champagne au…
–         
Mais encore ? Elle t'a donné des indices
que ce n'était pas elle, elle ?
–         
Eh bien… ou Bécassine ment avec un talent digne
de la Comédie française ou bien…
–         
Cantoche ! Cantoche ! Qui veut
accompagner ma bidoche !

Claudie van der Truyot se tenait sur le seuil, et nous
proposait donc de venir déjeuner avec elle. La Cadette s'est levée en disant
que oui, elle était des siennes, et moi j'ai suivi même si d'habitude j'aime à
manger sur le pouce et visiter de fond en comble tous les musées nationaux dont
l'accès m'est gratuit en tant qu'employée de bureau de Mitrand (je plaisante, à
midi je traîne dans les franchisés ou je déjeune avec une copine).

J'ai vu essentiellement l'occasion d'en savoir un peu plus
tout en mangeant un repas chaud comme on dit dans le métro. Tout ça dans
l'espoir de tirer au clair cette énigme du jour. Bécassine était-elle une
excellente comédienne, une imposteuse… ou bien une créature émargeant dans la
quatrième dimension du Livre. En d'autre façon, la fiction dépassait-elle la
réalité-fiction ahah ?

A peine assise, Claudie van der Truyot a attaqué. Ses
carottes râpées, son radis beurre, sa tranche de saucisson, le rapt de son
bureau.

–         
Je finis mon flan aux pruneaux et je cours
direct à Sud Livre, pas question que je me laisse faire !! Elle a glapi. Etre
ainsi détroussée alors que je plafonne déjà depuis quelques ans à l'échelon 4B
de la grille, c'est… inacceptable ! Un viol bureaucratique
caractérisé !
–         
Mais Claudie, j'ai fait, tu es sûre que ton
bureau c'est pour Béc… euh Christine Labanel?
–         
Aussi sûre que Mitrand ne court pas la quadra
hétéro ! A glapi Claudie. La nouvelle SG, mme La Colonette, m'a dit avé
l'accent (et les rimes), l'ex ministre de la culture arrive dans nos murs, elle
a en charge une étude sur le livre numérique c'est du dur, aussi Mme van der Truyot,
laissez lui votre bureau !
–         
Mais elle t'a dit ce qu'elle comptait
faire ?

J'ai insisté tandis que la Cadette triturait d'un air sombre
son poisson blanc à la mode semelle noyé sous une sauce jaune électrique.

–         
Comment ça quoi ? comptait faire
quoi ? Qui ça quoi ? A aboyé Claudie, qui avait attaqué son flan
élastique ferme aux pruneaux genre plastique faux.
–         
Ben avec nous… qu'est-ce qu'elle comptait faire
de nous quoi…
–         
Ah parce que vous êtes sur l'affaire aussi les
filles ? S'est insurgé Claudie en pelant avec vigueur une clémentine qui
ressemblait à un jouet à la marchande. Vous aussi, vous êtes de la partie
numérique, et allons y, une étude de plus… y a pas mieux pour enterrer un sujet
comme on dit hein… qui veut plancher sur la numérisation, qui veut sa part du
gâteau, avec pour cerise, une tranchette du grand emprunt national… dans le
même genre, on peut aussi vous proposer le livre vert, le développement durable
de la lecture, les quotas d'émissions de voyelles consonnes…
–         
Mimi veut dire qu'on se demande juste si
Christine Labanel, notre chef actuel, va rester notre chef… a marmonné la
Cadette comme si ça lui faisait mal, sa fourchette piquée telle une fourche
dans son ciment purée.
–         
Je ne vois pas le rapport entre elle et vous, a
répliqué Claudie, mais ce que je peux vous dire, c'est que la Eregépépé* ça
marche pour la masse mais pas pour le top top de la pyramide… et même le moyen
top… quand je vois que même les sous-nazes d'ex ministres se retrouvent dotées
de jobs d'hiver payés le mois cent smic, le temps qu'on leur libère un trône
digne de leur vénérable fessier tandis que le bas peuple devra bientôt
s'auto-médicamenter en surfant sur internet, la Eregépépé elle a le dos large… mais
sur ce, les filles, je file chez Sud Livre, attendez vous à une maxi grève
générale nationale pour protester contre l'attentat à mon bureau !

Et Claudie van der Truyot a filé, son plateau sous
l'aisselle. Question indices, c'était bien mince.

–         
On arrête de poser des questions, a sifflé la
Cadette, car ou on va passer pour des bécassines ou bien pour des folles…
–         
A moins que notre Bécassine ne soit finalement…
une imposteuse, j'ai lâché.

Tout en regardant autour de moi dès fois que la nouvelle
Christine Labanel serait en train de manger sa semelle de poisson obtenue grâce
à l'emprunt d'une carte de vacataire (arrachée de force alors qu'il faisait des
photocopies).

–         
Comment ça ?!
–         
Eh bien… Bécassine se ferait passer pour
Bécassine euh Christine Albanel alors que… alors que ce n'est pas elle…

J'ai serré bien fort mon pyrex chiffre 6 tant cette
affirmation était… osée.

–         
Enfin Mimi… qui nous a présenté Bécassine en
nous spécifiant bien, voici votre nouvelle chef de bureau, l'ex ministre de la
Culture ? A jappé la Cadette.
–         
Eh bien, c'était Gustave Chopin… qui déjà, à
l'époque, n'allait plus très bien… j'ai émis, prise néanmoins d'un doute.

Etais-je en train d'ostraciser un malheureux malade ? Etais-je
en train de faire du boutefeux inique, ou de la besonnite aigue en
m'affalant l'esprit dans un bien triste préjugé qui veut qu'un futur mourant
n'a plus toute sa tête quand bien même le siège de sa maladie n'est pas là haut ?

–         
Ecoute, il n'y a pas que lui à nous l'avoir
présentée ainsi…  m'a rassurée la
Cadette, et par ailleurs, je te ferai bien remarquer que Bécassine ressemble
comme une goutte d'eau à Christine Albanel… s'il s'agit d'une imposteuse, alors
c'est qu'elle a une sœur jumelle, et une monozygotée !
–         
Et si c'était ça ? J'ai presque crié dans
toute la cantine. Si elle avait une sœur jumelle monozygotée qui se serait fait
passer pour elle… allons voir sur gougueule, ou wikipédia…

Et je me suis levée, empressée, j'avais (peut-être) trouvé
une explication qui allait nous éviter de passer pour des quiches ou des folles
du Livre. La Cadette m'a suivie en bougonnant qu'elle n'y croyait pas, que
c'était trop gros, le coup de la sœur jumelle, qu'on n'était pas dans un Marc
Lévy, etc.

Au bureau, j'ai commencé à surfer sur gougueule, puis sur
wikipédia. Nada. Pas de sœur jumelle en vue, mais des niouses comme quoi
Christine Labanel était effectivement chargée d'une mission d'étude sur le
livre numérique (en attendant qu'effectivement le trône de la BNF se libère,
selon certaines mauvaises langues).

–         
Je n'arrive pas à trouver cette saloperie de
sœur jumelle monozygotée ! J'ai beuglé à la Cadette.
–         
C'est qu'elle n'existe tout simplement pas… a
soupiré la Cadette.
–         
Mais si, elle existe ! Elle doit exister ! Bécassine doit avoir
une sœur jumelle monozygotée, je ne vois que ça !
–         
Qui est Bécassine ?

A demandé une voix derrière moi. Celle de notre vénérable
chef de bureau. Enfin, si c'était elle…
 

*Ou encore RGPP, Révision Générale des  Politiques Publiques, à savoir mises aux
normes d'un standard performatif satisfaisant des services publics, comme par
exemple facturer (et donc rembourser) d'un même montant n'importe quelle
opération chirurgicale, de l'appendicectomie à la trépanation, ou lutter contre
la marginalisation des élèves de banlieue en réduisant les effectifs
professoraux. Théorème dit aussi Du faire nettement mieux avec beaucoup moins
dans de bien moins bonnes conditions.

Leave a Reply