Alors…?

Alors me voilà rentrée dans la zone
rouge. Celle où à chaque instant, je peux me retrouver avec une
fuite, voire une chute d'eau entre les jambes, ou bien me mettre à
me rouler par terre, prise de soudaines et violentes contractions. Du
coup, le téléphone sonne régulièrement, et une phrase rituelle
s'est installée…

  • Alors…?!

Là c'est ma mère, la grande Simone.
Obligée de rester clouée à Paris à cause de sa multipare de fille
alors qu'elle était invitée à conférencer au Japon sur « le
nouveau féminisme à l'ère de la bio-rétrogradité » (en
toute objectivité, ça va sans dire). Elle aurait pu ainsi cracher à
loisir sur les néo-rétrogrades qui allaitent leurs enfants jusqu'au
bac, qui leur empaquètent les fesses dans des couches lavables que
même nos aïeules auraient refusé d'utiliser, qui leur moulinent
avec une passion toute sacrificielle des légumes bio en écoutant
pousser le poil si roots de leurs jambes, etc etc.

  • Rien…

Suis-je bien obligée de lui répondre,
vaguement fautive.


  • Ah c'était bien la peine… elle
    ne peut s'empêcher de lâcher. Bon, mais je suppose qu'il ou elle
    va tout de même se débrouiller pour arriver avant la fin de cette
    si passionnante conférence dont je suis malgré tout les évolutions
    par le ouaib… comme ça, je me dirai que je ne suis pas restée
    pour rien!

  • On fera ce qu'on peut, maman, je
    lui répond, mi-coupable mi-irritée.

Surtout que personnellement, je ne suis
pas pressée. Septembre me paraît un très bon mois pour accoster
sur nos rivages, avec le raisin mûr sur la treuil et la rentrée
syndicale.

  • Bon, surtout, au moindre signe, tu
    m'appelles, reprend-elle, le temps que je retrouve mes clés de
    voiture et la voiture qui va avec… dis à ton zébulon que sa
    mamie l'emmènera aux commémorations de la création du MLF pendant
    que sa mère fait… eh bien ce qu'elle a à faire! Tu peux compter
    sur moi, il ne sera pas malheureux avec sa mamie va!

Sur ce, la grande Simone raccroche.
Driiiiiiiing.

  • Allo?

  • Alors?!

Aveline, en plein  stage de mère célibataire
pré-monacale en milieu ultra-rural.

  • Ben rien…

  • Ra je me disais aussi! Je me
    permets de t'appeler car ici accéder à internet c'est comme
    vouloir franchir le chas de l'aiguille avec une rolex au poignet…

Quand je disais « monacale »,
je n'étais pas loin de la vérité.

  • J'ai encore une dizaine de jours,
    je répond, un brin angoissée soudain. Je suis dans les temps!

Voilà que je me justifierai presque.

  • Tu as raison… et puis après
    tout, les premiers seront les derniers et vice versa, lâche d'une
    voix sinistre Aveline.

  • Euh ça va Aveline? Je demande,
    soudain inquiète.

  • Au poil… il pleut des cordes
    depuis une semaine, les filles ont des palmes qui leur poussent aux
    pieds, Peter m'a appelée ce matin pour me dire qu'après mûre
    réflexion, il songeait à se tuer, pour, je cite, « régler
    une situation inextricable », mais cette nuit, j'ai eu une
    apparition de la Vierge qui m'assurait que je sortirai grandie de
    cette épreuve…

  • Euh… tu es sûre que ça va
    vraiment bien Aveline? J'ai insisté.

  • Parfaitement te dis-je! Encore une
    semaine comme ça, je marche sur les eaux et je convertis l'eau en
    vin, l'alcoolisme rural, ça me changera les idées, tiens! Sur ce,
    ma soeur, ne m'en veux pas, j'ai mon heure de méditation avec
    monsieur le Curé qui va démarrer, je te laisse…

  • Mais, Aveline…

Trop tard, elle a déjà raccroché.
Est-ce une blague? Ou la solitude lui a-t-elle à ce point dérangé
l'esprit qu'elle n'a pas de façon particulière porté sur le
religieux? J'essaye de la rappeler mais ça sonne dans le vide.
Driiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiing.

  • Allo?

  • Alors…? Mimi, ma soeur Mimi, ne
    vois-tu rien venir?

C'est la Cadette, de retour de
vacances.

  • Rien… je répond une fois
    encore.

  • Ra cool, il va être à point! Ça
    va sinon?

  • Au poil… je répond, et toi…
    les vacances?

  • Grandioses! On était en Poitou
    Charentes, et Ségolène Royal nous a invités quatre fois à dîner!

  • Non?!

  • Non, je rigole! On a chassé les
    escargots (la pluie), visité le musée du Cognac à Cognac (la
    pluie toujours), celui de la charentaise à travers les âges (la
    pluie encore), piqué des têtes dans la Charente (sous la pluie ma
    foi), etc etc…

  • Ra mazette, j'en déduis que tu
    n'as pas eu beau temps…

  • Bravo Sherlock chotek!

  • Et la reprise… ça se passe
    comment?

Je demande, un brin tendue.

  • Au poil comme tu dirais! Ils ont
    mis un emploi réservé à ta place, il doit savoir à peu près
    écrire et compter jusqu'à cent… tant mieux, il n'y a plus de
    sous, pas besoin d'aller plus loin!

  • Tu plaisantes encore ou pas?

  • Non, là c'est vrai… ah…
    excuse moi, y a Béc… euh Christine qui veut absolument te
    causer… désolée ma vieille… je te la passe!

Une quasi vague de panique, en moi
soudain.

  • Allo Mimi? Iodle d'une voix
    joyeuse la Bécassine. Ça va? Tu joues les prolongations?

  • Mais bon sang, je suis dans les
    temps! Je proteste, presque fâchée.

  • Je veux parler du travail, Mimi…
    On t'attend pour la fin du mois c'est ça?

  • Euh lequel? Je demande bêtement.

  • Celui de septembre, rassure toi,
    pas celui-ci tout de même! Même Rachida Dati n'est pas revenue
    avant la date de son accouchement! S'esclaffe Bécassine.

Ahaha.

  • Mais je ne compte pas…

  • En attendant, me coupe-t-elle, je
    vais t'envoyer des papiers à remplir… il faut que tu te mettes
    dans une case avec une fonction correspondant à ton poste afin que
    tu puisses t'insérer dans la nouvelle grille de statuts… et que
    par ailleurs, tes points d'indice puissent être comptabilisés dans
    le cadre de la réforme des points et des fonctions, en prenant
    compte l'ancienneté, l'encroûtage moi je dis… car bien sûr, tu
    l'auras sans doute suivi, le Ministère a entamé une grande réforme
    de la quantification de son personnel… tu vois de quoi il s'agit?

  • Euh…

Mais de quoi parle-t-elle. Pour me
détendre, je pense aux douleurs de l'accouchement. Ce sera de toute
façon forcément pire que le Syndic et que ce qu'est en train de me
raconter la Bécassine. Quoique.

  • Bref, blatère à l'autre bout du
    fil Bécassine, je t'envoie les papiers à remplir avec la doc,
    succincte, une trentaine de pages recto verso… c'est à rendre
    quand tu auras le temps, disons, avant la fin de la semaine
    d'accord? Bon accouchement en attendant, dis toi bien qu'on est
    toutes passées par là et qu'on n'en est pas mortes!

Bing, elle a déjà raccroché.

Je décide raisonnablement de
débrancher la prise de mon téléphone et d'aller me reposer. De
toute façon, la non muse est rentrée de son jogging, elle sue à
grosses gouttes dans mon dos et fait défiler les trois lignes que
j'ai écrites sur mon ordinateur. La position allongée me semble
être une bonne alternative à l'accélération du temps (Alors?
Alors?) et aux questions aussi bien administratives que religieuses
que ces divers coups de fil ont été amenés à soulever, amen.

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