Liberté, Egalité et Faites la gueule, s’il vous plait

Jeudi, dans le froid
revenu, j'ai foncé tôt le matin avec le Zébulon et la Zouflette en
direction de ce bâtiment néo-stalinien qui nous sert de mairie, architecture qui, vous allez voir,s'est révélée en parfaite symbiose avec l'esprit du lieu.

J'avais été recalée la
semaine dernière à cause de la première série de photos du
Zébu…

  • Ah mais il est trop
    petit! Viens voir Janine? T'es d'accord avec moi non? Il faut que sa
    tête soit encadrée de 5 cm dans la lucarne… comme ça! (elle me
    désigne une affiche où 50 fois la même tête apparaît avec
    seules 5 têtes acceptables)! Là, il est trop loin et…

  • C'est bon, j'ai
    compris, j'y retourne.

Retour donc au
photomaton, avec un Zébulon agité qu'il m'a fallu tenir à bout de
bras devant la lucarne car bien sûr, les tabourets de photomaton ne
sont pas prévus pour des individus mesurant moins de 1 mètre,
tandis que sa soeur braillait tout ce qu'elle savait dans sa
poussette.

  • Non, Zébulon, il ne
    faut pas sourire!

  • Ferme la bouche!

  • Te penche pas sur le
    côté!

  • Pas de grimaces,
    Zébu!!

  • Bouge plus surtout,
    j'appuie sur le bouton!

  • Ah putain de bordel
    de merde tu peux pas rester tranquille non?!

  • Gros mots, maman,
    gros mots…

Et comme en plus, on n'a
droit qu'à 3 essais, j'ai dû choisir le moins mauvais, celui où
Zébulon était parfait, mais où, hélas…

  • … ah non, ça ira
    pas, on voit un petit bout d'épaule…

  • Mais on voit bien la
    tête!

  • Je sais mais votre
    épaule… c'est pas possible, la Préfecture n'en voudra pas!

T'inquiète, m'a fait A,
je vais la retoucher, effacer ton épaule, la sortir sur papier glacé
et ils n'y verront que du feu. Comme sous Staline où l'on effaçait
les personnalités devenues non grata.

Une semaine après, je
retourne donc avec mes documents et mes photos. La même dame à
l'accueil, plutôt débonnaire…

  • ah oui, là ça
    ira… guichet 413, vous avez de la chance, y a personne!

Mais l'employée a dû se
faire plaquer la veille ou bien elle a un début de ménopause
difficile car elle me prend mes documents sans un mot, puis me crache

  • C'est pour qui?

  • Pour les enfants!

  • Combien de
    passeports?

  • Ben euh deux…

  • Deux par personne?!

  • Ben non, un par
    personne!

  • Donc un passeport?

  • Ben non, un
    passeport par personne, ça fait deux!

  • Ça fait donc trois?

  • Pourquoi ça?

  • Deux pour eux et un
    pour vous… ça fait même cinq!

  • UN PASSEPORT PAR
    ENFANT ET PAS DE PASSEPORT POUR MOI!

J'articule en essayant de
ne pas avoir l'air (trop) énervé. Elle me regarde comme si c'était
moi la mal comprenante.

  • Z'avez les timbres
    fiscaux? Me demande-t-elle d'un air de jouir car elle voit bien que
    non, a priori, je ne les ai pas.

  • Ben non… je
    pensais qu'on les achetait au guichet!

  • Ah mais c'est pas la
    Samaritaine ici! S'exclame-t-elle aussitôt (ça doit juste faire au moins
    500 fois qu'elle sort cette fine réplique). Sans timbres fiscaux,
    je ne peux RIEN faire…

Et elle repousse vers moi
tous mes documents d'un air aussi heureux que si la reine en personne
venait de l'appeler pour lui dire qu'on n'attendait plus qu'elle pour
démarrer le mariage de Bill et Kate. Je lui ferai bien remarquer
qu'elle ne risque pas d'être prise pour la Samaritaine vu que cette
dernière est fermée pour travaux mais je préfère m'abstenir.

Je ressors donc de ce
bâtiment où règne une ambiance de fonctionnaires sous l'ère
soviétique et course jusqu'au bureau de tabac, suivie par un Zébulon
braillant sur sa moto.

  • Pas la pente maman
    je veux pas monter la pente!

  • On monte pas la
    pente, on va au tabac!

  • De quel montant les
    voulez-vous? Me demande le jeune type asiatique qui, à côté de
    madame Brejnev est un délice d'amabilité.

  • Euh…

Bonne question, cette
truie ne me l'a même pas précisé. J'appelle A, qui va sur le site
et me donne l'info. Je retourne au pas de course à la Mairie, un
aimable employé (sans doute un stagiaire) me conduit à un guichet
qui, ouf, n'est pas le même que celui d'avant. Je débite mon
speech.

  • Votre collègue… à
    côté… commencé passeports… mais pas de timbres… alors suis
    ressortie… a photocopié les pièces…

La femme qui doit être
la soeur siamoise de madame Brejnev me regarde comme si je lui avais
parlé en japonais. Aucune expression. J'ai fini d'expliquer pourquoi
je suis ici, et j'attends, car elle ne dit toujours rien, fait-elle
partie du 1% de personnel en situation de handicap, je regarde ses
oreilles, pas de sonotone, et elle a l'air… normal.

  • C'est pour quoi? Des
    passeports? Des cartes d'identité? Pour qui? Pour vous? Vos
    enfants?

Ah non, elle est juste
pas aimable. Pardon, ô personnes sujettes à une situation de
handicap…

  • Ah mais ça va pas
    aller cette photo!

Elle me désigne d'un air
d'exterminatrice la photo de la Zouflette. Dupont de Ligonnès
n'avait pas l'air plus terrifiant quand il a convoqué sa famille
pour son dîner d'adieux.

  • Ben pourquoi? Elle
    est bien cadrée, elle ne sourit pas, ne bouge pas…

  • Oui mais elle a la
    bouche ouverte! Ça ne va pas!

  • Mais elle est
    semi-ouverte! Et puis c'est un bébé de 7 mois! Dans 2 mois elle
    aura déjà changé de tête!

  • Madame, c'est comme
    ça, il faut respecter les critères! La Préfecture nous renvoie
    chaque jour des dossiers par camions entiers!

  • Mais c'est du…
    délire!

  • C'est comme ça,
    Madame, il vous faut respecter les directives… d'ailleurs, on
    prend de moins en moins de photos effectuées dans les photomatons!
    Parce que ça ne va pas!

Je lui raconterai bien ce
que m'a rapporté Agota, une amie roumaine mariée à un Français,
comme quoi, sous Ceaucescu, il était interdit de sourire sur les
pièces d'identité et qu'à peine le dictateur refroidi, la première
chose à avoir été autorisée, c'est le droit de sourire sur ses
papiers d'identité… mais je doute que madame Honecker comprenne la
subtilité du message que je voudrais ainsi essayer de lui faire
passer (la France est un pays qui vire à l'obsession autoritaire!!).
Bon, mais deux collègues se penchent sur la photo de la Zouflette.

  • Oh bon mais comme
    c'est un bébé, on peut tenter… y sont parfois compréhensifs…
    faut voir… tentez toujours… au pire, on vous la renvoie!

  • D'accord mais après?

  • Ben vous rapportez
    d'autres photos et puis voilà!

  • Mais euh… ça
    prend du temps? Parce que j'attends qu'on m'envoie ma carte
    d'identité depuis plus d'un mois!

  • Ah ça, on vous
    l'enverra certainement pas! Grogne madame Honecker.

  • Ah oui je sais… je
    voulais dire que j'attends depuis un mois qu'on m'envoie le papier
    qui me dise que je peux venir la chercher!

  • Un mois? S'exclame
    madame Honecker d'un air de mépris. Mais c'est RIEN du tout, un
    mois! Vous allez attendre beaucoup plus!

  • Mais pourquoi? Je
    proteste. Je la refais juste!

  • Madame, ce n'est pas
    à moi de vous le dire, ce sont les critères!

  • Ok, ok…

Ne nous énervons pas.
Restons souriante. Non, Zébulon, tu ne peux pas jouer aux petites
voitures sur le crâne de ta soeur et puis non, tu ne peux pas,
Zébulon, BORDEL, TU RESTES ICI!!

  • Extraits de
    naissance!

  • Justificatif de
    domicile!

  • Pièce d'identité!
    La vôtre! Ah mais c'est un passeport?!

  • Ben euh oui… je
    viens justement de vous dire que j'attendais ma carte de…

  • Bon, passez le moi!

  • Et puis, je me
    rebiffe, de toute façon, c'est une pièce d'identité!

Madame Honecker fait une
moue, l'air de dire, ça ne tiendrait qu'à moi… Elle la prend,
entre deux doigts. Tape sur son ordinateur avec rage. Me demande de
vérifier les infos sur l'écran (4 fautes de frappe), corrige, me
fait signer un papier, puis passe au cas Zébulon.

  • Je peux le
    reprendre? Je demande, en tendant la main vers mon passeport.

  • Non.

  • Ah.

  • Oh mais ça va pas
    aller les photos de votre fils!

  • Mais pourquoi donc?
    ! (moi, très très self control)

  • Parce qu'elle est
    trop claire! Pas assez de contraste entre lui et euh le reste!

  • Oh non, on m'avait
    dit que ça allait…

Si tu savais, la morue,
qu'EN PLUS, c'est une photo retouchée sur ordi, t'appellerais direct
les flics!

  • Bon, z'avez de la
    chance… ça passe sur l'écran… mais la petite, elle, a été
    refusée!

En fait non, ça, elle me
le précisera à la fin, quand je lui demanderai si la photo de la
Zouflette a été acceptée, elle aussi, Madame Honecker n'allant
tout de même pas pousser le service public à me le préciser de son
propre chef.

Ensuite, le bébé
braillant dans mes bras de fatigue et d'énervement, elle m'a fait
ressortir des papiers, demandé les timbres une fois que j'avais tout
bien rangé, jeté des regards assassins au Zébu qui jouait à la
petite voiture sur le bord de son bureau, puis elle m'a tourné
l'ordi et elle m'a dit, quand ce sera à 100%, vous pourrez y aller.

  • Pardon?

  • QUAND LA BARRE SERA
    REMPLIE A 100% CE SERA FINI VOUS POURREZ PARTIR!

La Zouflette que je
venais d'endormir s'est aussitôt réveillée et s'est remise à
pleurer.

Mais quand je suis
partie, était-ce le soulagement? Le sentiment du juste devoir
accompli? Elle m'a dit, au revoir madame et elle m'a sourit.

Je suis partie, d'une
humeur de dogue pour toute la journée, en me disant, comme à chaque
fois, pauvres étrangers, qu'est-ce qu'ils doivent en baver…

  • Ah ça, a renchéri
    Cléa Culpa, tu verras, au Japon, à ton tour, tu vas déguster!

Sans doute mais au moins,
ils seront aimables, eux.

Enfin, pour terminer, un
conseil, si vous devez faire des photos, passer voir madame
Brejnev ou madame Honecker juste avant, comme ça, vous serez assuré
de faire la gueule sur votre photo d'identité, et donc, d'avoir vos
papiers… dans deux mois environ.

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