Pourquoi j’ai accepté que Baba vienne avec moi en Inde

Ce dimanche, j’ai été déjeuner avec Baba dans sa Maison aux Vieux en emmenant Ernesto avec moi (qui a ensuite préféré rester dans la chambre à regarder le foot). Comme d’habitude, je n’ai pas coupé à l’interrogatoire digne de la Stasi qu’elle me fait subir à chaque fois.

– est-ce que je fréquente
– est-ce que j’ai un plan en vue
– est-ce que je compte vraiment la laisser mourir sans arrière petits-enfants
– est-ce que je compte vraiment mourir sans même avoir été un jour mariée ou du moins à la rigueur encouplée
– etc… 

Puis nous sommes descendues dans la salle à manger où seuls les Vieux et les Vieilles en état même relatif de viabilité étaient réunis pour le déjeuner du dimanche.
 
   – Poulet frites pour tout le monde !

A braillé le serveur en nous jetant littéralement sur la table un plat de poulet et de frites miam miam.
 

   – Mais enfin, jeune homme, vous savez bien que je ne mange pas de viande ! A protesté avec vigueur Baba Rakjia.
   – C’est quoi cette nouvelle mode ? J’ai demandé à Baba Rakjia.
   – Enlevez ça moi vite de devant moi ! Enlevez ça moi vite de devant moi !

A glapi Marcellin en faisant des grands gestes terrifiés en direction du plat comme s’il s’était agit d’une bombe.
 
   – Arrête Marco, j’ai grogné, c’est pas du chien mais de la volaille !
   – Toute souffrance animale est la mienne ! Il a braillé.
   – A son âge, elle devrait pas faire d’histoires… à son âge, on mange ce que l’on a dans son assiette ! A dit sèchement le serveur.

Baba Rakjia s’est emparé de la fiche sur la table. Elle a chaussé ses lunettes et elle a lu :
 
   – Bouillie de légumes vapeur au beurre sans beurre… c’est marqué ici, jeune homme, alors apportez le nous !
   – Je garde le poulet et les frites, j’ai dit, une main sur le plat.
   – Marie, pas question !
 
Et elle m’a donné une tape sur la main.

   – Aïe !
   – Jeune homme, j’attends que vous nous apportiez les légumes !
   – Elle va le manger son poulet oui ! S’est mis à grogner le type, agressivement. Allez mamie, on ouvre la bouche et on bouffe !!!
 
Et il s’est jeté sur ma grand-mère, pour la forcer à ouvrir la bouche.
 
   – Elle va le manger son poulet oui !
   – Elle va le manger son poulet oui !
   – Elle va le manger son poulet oui !
 
Ont repris tous en chœur les petits Vieux. Certains, qui en étaient déjà au dessert, parce qu’ils n’avaient pas de dents et qu’ils n’avaient eu droit qu’à un bol de purée, se sont mis à jeter à travers la salle leurs petits suisses avec le sucre sans sucre. Comme ils visaient comme des Vieux, le serveur s’en est pris un dans le dos et moi, sur la tête, super.
 
   – Tu vas l’ouvrir ta bouche ! Tu vas l’ouvrir oui ou merde la Vieille ! A encore gueulé le serveur.

Et moi, moi j’étais tellement choquée… que je n’ai rien fait.Oui, jee suis restée, plantée sur ma chaise, mon petit suisse dégoulinant sur mon visage tandis que ma pauvre Baba se faisait molester par un type deux fois plus grand qu’elle et dix fois plus lourd. Marcellin a finit par faire ce qu’il n’allait pas manquer de faire : viande ou pas viande, il a planté ses crocs dans la fesse de l’autre, qui a fait un énorme bond libérant ainsi Baba Rakjia… qui s’est aussitôt mis à lui donner des coups de canne.
 
   – Allons allons ! Qu’est-ce qui se passe ici ?!

C’était la voix de la Directrice, madame Requiem. Mon petit suisse toujours dégoûtant sur la figure, je lui ai expliqué la situation. Elle a eu une petite toux sèche puis elle a dit.
 
   – Vous avez du petit suisse sur la figure…
   – Je sais, c’est parce qu’il y a des Vi… euh des personnes à âge pas réduit qui se sont amusés à se jeter des petits suisses à la figure et à travers la salle…
   – Ce n’est pas joli joli de dénoncer ces petits camarades, elle a constaté d’un ton glacial.
   – Mais…
   – Et vous, madame Volkovic, qu’est-ce que je vois ? Elle a glapit en se tournant vers Baba. Vous frappez les serveurs !
   – Madame, c’est lui le premier qui m’a agressée ! A vertement répliqué ma grand-mère. Il y a des témoins !
–        Il voulait forcer ma grand-mère à manger de la viande alors qu’elle est végétarienne… j’ai protesté. C’est marqué sur sa fiche… regardez !

Je lui ai brandi sous son nez la dite fiche. Baba Rakjia demeurait silencieuse, les bras croisés, je voyais ses vieilles mains trembler.

   – Ah ça… c’est du pipeau !
   – Comment ça du pipeau ?!
   – Oui… on fait ça pour faire croire aux pensionnaires que c’est comme au restaurant ! Qu'ils peuvent manger ce qu'ils veulent! ça leur fait tellement plaisir !
 
Et madame Requiem a éclaté d’un rire terrifiant.
 
   – J’en ai assez entendu, a fait Baba en se levant, je remonte dans ma chambre !
   – Mais vous n’avez pas mangé votre poulet et vos frites ! A protesté madame Requiem.
   – Je n’en veux pas ! Faut-il vous le dire en bosniaque ? A répliqué froidement ma grand-mère.
   – Mais vous n’avez pas le choix ! Vous devez les manger ! A glapi l’autre.
   – Mais c’est ridicule enfin ! J’ai protesté d’une voix tremblante.
   – Même dans un chenil, je n’ai jamais vu ça… a tremblé Marcellin.
   – Vous DEVEZ MANGER CE QU’IL Y A DANS VOTRE ASSIETTE !!!!
 
La Directrice a tapé vigoureusement du pied par terre.
 
   – PAS QUESTION ! A hurlé ma grand-mère.
 
Et elle a jeté son assiette par terre. Vlang. Un grand silence s’est fait.
 
J’ai regardé Baba. J’ai vu dans ses yeux une perte immense. Je pouvais voir jusqu’au fond d’elle, comme si c’était un puits vidé de son eau. Ca m’a fait un mal fou, violent, une décharge d’une seconde. Alors je me suis levée, j’ai pris son sac, je lui ai fait mettre son petit gilet herzégovien, j’ai pris sa canne et nous nous sommes dignement dirigées vers la sortie, suivies par Marcellin (qui faisait des pets mauvais). Madame Requiem nous a couru après.
 
   – C’est bien parce que madame Volkovic est une de nos meilleures pensionnaires (une femme très très très riche) que nous vous laissons partir…
   – …
   – Mais il va y avoir une punition !
   – …
   – On va y réfléchir tous ensemble !
   – …
   – Collectivement !
   – …
   – Ce sera peut-être la télé coupée pendant trois semaines…
   – …
   – … ou pas de dessert pendant un mois…
   – …
 
On a continué d’avancer, sans mot dire. Baba n’a pas ouvert la bouche de la journée, juste pour me dire :

   – Si tu pars vraiment en Inde, pour de vrai, emmène moi ou je me tue.
 
Voilà, voilà pourquoi j’ai accepté de l'emmener avec moi en Inde. Car comme vous aurez pu le constater, je n’avais pas vraiment le choix. Frown

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