A mort les baby boomers!

Ce lundi, jour où une année de plus
me tombait sur le calendrier (si tu fêtes une année de plus, c'est
que t'es toujours en vie, dixit la non muse), était également le
jour où les syndicats se réunissaient avec le Chef pour discuter de
savoir s'il ne serait vraiment plus possible de partir avant 65 ans
pécher à la ligne, visiter en car climatisé les pyramides du Caire
ou bien fréquenter les clubs de l'amitié sénile avec bridge et
exercices de mémoire.

Quand je suis arrivée, j'ai trouvé
une Bécassine électrique. Elle avait l'oreille collée à son
transistor, car, m'a-t-elle de suite expliqué, elle ne voulait pas
écouter la radio sur internet vu qu'elle avait bien une minute de
décalage sur la réalité (les grandes ondes quoi), or, elle ne
voulait absolument rien rater en temps et en heure des
négociations en cours sur SA retraite.

Pas même un, bon anniversaire Mimi!,
un an de plus, ça se fête! Tu partiras plus tôt ce soir, Mimi, ça
sera mon cadeau d'anni! Rien, nada. Bécassine était juste dans les
affres de savoir si elle allait devoir marner deux ans de plus que
les cinq années qui lui restaient jusqu'à présent et j'aurais pu
fêter mes 60 ans qu'elle n'en aurait rien su.


Comme je m'installais à mon poste en
faisant un peu trop de bruit à son goût (l'effleurement par mon
doigt du bouton de l'ordi lui semblait encore trop sonore…), elle a
vigoureusement monté le son du transistor.

  • … il est vrai que la génération
    dite des baby-boomers est en train de partir à la retraite… cette
    génération qui est, il faut bien dire, une génération de
    privilégiés puisqu'elle n'a pas connu la guerre, mais les trente
    glorieuses, le progrès incessant, le plein emploi…

  • Sales privilégiés va! A grommelé
    Bécassine en tournicotant nerveusement autour de son poste de
    radio.

  • … qu'ils ont par ailleurs connu
    la libération sexuelle avec mai 68 suivi de la contraception et de
    l'avortement en veux-tu en voilà… tout ça sans connaître le
    spectre terrifiant du sida mais bien plutôt la joie des partouzes
    et des étés toujours ensoleillés dans une atmosphère sans
    pollution avec des prix stables, du pétrole en abondance, des
    places en crèche à ne plus savoir qu'en faire et je vous en
    passe… puis, quand la crise est arrivée…

  • Laquelle? J'ai demandé. Depuis
    que je suis rentrée en sixième, on ne cesse de me dire que c'est
    la crise…

  • Silence! A grogné Bécassine. On
    n'est pas là pour écouter tes souvenirs d'enfance!

  • … eh bien ces privilégiés de
    baby-boomer se trouvaient être le plus souvent en fin de carrière
    et ils se sont donc retrouvés dans le pire des cas en
    pré-retraite… pré-retraire d'un montant par ailleurs confortable
    suivie ensuite par une retraite à taux plein comme on n'en verra de
    moins en moins…

  • C'en est trop! A braillé
    Bécassine. Je suis née en 1955, je rate le baby-boom de deux ans à
    tout casser et je vais devoir me passer de tout ça?!

  • Oui mais vous avez donc dû
    connaître les suites de mai 68 et ses partouzes sans sida, j'ai
    précisé pour être positive, quelque part, vous êtes un peu
    l'enfant du baby-boom vous aussi, tandis que moi, et pire encore, la
    Cadette…

  • … ce sont donc eux, les
    baby-boomers qui seront sans doute les derniers à prendre leur
    retraite à 60 ans et à avoir qui plus est une pension décente,
    quand la jeune génération des trentenaires, qui vogue de contrats
    précaires en CDD fragiles, après avoir investi des années dans
    des études longues, ardues et coûteuses, n'aura peut être même
    aucune retraite…

  • Chacun ses boulets… a platement
    constaté Bécassine. Parce que pour en revenir à moi, je…

  • … ajoutons à cela que cette
    génération de baby-boomers a constitué et va constituer de plus
    en plus un vivier de voix pour Nicolas Ier et les siens au
    gouvernement, vu que les vieux votent plus à droite que les
    jeunes… gouvernement qui, nous le rappelons, s'apprête à faire
    passer la retraite de 60 à crignegne ans…

  • A COMBIEN? A glapit Bécassine en
    triturant follement le poste.

  • … ce qui fait qu'au lieu de 40
    trimestres de cotisation, il faudra désormais cotiser schringr
    trimestres…

  • QUOI? A follement braillé
    Bécassine en collant le poste à son oreille.

  • Y a un corps dans le couloir! Un
    corps sans vie! Un corps qui ne bouge pas!

C'était la Cadette qui arrivait en
trombe et en tremblant. Bécassine lui a fait signe de se taire et a
continué de triturer follement les boutons de son transistor.

  • Mais Christine, a insisté la
    Cadette, il y a vraiment quelqu'un allongé par terre dans le
    couloir…

  • Grand bien lui fasse! A répliqué
    Bécassine en agitant la main d'un air énervé. Ça fera toujours
    un retraité en moins…

  • Mais…

  • Ah les salauds, a repris Bécassine
    en se laissant tomber sur le siège, l'âge légal repoussé à 70
    ans… ah les salauds de baby-boomers, les chiens de privilégiés
    qui, non contents de se payer une retraite à l'âge juvénile de 60
    années, se rassemblent qui plus est en meute pour faire en sorte
    que ceux qui viennent derrière n'y ait pas le droit!

Je lui aurais bien fait remarquer
qu'elle faisait partie de la meute car ayant été membre du
gouvernement de Nicolas Ier, elle en avait forcément, quoiqu'on en
dise, épousé la couleur, ou du moins, s'en était montré complice,
qu'il s'agisse des sans papiers renvoyés sur leurs champs de mine,
des 900 000 gardes à vue pour un simple cotcot en passant près d'un
flic, ou des points retraite soudain dévalorisés, une année de
cotisation, qui nous font donc une semaine de retraite gagnée.

Sans compter que si Christine Labanel
et ses tenues chic avait été de gauche, même modérée, ça se
serait su et elle ne serait certainement pas là à nous pomper l'air
en attendant mieux (la retraite).

J'ai préféré m'abstenir (41 ans, âge
de raison) et j'ai suivi la Cadette dans le couloir. Où
effectivement gisait un corps sans vie avec une écharpe serrée
autour de son cou. Un homme inconnu de nos services, de tous nos
services, d'un âge disons proche de la retraite. A côté de lui, il
y avait une sacoche en cuir que j'ai ouverte pendant que la Cadette
desserrait l'écharpe puis sortait un petit miroir de sa poche et le
plaçait devant la bouche du type, afin de voir s'il respirait
encore.

J'ai trouvé une carte d'identité,
Jean-François Bienheureux, né le 23 juin 1947, à Clichy sous bois,
92, nationalité française. Il y avait un autre papier, un courrier
du Syndic comme quoi une bourse d'écriture en poésie lui avait bien
été accordée pour le projet, haïkus d'un jeune retraité au
soleil poudré du couchant niçois, et qu'il serait bien qu'il vienne
récupérer ses exemplaires en mains propres (économies postales).
Il était également précisé qu'il devrait déclarer sa bourse aux
impôts, au même titre qu'il déclarait sa pension de retraite, et
qu'à partir de 2010, le nombre de retraités allant croissant, il ne
serait plus possible de faire de demande de bourse quand on était à
la retraite et qu'on touchait une pension supérieure à une fois la
moitié du tiers smic.

  • Il y a de la buée sur le miroir,
    a fait entendre d'un ton soulagé la Cadette, il n'est donc pas
    mort!

  • Bon ben tant mieux, j'ai platement
    dit, si ce n'est que ça fera une bourse de plus à payer au
    Syndic…

  • Mimi, m'a-t-elle grondée, tu
    parles comme Bécassine!

  • C'est l'âge, j'ai marmonné, 41
    ans, je commence à penser à ma retraite…

  • Ah oui au fait, bon anniversaire
    Mimi! S'est exclamé la Cadette. Mais tu ne crois pas qu'au lieu de
    penser à ta retraite, tu ferais mieux déjà de penser à un autre
    job?

  • 41 ans, surtout pour une femme,
    c'est pas un peu dangereux de vouloir changer d'emploi?

C'était le type, l'ex mort, qui
s'était réveillé et s'était assis, écoutant sans vergogne notre
conversation.

  • Euh… ça va? Je lui ai demandé.

  • Qu'est-ce qui vous est arrivé? A
    enchaîné la Cadette.

  • Eh bien… le type s'est gratté
    la tête… je me souviens que je sortais de l'ascenseur après
    avoir été vérifier au bureau des auteurs que j'avais bel et bien
    droit à une bourse malgré mon statut de retraité… quand
    quelqu'un s'est jeté sur moi… une femme… les cheveux au
    carré… plutôt mince… la cinquantaine… qui s'est pendue à
    mon écharpe en criant, salauds de baby-boomers, salauds de
    baby-boomers! et l'a tenue serrée, serrée, serrée… jusqu'à ce
    que je m'évanouisse et tombe par terre…

  • Elle a peut-être trébuché et
    essayé de se retenir à vous pour ne pas tomber? J'ai demandé, par
    pure tranquillité d'esprit.

  • Mimi voyons… a fait la Cadette
    en levant les yeux au ciel.

  • Non, non, a tonné le type, c'est
    une tentative d'assassinat pur et simple! C'est évident! On a
    essayé de me tuer! On a voulu tuer un baby-boomer!

  • Mais pourquoi donc? J'ai demandé.
    Vous avez des choses à vous reprocher?

  • Que nenni, a protesté le type, je
    suis juste un brave retraité qui écrit de la poésie, pas si
    mauvaise que ça puisqu'on vient de lui donner une bourse de 14 000
    €…

  • 14 000 €! On a braillé en même
    temps la Cadette et moi.

  • Eh bien oui, c'est le tarif niveau
    3 quand on le mérite, a répliqué le type d'un ton peu humble si
    vous voulez bien recueillir mon sentiment.

Ce type, d'ex mort à plaindre était
passé d'heureusement vivant puis de bienheureux retraité boursier à
enfin, désagréablement énervant auteur et immodeste puant
créateur… sans oublier ultra retraité privilégié.

  • Je retourne bosser, a lâché la
    Cadette d'un ton dégoûté.

  • Moi aussi, j'ai fait.

  • Mais attendez! A protesté le
    type. Vous ne pouvez pas me laisser comme ça! J'ai failli être
    assassiné, nous devons aller à la Police, nous devons aller
    témoigner! Il y a un tueur de baby-boomers dans le coin!

  • Ecoutez, a constaté la Cadette,
    ma collègue et moi, on est trop jeunes, on ne risque rien, et
    d'ailleurs, des baby-boomers par ici, y en a plus, ils sont
    forcément tous partis à la retraite écrire des vers… sur ce
    ciao!

Et la Cadette a tourné les talons.

  • Mais ça n'est pas une façon
    d'être solidaire, a glapit le type, si on ne réagissait que
    concernant les tueurs susceptibles de vous prendre comme cible parce
    que vous rentrez dans leurs critères, ce serait le règne du chacun
    pour soi, et elle serait belle la France!

  • Certes, j'ai admis, mais nous, on
    a du travail, et en plus, on a rien vu, donc aller porter plainte et
    tenez donc au courant Eddie Colonette, notre secrétaire générale…

  • Mais…

Sur ce, moi aussi je l'ai planté là.
14 000 € pour écrire des haïkus sur la promenade des Anglais au
soleil couchant, ça valait le coup de se faire vaguement étrangler.

Dans le bureau, j'ai retrouvée la
Cadette, seule. Bécassine était partie se remettre chez elle et
avait annoncé qu'elle aurait la gastro qui traînait à partir de
demain.

  • Tu crois que c'était elle la
    tueuse? M'a demandé la Cadette.

  • Ben ça semblerait mais en même
    temps, quand je suis arrivée, il n'y avait pas de cadavre par terre
    et puis ensuite, elle n'est pas sortie du bureau avant que tu
    n'arrives…

  • Alors ça doit être l'autre…
    son sosie qui planche sur le numérique…

  • Oui, on n'a qu'à dire ça…

Et on s'est dit ça. C'était bien
pratique ce sosie de Bécassine qui était à l'étage du dessus. A
chaque questionnement un tant soit peu dérangeant concernant
Bécassine, on avait pris l'habitude de mettre ça sur le compte de
son sosie. Un peu lâche comme argument, il est vrai, mais qui a dit
qu'on était payé pour être courageuses hein? On attendrait la
retraite pour être des braves, poétesses et assassinées puis ressuscitées.

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