Que faisiez-vous le samedi 2 octobre 2010 à 14h00?

Telle
pourra être la question que votre petite-fille vous posera quand
elle viendra vous voir à votre maison de retraite où vous serez
rentrée à l'heure dite, 80 balais, enfin nantie de vos cinquante trois années
de cotisation et d'une pension à peine écornée d'un 40% de décote
puisque vous aurez eu l'idée incongrue de vous arrêter trois mois
pour élever vos quatre enfants et demi.


  • étais-tu, ce jour là, t'en souviens-tu? Vous demandera-t-elle,
    suspicieuse et déjà tendue.

Il
faut dire qu'être au chômage depuis la fin de ses études (quatre
ans et demi) malgré un bac + 10, deux doctorats dont un en chimie
appliquée avec master aux US qui l'a rendue bilingue, et devoir
vivre du RSA en attendant que son aïeule casse son tuyau de perf
pour améliorer son ordinaire de Rsa-euse, ne rend pas
particulièrement détendue…

Me
concernant, sous l'oeil sévère de la fille de ma fille la
Zouflette, je ferai semblant de me creuser la cervelle. Où étais-je
ce jour là où sa mère à la petite fêtait tout juste son mois
d'existence… voyons voyons. Etais-je en train d'écrire le roman
qui allait enfin me propulser dans la carrière? Etais-je en train de
marteler le macadam de ma foulée martiale et révolutionnaire?

  • Alors?
    J'attends, mémé, réponds moi! S'excitera ma descendance.

Mémé.
D'un ton digne de Danton. La chair de ma chair de ma chair.

  • Eh
    bien, ma petite Cora-Line, ou ma petite K-Sandra (ou ma petite
    Lily-Rose ou Jenny-Fer ou…), ce jour là, figure toi que
    j'étais… dans la rue.

  • Ah
    bon? Toi? Dans la rue?!

  • Oui,
    moi, dans la rue.

Après
tout, ça n'était pas faux. Pour aller faire ses courses chez
Carrefour ou Auchan, par exemple, ce n'est qu'un exemple, je ne dis
pas que j'y étais, il faut bien en passer par la rue.

  • Et
    tu y faisais quoi dans la rue mémé? Demandera la petite d'un ton
    presque agressif.

  • Eh
    bien… je marchais… avec d'autres…

Nous
étions forcément plusieurs ce jour là à marcher dans la rue en
direction du supermarché (par exemple) en traînant derrière nous
son caddie à roulettes tel un char d'assaut de la révolution
d'octobre.

  • Ok,
    mémé, mais pourquoi marchais-tu dans la rue ce jour avec d'autres?

  • Tu
    manifestais contre le projet de réforme des retraites?

Aïe.
Une demie-heure après son arrivée, le thé et les petits gâteaux
mous, nous y serions déjà.

  • Tu
    voudrais visiter ma maison de retraite?! Quelle idée, mon enfant,
    c'est plein de vieux et de vieilles parfaitement décatis…

Jouer
la surdité. Comme le gouvernement de l'époque.

  • Mémé,
    depuis quand es-tu sourde?

  • Ne
    me traite pas de gourde, veux-tu bien!

La
meilleure défense, c'est encore l'attaque.

  • Mémé,
    je sais très bien que tu n'as jamais été conscientisée!
    Explosera cette jeune enfant, révoltée comme tous les jeunes de
    son âge (40 ans). Tu n'as jamais manifesté de ta vie!

  • Si!
    Je protesterai, piquée au vif. En 1987! Contre le projet de loi
    Devaquet!

  • C'est
    quoi ça encore? Demandera-t-elle, pleine de ce mépris de la
    jeunesse pour les combats des ancêtres immanquablement jugés
    dérisoires.

  • Un
    projet de réforme visant à instaurer la sélection à l'entrée de
    l'Université…

  • Ah
    la bonne blague!

S'esclaffera
la petite car à son époque, non seulement la fac aura été
dissoute dans l'acide des restrictions budgétaires et l'obligation
de résultats immédiats en matière de formation professionnelle
mais l'enseignement supérieur, lui, aura été réduit en
conséquence aux seuls écoles supérieures, d'accès payant, certes
modéré (10 000 € pour une scolarité sur trois années tout de
même) mais rassurez-vous, il y aura des bourses, une bonne vingtaine
pour un petit million d'étudiants.

  • Ne
    te moque pas de ton aïeule! Je protesterai dignement, dans ma
    chemise de nuit en flanelle et en rajustant mon bonnet de nuit de
    même.

  • Quoiqu'il
    en soit, insistera la mouflette du haut de ses quarante ans, je sais
    bien Mémé que tu n'as pas bougé le plus petit doigt contre cette
    réforme inique qui me prive de toute possibilité d'insertion sur
    le marché du travail…

C'te
phrase. Elle devrait tenter la politique, tiens.

  • tout
    ça parce qu'en tant que semi-rentière, tu savais fort bien de quel
    côté se situait ton camps!

Camps
de soldats, soldats de bois, bois de sapin, sapin…

  • C'est
    à cause de vieilles gens comme toi que des jeunes gens comme moi ne
    travaillent pas et vivent avec 278 euros 34 par mois!

Car
le Rsa, lui, n'aura pas augmenté, bien au contraire.

  • Alors,
    une dernière fois, Mémé, je te demande de me dire
    tu te trouvais le samedi 2 octobre 2010 à 14 h 00?

A
cette question, à cette époque, certains avaient répondu… J'étais
dans le cortège, sous la bannière de la CGT. Je
marchais, en donnant la main à Olivier B. Je
criais, Fillon Sarkozy un charter pour le Mali! Je
m'exclamais, Woerth mon cochon, je te vois, sors de ce flacon! Je
brandissais une bannière où il était écrit, A certains le
parachute doré, à d'autres, la pension décotée!

Et
d'autres avaient pour leur part répliqué : Je
poussais mon caddie chez Carrefour. J'essayais
une petite robe de soirée. Je
remplissais ma grille de loto. Je
réfléchissais où placer les derniers dividendes faramineux de mon
gros panier d'actions. J'hésitais
à congédier la bonne. Je
me tâtais pour dénoncer mon voisin sans-papiers Je
m'interrogeais sur l'opportunité d'échanger mon 4×4 contre un
hummer…

  • Eh
    bien, Mémé, dis-moi un peu… insistera toujours et encore la
    maudite sur-diplômée. Dis-moi Mémé! J'ai le DROIT de savoir!
    C'est MON histoire! MON traumatisme!

Car
la psychanalyse, elle aussi, existera toujours et encore, ce qui fait
que la petite, afin de ne pas sombrer avec tous ses diplômes, se
sera lancée dans une psychanalyse financée par une avance sur
héritage de sa mémé, coupable, forcément coupable.

  • Mémé,
    PARLE!

Il
n'y aura plus moyen d'y échapper, la jeune enfant penchée sur moi,
les mains enserrant ma nuque fragile de vieille dame atteinte
d'ostéoporose, regrettant presque de ne pas avoir tiré l'Alzheimer
à la loterie des maladies de vieillesse ce qui lui aurait évité ce
terrible interrogatoire dantonesque en arguant d'un effacement total de son disque dur et de…

  • Alors
    Mémé, je compte jusqu'à 3, si à 3, tu ne m'as pas répondu, je
    te serre le cou, vieille bique…

Vieille
bique. Passe moi ton psy.

  • Un…
    deux… attention Mémé… tr…

Eh
bien, si tu insistes, ma petite Cora-Line, Jenny-Fer, K-Sandra ou
Spiruline, je te dirai que je ne sais plus au juste si j'étais dans
la rue pour aller chez Auchan Carrefour ou Monoprix… à moins que
ce ne soit chez Fauchon… à un vide-grenier quelconque ou à une
vente de charité… ou peut-être à la messe tiens… mais je vais au
moins te dire ce que je faisais le soir, à minuit et quart, alors
que les derniers révolutionnaires achevaient de vider leur sac et
leur choppe de bière en s'apprêtant à se coucher pour se réveiller
dix heures plus tard.

JE
METTAIS UN SUPO DANS LE CUL DE TA MERE QUI N'AVAIT PAS CHIÉ
DEPUIS UNE SEMAINE ENTIERE ET QUI SE TORDAIT DE DOULEUR DEPUIS PLUS
DE DEUX HEURES!

Et
ce soir là, quand ta mère avait enfin fait sa crotte, on s'était
dit, ton pépé et moi, yeux dans les yeux, que c'était le plus beau
jour depuis sa naissance, un mois auparavant… Ta mère allait enfin
pouvoir dormir, et nous aussi. Voilà.

Maintenant,
ne m'en veux pas, mais j'ai quand même cotisé six trimestres et
demi à taux plein, péri d'ennui pendant une dizaine d'année dans
un établissement public transformé depuis en lupanar pour anciens
ministres de la Culture, et à 18 h 00, il est temps pour moi de
vider mon plateau repas à la paille avant que de regarder à la
télé, sur l'unique chaîne demeurée publique, Jean-Brian Delarue,
le petit-fils de Jean-Luc, sur le thème : cocaïne ou térébenthine,
quel prénom donner à votre fille? Ça se discute…mais ce qui ne discute pas, petite, c'est que la porte, c'est là bas, et vite, sinon j'appelle les CRS!!!

Quoiqu'on fasse, on finit toujours par devenir une vieille conne.

 

 

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