Le goût de la lecture

Avec tout ça, au risque de me répéter,
je n'avais toujours pas croisé Quasimodo.

La Cadette, si. Est-ce pour ça? Je la
trouvais particulièrement nerveuse et ronchon en ce moment, elle
s'était donné l'objectif curieux de finir le rapport
d'activités dont tout le monde s'en contrefoutait pour le prochain
Ca qui, tel la tapisserie de Pénélope, ne cessait de se défaire
nuit après nuit, au point qu'on parlait désormais d'une date située
à la mi-juillet.

En tout cas, si je n'avais pas encore
croisé le saint Patron, je commençais moi aussi à en sentir la
présence, telle une force occulte, une ombre noire… matérialisée
pour l'heure par un parapheur soumis à sa divine signature et qui ne
cessait de me revenir dessus tel un boomerang maudit.


  • Quasimodo veut du corps 12 et non
    du corps 11.

Pas grave, un clic et c'est changé.
Zou!

  • Quasimodo veut avoir 5 lignes
    entre son nom (qu'il soit ici saupoudré de l'or le plus fin) et la
    fin du texte, car il paraphe à cet endroit (que son sceau soit ici
    baisé tel l'anneau du pope).

Ok, ok, on ne s'énerve pas, j'appuie
sur la bonne touche et voici 5 lignes pour ton grigri, mon divin
coco.

  • Quasimodo veut que les références
    bureau soient parfaitement alignées avec leurs correspondances sur
    le papier à en-tête.

Ah plus dur. Je vais être obligée de
bidouiller pour que ça tombe pile poil en face. Soit, une heure et
vingt papiers à en-tête après dans la poubelle, ouf, c'est fait.

  • Quasimodo veut que directeur soit
    écrit Directeur et non directeur.

Bon, on reste calme, là c'est
fastoche.

  • Itou pour les directrices.

Ah oui, suis-je distraite. Bon, cette
fois ça y est?

  • Quasimodo, après mûre réflexion,
    souhaiterait personnaliser cette première missive qu'il adresse à
    ses correspondants régionaux pour accompagner ce guide spirituel de la librairie fière et indépendante, et dont certains sont de vieilles
    connaissances de bénitier ou de pince-fesses.

  • Ah oui?

  • Alors du coup, il faudrait non
    plus sortir une note mais un courrier spécifiquement adressé à
    chaque conseiller, chaque directeur en région, auxquels, s'ils font
    partie de ses few, il ajoutera de sa main (divine), un petit mot
    sympa de sa part…

  • Ah… mais euh, ça fait pas un
    peu beaucoup de courriers ça?

  • N'exagérons rien, 30 aux
    conseillers et 30 aux directeurs, on a vu pire.

  • Ben c'est que j'ai un peu autre
    chose à faire moi…

  • … ce soir, ça doit être
    bouclé, le guide qu'accompagnent ces courriers, doit être envoyé
    demain matin à l'aube au plus tard.

  • … comme le Ra vous voyez, je
    dois résumer les résumés de notices que ma collègue relira
    ensuite (et modifiera de fond en comble), soit un retour corrections
    et…

  • Au boulot, Mimi, ça urge! Il
    n'est pas formaliste pour un sous mais tout de même, il a droit à
    ses lubies comme tout homme de pouvoir!

Bon, il faut bien dire que ça
m'étonnait qu'à moitié, vu que la journée avait mal commencé.
Par la lecture d'un article de ce grand visionnaire incompris de BHL
intitulé « Pourquoi je défends Israël » où il s'en
prenait certes à la stupidité de ce gouvernement dans son accostage
de la flottille (c'est vrai que c'est juste bête de tuer 9 personnes
et d'en blesser une trentaine d'autres) sans compter l'ignoble
campagne de désinformation dont ce havre de démocratie qu'est
Israël avait fait une fois encore l'objet, car le dira-t-on jamais
assez, le blocus n'était pas total, vu qu'on pouvait encore porter
des porte-jarretelles sous sa djellaba si l'envie vous en tenaillait
et faire la queue à peine quatre heures durant pour avoir le droit
de s'empiffrer d'un morceau de pain ou d'un quart de camembert envoyé
par des antisémites normands.

Bref. 15 h 00, je m'attèle à ces 60
lettres en ronchonnant avec constance. Travail éminemment
passionnant, je ne voudrais pas vous le dissimuler, enivrant au delà
de tout descriptif naturaliste. Couper, coller, merde oublié
d'enregistrer sous, je recommence, couper, coller, madame,
monsieur…

  • Mimi, le fichier des noms et
    adresses que tu utilises n'est pas à jour! Fais gaffe!

  • Mais c'est celui qui est sur le
    site du Syndic!

  • Oui mais il n'est pas à jour! Pat
    la passoire t'envoie tout de suite le bon!

Deux heures après, Pat la passoire du
service de la non-communication, n'a toujours pas réussi à
m'envoyer le bon fichier. Il est bientôt 17 h 00, Zébulon doit être
en train de courir follement dans les HLM de la résidence de nounou,
en attendant sa petite maman qui, grâce à ses diplômes, a une
place stable et tellement plus enviable par rapport à celle des
ouvriers chinois assemblant des I-phone entre deux suicides (je ne le
nie pas).

  • Au fait, Mimi, la formule de
    politesse, c'est « veuillez agréer l'expression de mes
    salutations distinguées » et non pas « je vous prie
    d'agréer », gare!

  • On s'en tape non?

  • Non, on ne s'en tape pas!
    Quasimodo a balancé un parapheur à travers son bureau parce qu'il
    comportait cette erreur dans la formule finale… il n'est pas
    formaliste pour un sous mais il a droit à…

  • Je sais grschouigrfc…

Au bord du meurtre patronal, je m'y
remet. Le fichier de pat la passoire est enfin arrivé, il me faut
comparer noms et adresses, qui, curieusement, ont subi une
métamorphose entre leur saisie sur Internet par le service de la
non-communication (via Pat la passoire) et le dit fichier que l'on
m'a transmis. Qui croire?

  • Allo, Pat, c'est moi, Marie…

  • Qui ça?

  • Marie… Chotek… du BEE…

  • Du quoi?

  • Du BEE… bureau des euh…

Un trou. Soudain. Bureau des
extractions et des extrêmes? Bureau des élèves et des eunuques?
Bureau des endives et des élastiques? Bureau des évaporations et
des évanouissements? Merde et merde.

  • Ah ouais, je vois… Marie Chotek,
    la fille des stats… qu'est-cequ'ilyaencore?

  • Euh les fichiers, lesquels sont
    les bons? Celui d'internet ou celui que tu m'as envoyé?

  • Ben c'est les mêmes! (voix
    exaspérée)

  • Ben non, justement…

  • Ca ne peut être que les
    mêmes enfin voyons, étant donné que c'est ce fichier qui a été
    copié sur le site du Syndicat… l'année dernière… en 2007…

  • Quand?!

  • En 2007! T'es sourde ou quoi?

  • Mais l'année dernière c'était
    2009!

  • Eh bien c'était l'année d'avant
    avant et voilà tout… sur ce, ciao, le saint Patron part répandre
    la bonne nouvelle sur la radio d'Etat… je dois raccrocher!

Et pof. 18 h 00. Démerde toi Mimi.
Avec un bac + 5, tu devrais tout de même réussir à t'en sortir
non? En soupirant, je décide de prendre pour parole de Syndic les
fichiers que Pat la passoire m'a transmis et baste.

A 18 h 30 enfin, j'ai torché mes
courriers. Je les porte au secrétariat, vide. L'agent (noir)
d'entretien me renseigne. Ils sont tous partis écouter la grand
messe du saint patron sur les ondes publiques mais si ça me dépanne,
il veut bien me signer les courriers. Je dis, oh et puis oui,
pourquoi pas, et l'homme signe, Boubakar Traoré, président du
Syndicat du crime ès livres, et ce, d'une écriture parfaite (il est
diplômé en graphologie au Mali). Il souffle sur l'encre pour
qu'elle sèche et referme avec d'infinies précautions le parapheur.

Et voilà, me fait-il en me le tendant.
Il me propose ensuite de me dire mon avenir et de voir si le père de
mon enfant à venir reviendra, je lui dis, non merci, il devrait y
parvenir sans trop de mal depuis porte de Vincennes, et je file
récupérer le Zébulon qui tournoie sous les arcades des HLM.

A 19 h 30, j'ouvre la radio, pendant
qu'il barbote dans sa baignoire. Et là, la voix du saint patron
m'inonde. Comment donner le goût de la lecture à la jeunesse? Livre
Inter, lauréate de 27 ans, fraîche et pleine d'espoir, débat
autour de comment que j'ai toujours aimé lire et comment qu'on
pourrait faire lire les jeunes. Je referme la radio, le livre, j'ai assez donné
pour aujourd'hui.

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