On
approchait du jour où la dinde ne serait plus que morte avec des
marrons et la bûche, glacée et grasse à souhait, aussi éloignée
de sa cousine des bois que la naissance du petit Jésus l'était des
rayons de jouets faits par des nourrissons chinois ou des commandes
groupées de foie gras passées par les parents achetant les dits
jouets à leurs rejetons.
Mes
journées se partageaient entre le pédiatre (la Zouflette), le kiné
1 à cigare et gros bidon (la Zouflette encore), Jouéclub (le Zébu
essentiellement, même si tout nous poussait à acheter également
des cadeaux pour sa soeur qui pourtant se marrait bien plus avec ses
mains qu'avec ses hochets) et Franprix (pour nous tous), avec parfois
une petite fantaisie telle cette incursion chez le généraliste
(moi) ou le radiologue (la Zouflette encore) sans oublier cette folle
sortie chez le kiné 2 à opéra et points chinois (mon périnée).
Bref,
vous l'aurez compris, ma vie sociale et intellectuelle était à son
plus haut top et j'évitais autant que possible d'avoir au téléphone
la grande Simone qui me collait ce qu'elle savait si bien me coller
depuis la rupture de ses membranes il y a de cela bientôt 42 ans, à
savoir une sourde culpabilité trouble à paroxysme aigu certains
jours (que fais-tu? Qui es-tu? Où vas-tu?).
A,
lui, s'épanouissait face à son écran, travaillant jour et nuit à
des calculs qui peut-être au fond n'étaient que jeux en ligne et
paris de casinos hein qui sait? La grande Simone tout autant que Cléa
culpa, tante Babe ou la non muse n'avaient aucune prise sur lui qui,
par ailleurs, me déléguait toute l'organisation matérielle de Noël
comme d'ailleurs cet imposteur de père Noël qui avait fait son
incrustation dans notre maison.
Le
père Noël y va m'apporter ça… et puis ça… ah et je veux ça
aussi… et puis ça… (le Zébu).
Lundi,
j'ai démarré mon congé parental par une visite de tante Dolorès
qui venait me souhaiter la Noël avant que de partir chauffer ses
vieilles bronches dans un sana où elle avait passé sa jeunesse
(j'en ai vu des amies partir les poumons bouffés et les pieds en
devant) reconvertie en centre de thalasso hivernal pour retraitées
nées d'avant-guerre (la 14-18 ou la 39-45?!).
-
Tiens,
m'a-t-elle fait, j'ai pensé à toi en voyant ce bouquin… je me
suis dit.. ah ça il faut absolument que je le lui offre,
c'est Le cadeau pour elle!
Elle
m'a tendu un livre, accompagné de trois sortes de rouleaux blancs sous
cellophane estampillés NF. Le titre du livre était Nos étoiles
ont filé, d'Anne-Marie Revol…
-
Une
fille qui écrit, comme toi, sauf qu'elle est publiée, qui a eu
deux enfants, comme toi, sauf que les siens, deux filles, sont
mortes à 1 et 2 ans dans un incendie chez leurs grands-parents
pendant qu'elle et son mari étaient en train de manger des feuilles
de vigne en Grèce… et ainsi, pour surmonter ce drame affreux
atroce insoutenable, elle a imaginé leur écrire des lettres, jour
après jour…
Et
les drôles de machin étaient des…
-
Des
détecteurs de fumée! Les deux tiers des morts par incendie le sont
à cause des fumées toxiques et un feu détecté en ses débuts par
un détecteur de fumée s'éteint avec un verre d'eau… dis à A de
sortir immédiatement sa perceuse, je ne repars pas tant que je n'ai
pas vu les 3 détecteurs au mur!
Merci
tante Dolorès. Du fond du coeur, merci. La mort par asphyxie et par
le feu. Je n'avais pas encore pensé à cette possibilité là
concernant la vie fragile de mes enfants fragiles.
En
me jurant bien de ne pas le lire, j'ai feuilleté le livre pendant
que tante Dolorès soliloquait sur les trop nombreux pesticides
présents dans le lait bu par les bébés, la recrudescence des
cancers chez les enfants vivant en banlieue nord-est, le pourcentage
élevé d'enfants de l'âge de Zébulon se défenestrant pendant que
leur mère téléphone ou s'étouffant avec un sac plastique que leur
mère aura laissé traîner, et je dois dire que les passages que
j'ai happés dans cette lecture m'ont fascinée.
Le
ton était juste, la douleur, immense, mais humanisée, à force qu'elle écrive chaque jour à ses filles, qu'elle les évoque le plus possible, en
douleur ou en douceur, comme pour que leurs deux petites vies ne soient pas entièrement réduites à néant, et ainsi la vie, une vie riche et vive, courait de bout en bout de cette terrible histoire illuminée malgré
tout par l'art de dire et de se souvenir de cette mère
« orphelinée ». J'ai essuyé une
larme pendant que A, au-dessus de ma tête, perçait un trou pour
l'un des détecteurs de fumée, et quand dans un bruit infernal de
perceuse, je suis arrivée à l'épilogue (semi)heureux, à savoir la
naissance d'un nouvel enfant un peu plus d'un an après la mort de
ces deux petites filles, je me suis levée pour serrer la Zouflette
dans mes bras.
Tante
Dolorès me regardait d'un air très satisfait en répétant, ah je
le savais que ça te ferait rudement plaisir ce livre, ah je le savais que
tu aimerais ça, etc. Y n'empêche, j'avais sauté le début, à
savoir le récit presque heure par heure de l'atroce journée où
Anne-Marie Revol et son mari avaient appris la mort de leurs deux
petites filles, et je me suis bien juré de n'en rester qu'à cette
lecture en traversière, par lâcheté et par… superstition car
oui, le récit vrai de la mort d'enfants vrais me glace et a le même
effet sur moi que le marin qui se refuse à prononcer le mot
« lapin » sur son voilier.
Quand
tante Dolorès est partie, j'ai actionné plusieurs fois les
détecteurs pour m'assurer qu'ils fonctionnaient, ce qui a énervé A
car le bruit strident réveillait à chaque fois la petite, ce qui
l'empêchait de mener à bien ses équations à multiples sigles sur
son ordinateur.
Puis
le téléphone a sonné, c'était Aveline, jeune mère quadragénaire
et célibataire, sans emploi et sans dot.
-
Comment
va? J'ai demandé en reniflant. -
On
fait aller… elle a répondu d'un ton prudent. Et toi? Tu pleures
ou tu épluches des oignons?
Je
lui ai expliqué la raison de mon trouble.
-
Ah,
elle m'a fait, ne m'offre surtout pas ce livre, hein! -
Pas
de risque, je l'ai rassurée. Le mot « lapin » ça
marche pour les copines aussi! -
J'ai
déjà assez de sources d'angoisse comme ça… Peter va arriver
d'un moment à l'autre avec sa première paire de pour fêter Noël
avec notre paire de à nous deux… j'en suis MALADE! -
Tu
veux dire que ses deux fils ados ont fait le voyage depuis Aukland
pour venir voir leurs soeurs? C'est plutôt… bien, non? -
Oui,
oui si on veut… ils restent six heures et puis ils repartent…
avec leur père. Fêter Noël avec leur mère et leurs
grands-parents psychopathes qui votent pour la Marine Le Pen
locale… -
Ben
mince alors…
J'ai
constaté platement. Un des détecteurs de fumée s'était mis à
couiner et pleine d'angoisse, mon combiné à la main, je cherchais
la source de l'incendie, exhortant A par gestes à composer le 18.
-
…
quoiqu'il en
soit, je ne peux plus rester chez ma mère, je craque! Elle m'a
sortie une cousine de sa hotte rouge, une dénommée Mirima qui
possède un immeuble entier à Paris et qui serait prête à me le
louer gratuitement… -
Super!
J'ai répondu, distraitement (où diable était cet incendie?). -
Sauf
que c'est ma tante Dolorès à moi, si tu vois ce que je veux
dire… -
Euh
oui… -
Sans
compter qu'elle vivrait dans l'appartement au-dessus de ma tête, et
qu'étant célibataire depuis à peu près soixante cinq ans, elle
serait pas contre venir prendre le thé tous les jours chez moi,
voire dormir dans la chambre du fond, en échange donc d'un loyer
gratuit… qu'est-ce que je fais à ton avis? -
Tu
mets des serpillères mouillées sous les portes et tu passes les
murs et tes vêtements à l'eau… j'ai marmonné, occupée que
j'étais à faire ça, la Zouflette hurlant sous mon bras, pas
contente du tout d'être ainsi mouillée toute habillée (et tout ça
sans que je n'ai réussi à déterminer d'où partait ce fichu feu). -
Pardon?!
Elle a couiné.
A
a arrêté le détecteur, et a pesté en disant qu'il en était sûr,
ces machins étaient comme les alarmes pour piscine qui se
déclenchaient au moindre pet de vent.
Aveline
avait posé le combiné, une de ses filles était en train de
mâchouiller la guirlande électrique du sapin de Noël. Des
semaines, si ce n'est des mois qu'on ne s'était vues, en cuisses
molles et en seins pendouillants, mais si tout allait bien, on devait
se retrouver pour le nouvel an à la campagne, dans la longère de
son enfance, elle m'a rappelé.
-
Il
y a des détecteurs de fumée là bas? Je lui ai demandé. -
Non,
mais il y a des chats, et ils ont le nez fin… elle m'a rétorqué.
Pour
ça, pour s'y retrouver, il fallait qu'il ne neige pas (le trajet),
que les enfants ne soient pas malades (quatre probabilités) et que
ses soeurs ou belles-soeurs ne squattent pas (six fois six
probabilités). C'était pas gagné, et je dois dire que la
perspective de passer un nouvel an comme un jour ordinaire, c'est à
dire rien qu'avec nous quatre, me faisait un peu… frissonner. Vu
notre état de fatigue, il faudrait mettre le réveil à sonner à
minuit si on voulait se souhaiter la nouvelle année, c'te fête.
-
Ingrate,
m'a-t-elle grondé, tu oublies le temps où, célibataire, tu étais
obligée de te farcir ces soirées de nouvel an aussi interminables
que toujours ratées où le champagne était presque aussi éballé
que les rares mecs disponibles du lieu! -
Tu
as raison, j'ai admis, mais bon, ce serait quand même sympa qu'on
arrive à se voir… et surtout, plus de trois quart d'heure… -
Sûr!
Bon, je te laisse, là c'est ma Pomme qui essaye de glisser sa
langue dans la prise télé…
J'ai
donc raccroché et je m'apprêtais à travailler, enfin, quand à
nouveau le téléphone a sonné. J'ai vu que c'était le numéro de
ma mère, son portable qu'elle s'était décidé à posséder pour
qu'aucune féministe ne puisse échouer à la joindre, et j'ai décidé
de faire la morte. Sauf qu'elle a insisté, cinq fois de suite, ce
qui fait que j'ai fini par décrocher.
-
Ah
ben quand même! Elle a jappé. Dire que tu es chez toi à ne rien
faire et que tu n'es même pas fichue de répondre à ta mère! -
Euh,
j'étais en train d'allaiter la Zouflette… j'ai marmonné. Et
puis, je ne suis pas chez moi à ne rien faire, figure toi, deux
enfants en bas âge, ça occupe! -
Oui
oui bien sûr, elle a tempéré d'un ton de pas y être, on se
demande comment s'en sortent les femmes qui travaillent, elles, et
qui… -
Bon
tu voulais me dire quoi maman? J'ai grogné, me retenant pour ne pas
hurler. -
Rien
de spécial, elle a répliqué, A joue toujours sur son ordi à la
maison? -
Maman,
il ne joue pas sur son ordi, il fait euh des programmations et des
équations, c'est grâce à ça qu'il va pouvoir donner 4 heures de
cours au premier semestre 2011 à la fac de Marne la Vallée! -
Fantastique!
Elle a grincé. Qu'il salue de ma part Mickey au passage! -
Bon,
maman, je te laisse, je dois… -
Et
toi, Mimi, t'as refait ton CV? Sois positive hein surtout, pas beson
de dire que tu as été grouillote pendant plus de 10 ans dans
l'administration… Et d'ailleurs, t'as commencé ton bilan de
compétences? Tu t'es mis à la préparation de tes concours? Tu as
envoyé combien de lettres de motivation? Tu as rencontré cette
dame que je t'avais conseillée, qui suit des femmes restées
longtemps éloignées du marché du travail et qui souhaitent
retravailler? Tu… -
Je
te laisse, maman, la Zouflette a sa couche qui déborde…
En
soupirant, car ma hotte de Noël était comme qui dirait un peu
plombée, j'ai été changer la Zouflette qui m'a réconfortée avec
une série de sourires-gondolés-frétillés, puis, alors que je la
recouchais pour sa sieste du matin, A m'a passé la Parfaite qui lui
avait tenu la jambe pendant vingt minutes avec pourquoi elle avait
finalement décidé de ne faire que de la viande au repas de Noël
quand lui et le Zébu sont végétariens, car c'était plus simple,
ses enfants étant profondément carnivores, son taux d'hémoglobine
à elle étant particulièrement bas en cette fin d'année en raison
du froid vigoureux, de la neige et du surplus de travail occasionné
par… (A m'a passé le combiné d'un air meurtrier)
-
…
et il ne sera
même pas là pour Noël tu te rends compte?! -
Qui
donc? J'ai fait d'un ton morne. -
Eh
bien lui, Jean-Martin!! -
Mince
alors?! -
Oui…
il est retenu en Chine… un problème de câbles mal arrimés sur
la grande muraille… enfin quelque chose de ce genre… bref, comme
le chantier doit être bouclé au plus tard à la fin de l'année à
minuit ding dung dong, il va être obligé de passer les fêtes là
bas et je ne te cache pas que je n'en peux plus… avec la dinde à
découper, les marrons à passer en purée, les chants de Noël à
réviser… -
Euh
je peux peut-être t'aider si tu veux? -
Ma
pauvre Mimi… a soupiré profondément excédée ma fausse soeur.
Tu n'approches plus de dinde depuis que tu es mariée avec A, tu
n'aimes pas les marrons et tu es allergique à la religion papaliste
alors… -
Oui
mais je peux faire un gâteau peut-être? J'ai plaidé, soudain
intensément désireuse de me sentir utile. -
Si
tu veux… elle a soufflé du ton qu'on prend avec un enfant qu'on
ne veut pas (trop) castrer dans ses pulsions d'autonomie. Si jamais
on ne le mange pas, je pourrais toujours le donner à nos voisins
car le lendemain, on part au ski… enfin, si Jean-Martin daigne
revenir de Chine! -
Il
n'y est pour rien, j'ai plaidé, même si, en tout cas, il faudrait
vraiment qu'il change de boulot! -
Ah
mais Mimi tu ne te rends pas compte?! Changer de boulot?! A son âge?
-
Il
est plus jeune que moi… -
Avec
tous nos crédits?! Nos trois enfants à charge? Leurs études à
venir très bientôt?! La conjoncture actuelle du marché du
travail?! Le sur-chômage des cadres supérieurs?!
Etc,
etc. J'ai éloigné le combiné de mon oreille et j'ai commencé à
relire un texte écrit tout exprès pour un concours de nouvelles,
organisé par les éditions du bord du gouffre, participation qui
allait me coûter un timbre et 9 euros pour l'organisation (un dîner
de délibération dans un relais gastronomique périgourdin?), et
tout ça pour quoi? Pour me casser une fois encore la plume!
-
Enfin,
dans mes résolutions de 2011, je vais inscrire celle de penser un
peu plus à moi… en attendant, il faut que je te laisse Mimi,
c'est que j'ai du boulot moi… à vendredi, pour le réveillon,
soyez à l'heure, c'est déjà assez de boulot comme ça s'il faut
en plus réchauffer les plats pour les retardataires!
Avec
tout ça, c'était l'heure du biberon de midi, la Zouflette en
versait des larmes de colère et j'ai donc pu refermer tout aussi sec
mon ordi.
Mais
dans mes résolutions de 2011, j'en ai pris une première, celle de
résilier mon abonnement téléphonique. Et si jamais il y avait le
feu, j'irai appeler les pompiers de chez les voisins, ça ferait
toujours du lien social.