Vous devez vous demander ce que fait dans la vie la princesse Chotek en attendant de palper son héritage (versement sous condition je vous le rappelle et c’est pas très bien barré).
Eh bien elle ne le sait pas exactement elle-même. Elle sait qu’elle travaille dans un bureau, elle sait qu’elle écrit des courriers, elle sait qu’elle compte des sous mais quand on lui demande sa fonction, elle ne sait pas. Employée de bureau elle dit, et ça vous a un petit côté Frank Kafka et ses écritures comptables, que même ça lui fait courir un frisson désagréable dans le dos.
Pas glamour le métier.
Respect des employés de bureau, mais une cohorte de clichés déprimants vous viennent aussitôt à l’esprit, poussière, glande, incompétence, esprit obtus, buveur de café, c’est pas moi répondant, etc. Pourtant, mais oui, je suis une employée de bureau, ce qui n’est ni un métier ni une réelle fonction car cela balaye tout, de l'employé de mairie en passant par la secrétaire médicale ou le comptable de la société Cofigaga.
Comme toute employée de bureau, j’ai un bureau que je partage avec d’autres employés de bureau : madame Irma (voyante financière) et Saint François (un expert coupable). On a d’autres employés de bureau au-dessus de nos têtes qu’on appelle des chefs de service. Ils ont eux aussi un bureau, mais plus grand et avec une fenêtre, sans oublier une image qui brille de plus chaque semaine mais non je rigole. Au-dessus ça continue, on trouve un sous-grand-chef, puis un grand-sous-chef, puis un sous-chef normal, etc, vous connaissez le chemin jusqu’à Jacques et Bernadette qui sont les Employés de Bureau Suprêmes de la Nation.
Je m’occupe avec madame Irma et Saint François, qui a mon âge mais fait beaucoup plus à cause de son engagement de foi (il ne cesse de me dire combien il regrette d’avoir laisser tomber la prêtrise pour la vie de bureau), de gérer les sous des Artistes. Nous sommes en effet une sorte de banque qui a été créée pour aider les gens de cette profession à gérer leur argent. Enfin, un truc de ce genre. Nous avons les Artistes riches, voire très riches, dont le placement des biens relève d’un bureau de cadres formés à la Bourse, il y a les artistes moins riches, les artistes pas riches, les pauvres, les beaucoup pauvres, les franchement pauvres, et les carrément sous-curatelles. Nous sommes spécialisés dans l’aide sociale et psychologique à ces derniers.
Madame Irma est notre sous-chef (vaguement). Madame Irma est comédienne, dans ses moments ouvrés, et elle ne perd pas une occasion de le faire savoir à chaque fois qu’elle reçoit un Artiste. On l'appelle madame Irma parce que quand quelqu'un appelle, elle dit toujourts je vois, je vois, en se cachant les yeux d'un air exsangue. Elle "ne vit que pour le théâtre" et en conséquence, révise ses pièces entre deux interventions, Rodrigue as-tu du cœur, tout autre que etc. Madame Irma répond toujours sèchement et fermement aux emmerdeurs, j’aimerais savoir faire comme elle, on dirait madame Musquin dans le père Noël est une ordure, elle raccroche et elle dit, eh voilà comment on les calme.
A part ça, elle est habillée velu atroce, genre communauté baba file moi donc le chichon. De longues jupes amples dans les rouge et les bordeaux, avec du vert canard autour, un chignon qui en fin de journée retrouve la liberté, des sabots l’été, des bottes en fourrure l’hiver, une moumoutte sans bras pour les intérieurs, des chemisiers larges et à volants. Elle retape d'ailleurs une bergerie en Aubrac, et elle ne cesse de dire, encore un coup comme ça, et je m’en vais, alors là basta fini ciao, à moi la liberté et les moutons, la MJC de Florac sera ravie de m’accueillir, ah vous allez bien me regretter, etc.
J'ajoute que madame Irma vit seule, et que moi, ça me fait peur. Est-on toutes forcément menacées de finir en madame Irma juste parce qu'on est seule et qu'on écrit ?
Saint François s’occupe des cas lourds, qui englobent tous les lourds : les gens au téléphone à qui l’on a dit 100 fois qu’on ne pouvait rien pour eux mais qui n’arrivent pas à raccrocher, qui demandent encore et encore comme des bébés à la mamelle, ceux qui geignent, ceux qui crient, ceux qui supplient, ceux qui méprisent, ceux qui disent, ah quand je pense aux impôts que je paie (même et surtout s’ils en paient pas), etc. Saint François est plutôt chouette. On rit bien, et quand il emmène son chien, Bébert, au bureau, il me rappelle Marcellin et Baba (en gentils), et en plus, on est trois pour jouer à la belote mais non je rigole. Saint François est vraiment très patient et très doux, avec les bêtes comme avec les hommes, même avec les Oscars des Emmerdeurs ou les Bernard Tapie des Arts et des Lettres, il arrive à rester calme. Il dit souvent, j’entends bien, j’entends bien mais voyez-vous, il en est ainsi que la tutelle de Bercy nous impose de etc. Une fois, un Artiste lui a dit que puisqu’il s’agissait de Bercy, il allait écrire à Johnny pour qu’il intervienne. Saint François a rit poliment mais l’autre blaguait même pas.
Notre vrai chef, c’est monsieur Henri, un jeune père de famille sorti d’HEC et de l’Ena. Vous allez me dire, était-ce bien la peine de faire ces écoles prestigieuses pour se retrouver à encadrer cette bande de clampins ? Non. C’est juste qu’il n’aime pas être chef, il aurait préféré jouer du violon dans le métro en vendant des numériques à la Fnac service de son quartier, mais son père était grand Commis d’Etat, quelque chose dans ce genre, donc c’était évident que son fils n’allait pas terminer à la Fnac service. Alors, à défaut, monsieur Henri a pris ce job, qui ne lui crève pas la paillasse tout en le maintenant dans un univers d’artiste. Il est plutôt cool comme chef de bureau, plus en tout cas que cheftaine Marianne, notre super supérieure. Je précise qu’au-dessus d’elle, sur sa tête et la nôtre, trône soleillement le roi Louis 14, qui se prend pour Marie-Antoinette (celle de Coppola mais en moins sexy) et qui reprend toujours trois fois du dessert.
Comme tous les bureaux, on a aussi adopté un quota de bureau. Il s’appelle l’enfant sauvage. L’enfant sauvage est arrivé il y a peu de temps, ça doit être pour ça que parfois le matin je le retrouve sous son bureau. Je lui explique que tout le monde doit travailler, même les princesses comme moi, qui ont besoin de gagner des sous pour se payer à manger, les factures, les soldes, le ciné, et que de toute façon, il n’a pas le choix car il n’est même pas marié ce con. Sa réponse varie. Les jours de mauvaise humeur, il me dit d’aller me faire enculer. Les jours de bonne humeur, il tend à vouloir me serrer frénétiquement dans ses bras, je recule. L’enfant sauvage a presque 48 ans. Dans sa vie d’avant, il a été quelqu’un de très intelligent, il aurait même fait l’Ena c’est dire. Un jour, il lui est arrivé quelque chose d’a priori banal pour les autres : il s’est fait plaquer. C’était tellement pas banal pour lui qu’il en a fait une dépression nerveuse, ce qui reste là aussi quelque chose de banal, finalement, mais lui, non seulement il ne s’en est jamais sorti, mais il devenu psychotique, avec dédoublement de la personnalité, tendances paranoïaques et angoisses de mort (d’où impossibilité d’utiliser la photocopieuse, allez comprendre). Si on l’oblige à la vie de bureau, c’est pour son bien (et aussi pour le fait que son père travaille à Maquignon). Si on écoutait la loi, il devrait aller travailler en CAT, pour 5 fois moins payé, sans syndicat ni machine à café, c’est vous dire s’il est mieux ici.
Parfois, on a honte mais on lui refile au téléphone les je-vais-en-référer-au-Ministre. Il reste la bouche ouverte, à les écouter et dès fois, quand ils sont vraiment très bons dans leurs plaintes, il se met à pleurer à gros bouillons. Ca déconcerte et ça raccroche.
Les journées se passent, vite et lentement, je ne sais pas si vous saisissez le concept. Et quand dois écrire une lettre à la place du Ministre alors là, qu’est-ce que je rigole ! Mais monsieur Henri me rapporte ensuite mon courrier, d’un air navré, et il me dit :
– Marie, vous écrivez à la place du ministre qui écrit à Jean du Cresson qui lui demande une faveur : que son arrière-arrière petite fille puisse tenir le standard du cabinet médical du Ministère… Vous ne pouvez pas écrire comme ça !
– Comment comme ça ?
– Mais enfin, avec autant de ponctuation ! Le Ministre ne ponctue pas ou très peu !
– Ah…
– Et puis cette phrase « j’entends bien mais voyez-vous, il en est ainsi que la tutelle de Bercy ne nous permet pas de créer un poste de standardiste au cabinet médical du Ministère qui compte déjà 15 infirmières 5 médecins, 3psychiatres et un chirurgien plastique pour un personnel de 182 agents… »
– Mais pourquoi donc ? C’est la vérité !
– La vérité Marie ! Mais quel âge avez-vous donc…?! Quel âge avez-vous d’ailleurs au fait ?
– 37 ans…
– 37 ans !!!! Je vous en donnais à peine 25 ! Heureusement que vous avez déjà 2 enfants!
– …
– La vérité, c’est éculé ! On ne peut pas dire cela à Jean du Cresson ! Le mot « psychiatre » l’affolerait et l’obligerait à retirer aussitôt sa requête afin de préserver son arrière-arrière petite-fille !
– Mais ce n’est pas justement ce que l’on veut ?!
Comprends plus.
– Mais non, Marie ! Non ! C’est ce que l’on veut que l’on ne veut pas ! Justement !
– Comprends pas…
– Bon écoutez, allez réfléchir dans votre bureau et envoyez moi François Grumeau ! Je dois le rencarder sur un théâtreux qui nous fait des misères… il me faut un homme comme lui, qui comprend les bêtes.
François Grumeau, c’est Saint François. Et vous avez compris quelque chose vous ? Moi non. Typique des Enarques. Et mon métier ? Vous avez saisi ? Vous êtes rassurés ? Vous avez pu constater avec jouissance que, tout comme vous, je fais un truc sans queue ni tête sauf le gling gling glong à la fin du mois et les vacances en Inde avec Baba le conflit ethnique ?
Heureusement que je suis une future grande écrivaine. Vaine. Veine. La bonne veine. Je me dis ça et aussitôt, m’apparaît l’atroce icône de madame Irma, saint patronne des ambitions artistiques ratées. O secours !