Pendant
que vous tenez le foyer, la mamelle sollicitée jusqu'à parfois
douze fois par jour, le monde continue de s'agiter. Ses bruits vous
parviennent de loin de loin, radio, coups de fil, mails…
Ce
qui donne quelque chose d'assez cacophonique et embrouillé, où vous
essayez de vous situer dans toutes vos contradictions (et vos
auto-projections idéales) alors que dans le même temps, vous vous
posez des questions existentielles du style, puis-je continuer à
mettre du microlax dans les fesses de la Zouflette sans qu'à force
cela ne pose un problème? Doit-on introduire un quota de fessées
concernant le derrière de son frère afin que le recours à ces
dernières demeure un tant soit peu efficace? Carottes pas bios ou
pâtes bio à midi, que vaut-il mieux choisir…?
Au
matin du grand mardi jour de grèves, manifestations générales,
j'ai démarré sur les chapeaux de roue par un appel de la grande
Simone…
-
Salut
Mimi! Tu n'es pas encore partie à ton travail?! -
Maman,
j'ai accouché il y a un mois et demi, je suis encore en congé
maternité! -
Encore
est bien le mot! Quand je pense que ces sales bonshommes et ces
sales collabos de bonnes femmes veulent le faire passer à 20
mois… enfin glissons, glissons… tu vas aller manifester pour le
coup? -
Maman,
j'ai repris d'un ton exaspéré, j'allaite un bébé de 7 semaines
et garde un enfant de 33 mois, je ne vois pas comment je pourrais
aller manifester!! -
Et
ton petit mari? Vu qu'il traîne à la maison, il pourrait au moins
se rendre utile en gardant ses enfants! -
Maman,
j'ai répondu en me contenant, non seulement il ne « traîne »
pas à la maison vu qu'il bosse sur ses euh… machins informatiques
mais qui plus est, il ne peut pas allaiter sa fille, je te le
rappelle! -
Qu'elle
la passe donc au biberon et qu'elle se bouge un peu les fesses pour
les autres! A glapi dans le fond une voix exaspérée. -
Je
suis navrée, a articulé la grande Simone d'un ton lourd de
reproche, vraiment navrée… -
Ce
n'est rien maman, j'ai fait, soudain prise de culpabilité, je sais
comment elle est, va, elle ne pense pas à… -
… de
voir que non seulement tu ne fais rien de ta vie, te contentant
d'élever tes enfants en croquant allégrement l'argent de ce pré-héritage que
nous n'aurions jamais ô grand jamais dû te verser mais qu'en plus,
tu n'as aucune conscience politique ni même d'empathie pour tous
ces pauvres gens qui, eux, vont devoir continuer à enfourner des
feuilles de salade glaciales dans des sachets imbibés de produits
chimiques jusqu'à 70 ans, à moins qu'il ne s'agisse de passer la
nénette sur les tringles à rideaux des bourgeoises de ton genre,
ou de soulever des caisses de 50 kilos remplies de… -
Je
te laisse maman, j'ai répondu faiblement, la Zouflette a faim…
Merci
ma fille, tes hurlements affamés m'ont sauvé la mise. Une fois
celle-ci nourrie, je me suis connectée sur Internet pour voir les
horaires de la Manif car ma mère avait réussi à me donner mauvaise
conscience. Après tout, le bébé en écharpe sur le ventre et
Zébulon arrimé à mon poignet droit avec une solide chaîne, je
pouvais peut-être envisager de… driiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiing.
-
Allo?
Ai-je fait d'un ton prudent. -
Salut
Mimi, c'est moi, Bigoudène!
Mon
amie d'enfance, naturalisée bretonne depuis plus de dix années
maintenant, elle pouvait donc assassiner un gendarme ou devenir
polygame avec arnaque à la CAF sans encourir un risque de déchéance
identitaire.
-
Comment
va? J'ai fait, toute joyeuse. -
Mal,
elle a glapi, je comptais venir te visiter à Montreuil en même
temps que j'aurais choisi des échantillons d'algues sur les bords
de Seine, mais cette p… de SNCF fait encore grève! En plus,
l'essence ici est rationnée, seuls les Bigoudens de souche ont
droit d'en prendre, je suis bonne pour rester sur le rivage à
cueillir pour la énième fois les algues locales au lieu d'élargir
mon horizon! Si ma boîte ne finit pas par faire faillite ce sera bien parce que
Dieu est mangeur d'algues bretonnes! -
Justement,
j'ai émis d'une voix peu assurée, je me demandais si je n'allais
pas aller manifester cet après-midi… -
Toi?!
S'est exclamé Bigoudène. Mais pourquoi donc? -
Ben
euh comme tout le monde… refuser la retraite à 62 ans, etc etc
quoi… -
Quelle
drôle d'idée! Elle a gloussé. Tu ne travailles même pas… -
Je
suis en congé maternité! J'ai clamé. -
… et
de toute façon, avec le magot de ta famille, tu n'auras pas besoin
de retraite! -
Eh
doucement, j'ai protesté, je m'appelle Chotek, pas Bettencourt! -
Bon,
je te laisse, elle a fait après un silence, je dois aller chercher
les mômes à l'école car leur maîtresse est devenue cégétiste
depuis ce matin, elle vient de se mettre en grève, je vais encore
bien galérer moi cette semaine je sens… kenavo!
Et
elle a raccroché.
Que
devais-je faire?
-
Tu
dois y aller bien sûr, a tonné Cléa Culpa, ça ne se discute même
pas! Quand bien même tu ne serais pas concernée par cette réforme,
tu feras nombre au moins dans le cortège… trois personnes d'un
coup en comptant la larve et le lardon, c'est toujours ça de pris!
J'ai
commencé à enfiler mes chaussures, peu convaincue. La sieste me
paraissait plus tentante, et avec ça, plus justifiée. Il fallait
que je sois en forme pour pouvoir allaiter convenablement.
-
S'il
y a bien un truc qui m'insupporte, a jappé Cléa Culpa en me
regardant faire, ce sont bien les bobos qui se la jouent extrême
gauche! -
Qu'entends-tu
par là? Je lui ai demandé en me redressant brutalement, piquée au
vif. -
J'entends
par là que la place d'une bourgeoise privilégiée comme toi n'est
certainement pas dans un cortège de gens qui travaillent et qui
souffrent! -
Où
est-elle alors? J'ai demandé, irritée. Et je te rappelle… -
Je
ne sais pas mais pas là! Elle a rétorqué. Maintenant tu
m'excuseras mais je dois y aller! La manif n'attend pas! -
… que
cinq minutes auparavant, tu m'ordonnais d'y aller!
J'ai
terminé dans un filet de voix. Que faire? J'ai essayé de savoir ce
qu'au fond de moi, je pensais de tout ça et donc, de ce que je
voulais faire. Peine perdue. D'un côté, l'iniquité de cette
réforme, l'autisme du gouvernement etc etc et de l'autre, la galère
des pauvres gens qui n'avaient pas les moyens de se payer une garde
d'enfants pour cause de grève à l'école et qui n'avaient droit
qu'à 1,5 RTT par an… comme l'histoire de cette dame entendue à la
radio hier, qui avait préféré s'immoler devant l'école de ses
enfants fermée pour cause de grève plutôt que de retourner voir
son patron lui signifier qu'elle ne pourrait pas bosser une fois
encore ce jour là et apprendre ainsi qu'elle était licenciée avec
six enfants à charge dont un autiste et une manchote.
Pour
faire diversion, j'ai décidé d'aller à la pharmacie acheter des
suppositoires pour la constipation de la Zouflette, ma grande
préoccupation du moment. En sortant de l'immeuble, j'ai rencontré
le couple de voisins instits qui traînait une immense banderole où
il était écrit « Sarko, sur le pot! Woerth, à la porte! La
réforme, c'est pas bien, la réforme, c'est caca boudin! ».
-
Tu
viens? Ils m'ont demandé. C'est chouette ça! On savait bien que tu
étais des nôtres!
Du
coup, je me suis sentie obligée de leur emboîter le pas. A la
pharmacie, je leur ai dit, partez devant, je vous rejoins! J'étais
décidée, je savais désormais où était ma place.
Dans
la pharmacie, il y avait une autre voisine, une jeune divorcée qui a
jeté un regard peu amène au couple d'instits qui s'éloignait avec
sa banderole.
-
Ceux
là, c'est facile pour eux! Ils sont fonctionnaires! Elle a craché
ça comme si elle avait dit, tortionnaires ou mercenaires (à moins
que ce ne soit pépère à sa mémère). -
En
même temps, j'ai émis, si on ne bouge pas, la réforme va passer
et… -
Eh
bien qu'elle passe! On voit bien que ce n'est pas vous qui avez 1,5
RTT l'an! En ce moment, j'arrive une heure trente en retard au
boulot à cause de l'école qui ne fait plus garderie et le soir, je
dois m'enfuir par la fenêtre une heure avant pour récupérer les
mioches car la garderie ne fonctionne plus non plus après la
classe! Mon patron m'a dit qu'encore une semaine comme ça, et je
pourrais aller me trouver un job ailleurs! Alors les grèves et les
manifs des fonctionnaires, merci bien! -
…,
ai-je répondu. -
Et
vous? Elle m'a jaugée. Vous êtes dans quel camps? -
Euh
moi? -
Oui!
Vous! -
Eh
bien moi… j'allaite et je suis en congé maternité, alors de
toute façon, manifester, ça ne me serait pas possible…
Je
pouvais toujours dire aux instits que dans un cortège de cent mille
à un million de personnes, je n'avais pas pu les retrouver.
La
voisine a eu une moue de mépris en me regardant puis elle a payé
ses achats (des suppositoires pour enfants âgés de plus de 2 ans),
avant que de sortir en me bousculant. Je l'ai cru entendre marmonner,
et elle ne me proposerait même pas d'aller chercher mes gosses
celle-là… mais j'avais peut-être rêvé car à force, je me
sentais devenir parano.
En
définitive, je suis rentrée à la maison. J'avais oublié que de
toute façon, ma tante Dolorès devait passer entre deux scanners
pour souhaiter la bienvenue à la petite en lui offrant un
thermomètre rectal et un tensiomètre pour nourrisson.
Et
quelque part, recevoir tante Dolorès, c'était un acte humanitaire
et politiquement empathique.