Voyage dans le monde très méchant avec une enfant très innocente

Aujourd’hui, j’ai été chercher ma filleule, la belette Ago, âgée de dix années, pour l’emmener voir une pièce de théâtre. Ago habite très très loin. Ses parents sont bien gentils mais ils n’ont pas le sous. Comme je suis charitable d’opinion (la charité de ceux qui n’en ont pas besoin), je la sors de temps en temps pour lui changer les idées et la faire accéder à un monde auquel elle ne saurait euh accéder vu que ses parents sont indigents comme on dit et peu portés sur la culture (à part le foot).

Ago est une petite fille aux yeux clairs, et aux cheveux blonds, plutôt menue et réservée. Ago est une gentille enfant, un peu dissipée parfois, mais mignonne d’ambiance et surtout étonnamment innocente, quand on voit son milieu d’extraction de vie. Ses parents en effet l’élèvent comme tout parent, c’est à dire en la considérant comme leur petit Jésus à eux, et ils lui cachent, comme tout parent, la terrible vérité au sujet du monde : le monde pue, le monde est mauvais, à mort le monde.

Nous avons pris le métro. A la première station est montée une dame qui sentait très très mauvais et qui avait des trous dans ses vêtements, sans oublier le caddie qu’elle traînait derrière elle comme le cadavre d’une assistante sociale récalcitrante.

– Ohlalala ça pue, ohalalalala qu’est-ce que ça PUE ! A braillé Ago en se pinçant le nez.

– Mais non mais non, c’est juste un concept…

Moi, très mal à l’aise.

– Un con quoi ? a demandé Ago.

– Laisse tomber…

– Siouplait madame, vous z’auriez pas une p’tite pièce jaune ou blanche pour moi… a fait la femme en se penchant sur moi.

Je me suis jetée sur mon porte-monnaie. En finir. Vite.

– Un euro… c’est pas beaucoup ça !

Qu’elle a dit la dame.

– Marraine, pourquoi la dame elle te demande du fric, elle peut pas bosser comme tout le monde ? a demandé Ago.

– Non, elle ne peut pas, a répliqué la dame. Vous avez une bien jolie petite fille, un peu impertinente mais bon…

– C’est pas ma mère !

– Ah…

– Je suis sa marraine, j’ai dit toute rougissante.

– Maintenant que ma marraine vous a donné des sous, vous allez peut être descendre pour qu’on puisse respirer un peu non ?

A braillé la belette. Pas si innocente que ça en fin de compte. Pas si gentille non plus.

– J’y vais, j’y vais…

Et la dame ouf est descendue. Et un type bizarre est monté. De suite, j’ai vu, j’ai pressenti, j’ai intuité… Il s’est assis devant nous, sa braguette était déjà ouverte, prête à l’emploi, et on voyait.

– Ago, on change de rame ! J’ai murmuré à l’oreille de la petite.

– POURQUOI ? Elle a crié. Et pi, le métro est même pas arrêté !

– A la prochaine quoi !

Et je l’ai forcée à se mettre debout. Ago est restée fermement cramponnée à la barre telle une liane de la plus grand tropicalité avec les yeux en direction de. Pas moyen de la faire bouger d’un centimètre pour, ne serait-ce que détourner son regard frais et innocent d’enfant même pas pubère nom de nom. On était toutes les deux, seules avec ce sale type. Qui a commencé à s’astiquer les intérieurs, mieux qu’au sexodrome.

– Dis donc espèce de dégueulasse ! S’est mise tout à coup à brailler Ago. T’as besoin d’aide ou quoi pour te frotter le poireau ?!

Frotter. Poireau.

– Faire ça devant ma marraine, c’est vraiment trop DEGUEULASSE !

– Ago voyons…

Ai-je fait dans un filet de voix. Le type était devenu tour rouge, et moi aussi. Tout le monde nous regardait. La rame a stoppé et l’espace d’un instant, j’ai cru que le conducteur avait lui aussi entendu Ago.

– On descend… j’ai dit.

On est descendu puis monté dans une autre rame.

– Euh comment dire… j’ai bafouillé à Ago, ça ne te euh choque pas de voir ce genre de euh « chose »… ?

– Peuh penses-tu, a fait Ago d’une voix claire en haussant les épaules, on en voit tous les jours des trucs comme ça… y a que toi qui vis dans un château pour pas voir ça !

– Oui mais tout de même…

– Et pi, c’est surtout un pauvre type… un castré de première… un impuissant chuis sûre…

Castré. Impuissant. J’ai pas su quoi répondre. Je voyais pas Ago sous ce jour là.

On est arrivés au théâtre où une nuée d’enfants décorait l’entrée, pardon, pardon, on s’est assises au fond de la salle et peu après, la pièce a débuté. L’alibi d’Ali Baba ça s’appelait. Au premier rang, était assis un groupe d’enfants un peu plus jeunes qu’Ago mais on aurait qu’ils sortaient de la crèche (à Jésus) à les voir et à considérer dans l’autre main la belette Ago. Ils poussaient des cris, battaient des mains, participaient de bon cœur à la pièce de théâtre, truffée de jeux de mots et de références diverses qu’ils ne devaient pas saisir ou alors merde quoi.

A un moment, le méchant voleur s'est mis à chercher le gentil Ali qui s'était caché dans la grotte.

– Par là, par là ! Ont braillé les enfants, debout sur leurs sièges, en montrant frénétiquement la grotte du doigt. Par là !

J’ai senti Ago se lever à côté de moi. Elle s’est mise à crier :

– Fayots ! Poucraves ! Espèces de sales flics !

– Euh Ago… assieds toi…

– ENCULES DE VOTRE RACE PROFONDE!

Les acteurs se sont arrêtés de jouer. Tout le monde s’est retourné et nous a jeté un regard noir. Je ne savais plus où me foutre. J’ai senti Ago se cacher sur mes genoux, elle pleurait.

– C’est vrai ça… elle a bafouillé, c’est à cause d’eux comme eux qu’après on en bave… c’est des eux qui commandent après et qui vous saquent… plus tard…

– Mais non voyons, toi aussi tu peux y arriver…

– J’ai pas ENVIE ! Je veux surtout PAS devenir comme EUX !

– Oui mais…

Oui mais quoi.

– Il ne faut pas désespérer Boulogne conte de fées… a murmuré Ali Baba décidément pas en veine de jeux de mots.

La pièce a recommencé et nous sommes sorties dehors. J’ai acheté à Ago une glace, sans savoir s’il fallait que je me fâche tout rouge ou si je devais follement compatir tout en la poussant vers le haut. Elle a mangé sa glace. Elle était redevenue une belette Ago, calme et enfantine. On est monté dans le bus (plus sûr, moins de palucheurs) et elle s’est endormie contre moi. A la voir, on aurait dit une banale enfant de 10 ans épuisée d’avoir trop joué. Je ne savais toujours pas quoi penser, ça me gênait de penser, en fait, qu’Ago avait pour partie raison. Les dés étaient pipés mais on n’avait que ça comme dés pour jouer alors quoi ?

Alors rien, je me suis dit, après tout zut, je suis pas ses parents.

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