La jungle du livre

Je
m'apprêtais à entamer mon congé parental. Je ne pourrais bientôt
plus dissimuler à la face du monde (ma mère, ma tante, ma non muse
et ma sur-sur-moi) que j'étais ça, une femme au foyer. Même si le
congé parental, en vous sauvegardant au chaud le lien même ténu à
un quelconque lieu sur le marché du travail, vous permettait de vous
dire que quelque part, vous y étiez encore.

  • Ben
    voyons, me réplique tout aussitôt Cléa Culpa, viens donc avec
    moi, mon chariot, ma caisse enregistreuse, mes RV avec le banquier
    et tu verras si tu y es, dans le monde vrai du travail…

Pour
sa part, ma tante Babater me téléphonait tous les jours pour me
demander si je ne comptais pas, par hasard, finalement, renoncer à
cette terrible démission moi qui avais des diplômes certes relatifs
eu égard aux jeunes de maintenant sans compter justement mon âge et
mon unilinguisme et…

  • Je
    ne démissionne pas, tante Babe, je la rassurais à chaque fois, je
    dépose juste un congé parental…

  • C'est
    blanc bonnet et blanc bonnet, elle me rétorquait, vu que du point
    de vue de ta carrière, c'est comme si tu tirais une balle dans le
    pied!

Comme
si ce que je faisais de près ou de loin au Syndicat du crime lès
livre s'apparentait de près ou de loin à une quelconque carrière.
On dirait que tu en es fière, me reprochait de son côté ma non muse, mais non, je protestais, je suis lucide, c'est tout. Et lucide ou pas, il fallait bien convenir que ce
constat de non carrière m'angoissait à ses heures, mais ça, je me
serai pendue avec ma souris d'ordi plutôt que de lui avouer.

Quoiqu'il
en soit, ce lundi, avant même le premier jour de ce congé parental,
mercredi, le téléphone a sonné et au bout du fil, c'était la
Cadette, abattue et surexcitée tout à la fois.

  • Hello,
    j'ai fait, prudemment. Comment va?

  • Et
    toi? Elle a préféré demander aussi sec.

  • Oh,
    ça va… j'ai vite répondu. Je m'apprête juste à retourner pour
    la troisième fois cette semaine chez le médecin… pour la
    Zouflette cette fois ci… fièvre et toux, on est bon pour l'angine
    je crois bien… on passe en plus des nuits pourries et…

  • Raaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa
    Mimi, comme je t'envieeeeeeeeeeeeeee!

Elle
a comme expiré au bout du fil. Mauvais signe ça si elle m'enviait
d'aller chez le médecin avec une nourrissonne si tousseuse que mes
nuits étaient dignes d'un voyage en train de nuit avec des arrêts à
des gare où chaque fois quelqu'un descendait de mon compartiment en
jetant sa valise sur le sol et quelqu'un d'autre y montait, en
balançant sa sansonite dans le filet juste au-dessus de ma tête.

  • Ici
    c'est comment dire… la jungle… elle a réussi à articuler.

  • Ah?
    J'ai ponctué.

  • Oui…
    le saint père nous a concocté un organigramme de furieux bourré
    de postes de pouvoir, les sur et les sous, les sup et les infra…
    une vraie armée mexicaine!

  • La
    patrouille est une affaire dont nous faisons notre affaire, ne me
    demandez pas où on va comme ça c'est un secret militaire…

  • Qu'est-ce
    que tu dis? Elle a glapi.

  • Euh
    rien… c'est le Zébu qui écoute le livre de la jungle, j'ai
    bredouillé, confuse.

  • Ah
    bon, belle histoire, elle a répliqué d'un air de pas y être, je
    te disais donc… il y a tellement de postes à apparentes
    responsabilités qu'il y a forcément ceux avec et ceux… sans!

  • Ce
    qui veut dire…?

  • Que
    c'est truqué!!! Y a les postes de pouvoir à pouvoir, où tu as la
    main, et les postes à pouvoir sans pouvoir, où tu es le groom, le
    soutier, la bonniche!!!

Elle
avait l'air comment dire, très remontée.

  • Mais,
    j'ai risqué, comment tu fais la différence?

  • Tu
    ne l'as fait pas justement! C'est pour ça que c'est tordu! Tout le
    monde est en train en conséquence de peser le pour, le contre…
    surtout concernant les postes de directeurs adjoints où l'ambiguïté
    est la plus paroxitique!

  • Et
    qu'en dit Bécassine? J'ai demandé.

  • Oh
    elle… la Cadette a exhalé… elle espère toujours que le remaniement
    ministériel n'est pas terminé et qu'on va lui proposer à nouveau
    la Culture… ou les Affaires étrangères… voire la Justice…

  • Non?
    J'ai émis, éminemment surprise.

  • Oui
    oui elle est aux fraises, comme d'hab, a repris la Cadette, et en
    attendant, ici, elle en fait le minimum…

  • Cherche
    le minimum, le mini minimum, oublie tes soucis oublie tes tracas…

  • Plait-il?
    Elle a couiné.

  • C'est
    Zébulon qui…

  • Ah
    oui, le livre de la jungle…

A
la porte ça a sonné, A a été ouvrir, c'était les pompiers avec
le calendrier des fêtes, avec à chaque mois, une photo de leurs
interventions, accident de la route (janvier), incendie d'une
pouponnière (février), tuerie familiale (mars), noyade d'enfant à
la piscine municipale (avril), etc… A leur a donné généreusement
12 € (1€ par mois) en leur souhaitant de ne pas avoir à faire à
eux autrement que pour les étrennes, ahah.

  • Bref,
    a poursuivi la Cadette, inébranlable, Bécassine caresse son poil
    dans la main, et ma vacataire ayant trouvé du travail ailleurs payé
    autrement que 10 € brut de l'heure (elle a finalement préféré à
    choisir aller passer la nénette chez des bourgeois du coin), on m'a
    collé un ER et…

  • Un
    quoi? J'ai sursauté.

  • Un
    ER, un emploi réservé quoi! elle a précisé énervée, dis donc,
    on oublie vite son vocabulaire ma vieille!

  • Et
    cet ER, outre que pour lui excel, c'est une taille de tee-shirt, il
    est comment dire un peu… perturbé… c'est un jeune retraité de
    l'armée (49 ans), à chaque fois que le téléphone sonne, il crie
    « V'là les vikings, tous au château! » et son
    expression favorite, quand je lui explique le rudiment de
    l'informatique (un doigt sur une touche et pas la main en entier),
    c'est « je sais je sais, on n'apprend pas à un vieux singe à
    faire la grimace »!

  • Je
    voudrais être un homme et ressembler à tous les hommes, ici, je
    ressemble à qui? Je voudrais être comme toi…

  • Le
    livre de… j'ai commencé.

  • Oui
    je sais, j'ai reconnu le roi des singes, un paresseux imbu de sa
    personne qui ne pensait qu'à se trémousser en écoutant de la
    musique, a récité la Cadette. Ah je t'envie tu sais…

  • En
    même temps, tu sais, j'ai aussitôt répliqué, ça fait jamais que
    la huitième fois qu'on l'écoute depuis ce matin 8 h 00… sachant
    qu'hier, on a battu le record d'écoute, vingt six fois la
    journée…

  • Certes,
    elle a admis, mais je me sens tellement fatiguée… et inquiète…

  • Aie
    confianccccccccccccccccce… je suis là… dors mon gars… aie
    confiancccccccccccccce…

  • Le…
    j'ai émis dans un souffle.

  • Oui,
    oui… tiens à propos de Kaa, euh je veux dire le bras droit de
    Dieu, cette vipère… non seulement, elle a réussi à envoyer la
    Colonette en résidence administrative… tu le savais ça?

  • Oui,
    j'ai fait.

A
la porte, ça a sonné à nouveau. Cette fois, c'était les éboueurs,
avec leur calendrier. Autopsie d'une poubelle (janvier), vue aérienne
d'une station d'épuration (février), zoom sur la fosse de la dite
station (mars), panorama d'une décharge (avril), etc. A leur a donné
6 €, 50 c par mois (les fonds étaient en baisse).

  • mais
    en plus, elle a placé au poste de directeur général, son amie de
    coeur avec qui elle a été à Notre dame des Oiseaux…

  • Non?!

  • Si…
    et concernant le poste de directeur adjoint à ce poste elle songe à
    Bordélissima!

  • Non!!!!
    J'ai glapi, très bon public.

Bordelissima
était partie après avoir parfaitement désorganisé les lieux,
perdu le plus grand nombre possible de dossiers et semé une sourde
discorde entre tous en promettant à tout le monde l'argent du
beurre. Elle était qui plus est partie après avoir organisé un
monumental pot de départ digne d'une retraitée tirant sa révérence
après cinquante années de maison, et moins de trois mois après,
voilà qu'elle revenait…

  • Je
    me sens seule sans toi Mimi, a lancé la Cadette d'un ton désespéré.

  • Si
    tu te sens seul… abandonné… si le soleil… t'a oublié…

  • Oui,
    je me sens seule parmi tous ces vautours, a renchéri la Cadette, je
    n'ai pas l'idéal carriériste comme moteur dans la vie mais tout de
    même, j'aimerais faire autre chose que descendre les échelons et
    gérer des retraités dingos et demeurés de l'armée!

A
était en train d'expliquer à la porte aux postiers qu'il n'avait
plus de sous pour leur calendrier rempli de photos professionnelles,
Besancenot à bicyclette (janvier), une guichetière étranglée par
un Rsaiste (février), une file d'attente de la poste débordant sur
le trottoir (mars), deux facteurs en train de boire un verre avec
Raymonde, retraitée à Saint-Omer (avril)… quand Zébulon a poussé
un hurlement. Il voulait absolument ce calendrier là car sur le
verso, il y avait une voiture de postier. A a donc obtempéré (et
m'a taxé 3 €, 25 c par mois). Le postier a râlé et a dit qu'à
ce prix là, il ne monterait plus jamais les escaliers pour nous
livrer nos collissimo…

Entretemps,
la Cadette avait raccroché brutalement, Bécassine revenait avec un
nouvel organigramme, du sang sur les mains tandis que le retraité
des armées braillait dans l'arrière-fond, « V'là les Boches,
tous au blockhaus! ».

Moralité.
Quoiqu'en disait ma tante Babe, et au vu de ce que venait de me
rapporter la Cadette, mon épanouissement personnel ne passait
peut-être pas forcément par le marché du travail, du moins celui du livre, version Syndic.

Et
à choisir, il aurait mieux valu donner les 12 € au postier plutôt
qu'aux pompiers et aux éboueurs qui eux étaient obligés de passer
pour nous sauver des flammes et des ordures.

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