La retraite à 41 ans

Ce mercredi 30 juin, j'ai
pris ma retraite du Syndicat du crime ès livres. Dixit les propres
mots d'une Bécassine qui, ce jour là, a alterné une bienveillance
toute maternelle avec une aigreur toute digne d'une représentante
patronale usée qui voit un de ses employés déserter la damnation
biblique du travail.

En tout cas, ce matin là,
quand je suis partie pour ma dernière journée de travail, A a
jubilé :

  • C'est la dernière
    fois que tu mets les pieds dans ce mouroir doré! Tu te rends
    compte?! Tu dois être folle de joie!!!!

  • N'exagérons rien!
    J'ai protesté, mal à l'aise. Ce n'est certainement pas un
    mouroir… il faut tout de même rester… objectif.

  • En tout cas, mouroir
    ou pas, on ne peut pas dire que cet endroit te tire vers le haut…
    de la tombe, ahaha!


Ça, c'était la non muse
qui avait découvert la veille au soir, sur mon disque dur, le
pantagruélique planning que je m'étais construit jusqu'à la
naissance de Libération, le ou la soeur de Zébulon, et même au
delà, vu que je comptais bien, optimiste que j'étais, me dégager 2
heures au minimum par jour pour finir mon nouveau recueil de
nouvelles, répondre à quelques concours, effectuer un bilan de
compétences, chercher du travail et.

  • Je vois que le
    principe de réalité ne t'a toujours pas, ne serait-ce, que frôlé
    l'entendement… elle a ricané, en lisant par dessus mon épaule.

  • J'ai établi un
    programme parfaitement raisonnable, j'ai protesté.

  • Je ne connais aucune
    femme qui, a-t-elle articulé, n'ait réussit à faire avec deux
    enfants ce qu'elle n'arrivait déjà pas à faire avec un…

  • Mais j'y arrive!
    J'ai rétorqué. J'y arrive… petit à petit…

  • Ah oui, petit est
    bien le mot, elle a haussé les épaules, car tu veux sans doute
    parler de cette demie-heure que tu consacres chaque soir à la muse
    Plume… ou ces deux heures de plus en plus rétrécies d'ailleurs à
    une seule… voire aucune… pour les prétextes les plus douteux…
    comme tes rendez-vous divers et variés destinés à préparer la
    venue de ce pourtant second tue-la plume… et que je yodle dans les
    graves pour m'ouvrir le bassin… et que je vais taper des pieds
    dans l'eau pour une oxygénation la plus complète possible du petit… etc
    etc

Je me suis dit que dès
que je serai arrêtée, c'est à dire dès ce soir, il faudrait que
je me penche sérieusement sur la liquidation de cette harpie. Au
besoin par la force.

  • Quand je pense que
    MOI j'ai dû travailler jusqu'à ce que je perde les eaux, a
    aigrement fait remarquer pour sa part Cléa culpa, et que TOI, avec
    ton emploi d'ensavatés, tu pars à même pas sept mois sonnés…
    sans compter que tu ne risques pas de reprendre à deux mois et demi
    TOI! Quand moi, à 4 semaines, ma fille au sein, je tapais déjà
    des codes sur ma caisse à RondPoint…

Elle aussi, il faudrait
que je la liquide. Au besoin par la force.

Quoiqu'il en soit, ce
matin là, j'ai ressenti des frissons de quasi extase dans le métro,
surtout quand la 1, une fois encore bondée, une fois encore
ralentie, s'est finalement arrêtée en plein dans un tunnel.

  • Encore un
    fonctionnaire qui s'est endormi dans la rame devant nous!

  • Ou un putain de
    connard de déprimé de la vie qui s'est jeté sous la nôtre!

  • A moins que ce ne
    soit encore un ramassis de grévistes qui ne bloque les honnêtes
    gens qui eux doivent aller bosser!

  • Et ça prend sa
    retraite à 50 ans!

  • Et ça part en
    voyage à l'étranger grâce à un super CE…

  • Ah elle est belle,
    la France…

C'était la dernière
fois que j'endurais ces arrêts et ces dialogues. Tout ça, ce soir,
serait fi-ni. Je serai libre pour un temps… indéterminé. Car,
ainsi que je le disais haut et fort (mais parfois aussi, bas et sans
conviction) je ne remettrai plus jamais de la vie les pieds au
Syndicat… même si, la conjoncture économique défavorable, l'âge
délicat (le mien) pour une femme sur le marché du travail…

  • Il faut que dès
    avant la naissance de mon second petit-fils, tu aies refait ton CV
    et effectué ce bilan de compétences dont tu nous parles depuis
    bientôt 20 ans! (ma mère, coach d'enfer et devin des sexes
    d'enfant intra-utérin)

  • Fais des colonnes
    avec des + et des – pour savoir si ça vaut vraiment la peine de
    partir (mon père, arithmétique)

  • Ohlala, quand on a
    de la chance d'avoir une place en or comme la tienne, confortable et
    protégée, avec des horaires comme on n'en fait plus, on la garde!
    (ma belle-soeur, la parfaite mais débordée)

  • Tu sais, 41 ans et
    demi, c'est déjà un âge un peu beaucoup trop tardif pour chercher
    du boulot ailleurs (tante Ménopause)

  • Quand on voit tous
    ces jeunes sur-diplômés, bourrés de talents et de d'expériences
    après des années de stages, rester sur le carreau ou vendre
    l'Itinérant dans le métro… et quand on voit ton parcours à toi
    ces dernières années… (tante Parisot)

  • Ne quitte surtout
    pas
    ton boulot! Tu vas finir ou à la rue ou en dépression
    longue durée! (tante Dolores).

  • La Province?! Tu
    veux partir en Province?! Mais il y a encore moins de travail pour
    toi en province qu'ici en région parisienne où déjà il n'y en a
    pas pou toi!(tante intra-muros).

Donc, oui, j'allais tout
faire pour quitter le Syndic et accomplir enfin quelque chose qui me
rende fière de ce que je faisais… sauf si, vraiment, ne trouvant
rien, je me retrouvais dans l'obligation de retourner à.

  • Ah non! Pas question
    de se dédire! (A)

  • Je ne garderai pas
    ta place au-delà d'un an! Je vais en avoir des offres à son sujet
    tu sais! (Bécassine, pleine d'optimisme)

  • Ne reviens plus ici,
    la maison coule! (la Cadette, pessimiste ou lucide)

  • Au sujet de votre
    demande de bilan de compétences… je ne pense pas que ce soit
    possible… nous n'allons tout de même pas débourser une somme
    folle pour permettre à une de nos employées de faire le point sur
    sa situation et décider, peut-être, très certainement, de
    chercher du travail ailleurs… même s'il n'y en a pas! (la
    créature des îles, responsable du service anti-personnel).

  • Tu aurais dû
    tourner sur d'autres postes… aux auteurs, tu te serais éclatée
    et tu aurais un CV un peu plus… intéressant… dommage! (michèle
    marian, sincèrement culpabilisante).

A midi, je ne savais déjà
plus très bien où j'en étais. Bécassine nous a invitées à
déjeuner, la Cadette et moi, à un restaurant qui s'est transformé
en plan cantine quand elle a réalisé qu'elle avait oublié son
porte-feuille sur le meuble VGE Ier de l'entrée de son 180 mètres
carrés. Et le flot des adieux aigres doux a continué.

  • Un an de congé
    parental?! Comment est-ce possible alors que tu es en B2-? Moi qui
    suis en B3+, j'arrive à peine à payer les traites de la viande
    chez le boucher alors… (soeur Sourire, prise d'une pulsion
    carnivore)

  • Deux années au bas
    mot en espérant réussir à mettre le cap sur la Provence?! Et
    pourquoi pas sur la planète Mars?! (Claudie von der Truyot,
    déprimo-spatiale)

  • Trois années tout
    au plus pour démarrer une nouvelle vie? Avec ton âge, la crise, la
    fonction publique qui dégraisse à coups de mitraillette? Vous
    n'êtes vraiment pas très responsable, Marie… (madame Marteau,
    dite la créature des îles, responsable du service anti-personnel)

  • Marie a de la
    chance, l'aïeule a cassé sa pipe il y a tout juste 2 mois, et la
    pipe était d'or… (monsieur du Boulier, comptable du Syndic, grand
    fumeur de tuyau devant l'universel et par ailleurs, devin des
    successions).

Etc, etc. J'ai donc à
peine touché à ma purée-jambon-crème caramel, la cantine aussi,
c'était la der des der. Une drôle de sensation… devais-je
embrasser la caissière et chacun des aides cuisiniers? L'après-midi
s'est passée à ranger mon bureau tandis que Bécassine recevait un
potentiel candidat pour me remplacer. Un jeune homme de 40 ans que la
Cadette a dû quasiment emmener par la main à la patronne, tellement
il était intimidé, et qui n'avait encore jamais travaillé de sa
vie…

  • … j'aimerais tant
    connaître ça avant la retraite… il lui a confié dans le
    couloir.

Car jusqu'à présent, il
n'avait fait que rédiger et finaliser sa thèse, Le pré-roman
cathare, prémisses ou promesses de la Préhistoire? puis la
ré-écrire en espérant se la faire publier, par le Syndic par
exemple, ce qui, estimait-il, lui mettrait un pied dans le monde de
l'édition, mais le Syndic n'est pas une maison d'édition, s'est
écrié la Cadette, qu'importe, il comptait bien réussir à devenir
avant la retraite, directeur d'une collection de littérature
architecturale spécialisée dans l'art pré-roman sous les
dinosaures cathares.

  • Enfin un truc de ce
    genre, a gémi la Cadette qui s'était mise à écouter à la porte
    de Bécassine.

Qui est ressortie peu
après avec le jeune homme en question dont deux énormes auréoles
ornaient les dessous de bras.

  • Un grand émotif…
    nous a-t-elle informé après, toute émue… enfin quelqu'un d'un
    peu sensible dans ce bureau de chiffres et de bilans!

  • Christine, a émis
    la Cadette, vous ne croyez pas qu'il aura quelque problème euh
    d'intégration?

  • Lui? Je ne vois
    vraiment pas pourquoi tu dis ça! A grogné Bécassine. Il est
    charmant bien que sévèrement introverti (deux mots à la minute),
    travailleur bien que sans expérience aucune du monde du travail,
    compétent bien qu'ignorant la différence entre excel et word,
    désintéressé bien que désespéré au point d'être prêt à
    gagner 800 euros net par mois malgré un bac + 22 clôturé par une
    thèse mentionnée ultra-très-bien…

  • Arrêtez, a gémi la
    Cadette, ou je vais me trouver mal…

Et moi donc. Quelle
prise… Je plaignais de tout mon coeur ma pauvre cadette qui allait
avoir triple boulot avec mon absence. Le sien, celui de former le
pré-roman cathare, et celui de refaire ce qu'aurait mal fait ce
dernier.

Mais l'heure était venue
pour moi de partir. Je me suis levée, les paumes moites.

  • Je te souhaite de
    profiter au maximum de cette parenthèse enchantée dans ton
    existence avant que de revenir, qui sait, les pipes en or n'ont
    qu'un temps, dans la vraie vie… celle des femmes qui enfantent et
    qui travaillent (Bécassine, sinistre).

  • Je te souhaite bon
    vent ma vieille, m'oublie pas hein… entre la tétée et les
    réunions sur la montée de lait ou le haricot vert bio, fais moi
    signe qu'on déjeune ensemble à l'occasion (la Cadette, amicalement
    mais déprimement).

Alors je suis partie.
J'ai failli le faire en courant, heureuse, certes mais… honteuse et
déboussolée. Etait-ce ça le sentiment de libération que je
m'attendais tant à ressentir? Que venait faire ici ce mélange de
culpabilité et de doute? Cette sensation que je venais de claquer
une porte même faiblement sur ce qui avait été mon univers pendant
plus de dix années, pour m'en aller vers un autre univers qui, pour
le moment, me faisait surtout penser aux petites annonces de feue
l'ANPE où, avant de me poser telle une moule sur son rocher au Syndic,
j'avais erré?

Sans compter la Cadette,
et son avenir lui réellement incertain, qui allait devoir se farcir
un Quasimodo, une Bécassine, une Colonette (bien que celle-ci soit
donnée comme mort-vivante), une conseillère personnelle du
président aux dents jaunies par le tabac mais parfaitement aptes à
rayer les lambris de la Culture… tout ça, épaulée (enfoncée)
par un jeune vacataire quadra qui entrait dans le monde du travail
comme on va à sa première sur-boom.

Qu'importe. Je partais et
j'avais avant tout un objectif, écrire… que dis-je, mener à notre rive, le frère ou la soeur du Zébu en pleine santé.

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