Premières impressions

A
était parti depuis une dizaine de jours maintenant et la non muse buvait du
petit lait. Le Zébu était infâme car entre l'option consistant à être super
gentil avec maman parce que toute seule, et celle de lui faire payer ce
bouleversement dans sa vie, il avait choisi bien entendu la seconde.

Que
maman décide se poser une demie-fesse pour écrire une demie-ligne et il sautait
aussitôt sur sa soeur pour lui tirer les cheveux (ça tombait bien, ils
poussaient chaque jour un peu plus), la pinçait ou la faisait tomber. Dans les
squares, il déchaînait la vindicte des parents pour qui une poignée de sable
lancée dans les yeux équivalait à la guerre thermonucléaire…

                   
C'est scandaleux! S'excitait son père depuis
sushiland Il faut le punir et sévèrement!

                   
Mais merde à la fin! je l'engueule qu'est-ce que
tu crois?! Ils veulent quoi les gens? Que je le frappe? Ça n'est pas si grave
que ça après tout!

                   
Tutut, Mimi, je sens que tu te laisses marcher
dessus… qui jette une poignée de sable, trucide son concitoyen au coin de la
rue! Alors sois ferme! Sévis!

Ça
c'était ma mère, la grande Simone. Relativement absente sur le Front des
mioches (parce que ses conférences, parce que l'écriture de ses mémoires, parce
que sa gymnastique, parce que…), elle estimait cependant être fondée à dire que
je ne faisais pas ce qu'il fallait, et si je me plaignais d'être fatiguée par
mes nuits hachées en huit avec parfois réveils de la Zouflette plus d'une heure
durant, elle haussait les épaules…

                   
Tu ne travailles pas Mimi, tu n'as pas besoin
d'être 100% reposée! Ta soeur (la Parfaite) alignait des journées de dix heures
quand ses enfants faisaient leurs dents la nuit…

Peut-être
mais la Parfaite avait dix ans de moins que moi.

                   
Ah ça Mimi… si tu n'avais pas autant traîné à
avoir des enfants…

Néanmoins,
maman Mimi s'accrochait et réussissait à écrire aux heures creuses comme on
s'accroche à son pinceau collé au plafond. Enfin, si la Zouflette acceptait de
faire ses siestes, car depuis que A était parti, elle ne semblait plus autant
persuadée de leur bien fondé, et s'était remise par ailleurs toutes affaires
cessantes, à refaire une nouvelle bordée de dents.

                   
Mimi, je t'envoie le texte de la fille d'une
copine… il ne fait que 70 pages et elle a un sacré talent pour une gamine de
12 ans et demi! Ça te fera passer le temps en attendant de retrouver A…

Une
amie, sans doute bien intentionnée (vis à vis de la dite gamine) mais pas très
psy car s'il y a bien quelque chose dont un plumitif en demande de
reconnaissance a horreur, c'est de lire le texte de quelqu'un d'autre, lui-même
en demande de reconnaissance. Et puis je n'avais pas le temps bordel!

Que
je donne le bain à la Zouflette, et le Zébu surgissait, la culotte aux
chevilles, me vantant son énorme caca nécessitant un essuyage de fesses
immédiat. Que je pose la petite sur le sol pour l'essuyer, c'était l'eau des
pâtes qui débordait, puis, la casserole arrêtée, c'était la petite hurlant car
tombée sur le sol, et gisant sur le dos façon Grégoire Samsa. Que
je donne son dîner au Zébu, et la Zouflette se mettait aussitôt à hurler de
faim, que je courre lui préparer son biberon, et c'était le Zébu qui faisait
tomber le plat après avoir essayé de se resservir (je peux le faire tout seul
Maman…), que je ramasse le plat et que je le resserve, et c'était l'eau du
biberon devenue archi bouillante qu'il fallait refroidir sur fond de plus en
plus sonore d'une Zouflette affamée, biberon ensuite giclant sur le sol tout ça
parce que j'avais essayé d'attraper de l'autre main le Zébu qui était en train
de se rouler sur la couette au sol (que faisait-elle là bon sang?!) la
parsemant de yaourt et de sauce vinaigrette… etc, etc.

Alors,
une fois les mioches couchés, mon temps je le gardais pour moi, désolée, rien
que pour moi et d’ailleurs je filais me coucher vite fait avant le premier
réveil de la Zouflette vers minuit et quelques, qui serait immanquablement
accompagné de celui du Zébu, vociférant car furieux d'être tiré de son rêve où
il devait conduire un 4×4 en mangeant du chocolat.

                   
Alors Mimi, tu en profites à fond de ton congé?

                   
Tu as fini d'écrire ta pièce de théâtre?

                   
Tu rentres déjà? Mais il n'est que 22 h 00! Pour
une fois que ta mère garde les petits…

                   
Tu n'as pas encore fait tout tes cartons?

                   
Eh dis, il a plaidé non coupable le satyre de
NY… suis donc un peu l'actualité!

                   
Tu te rends compte? Tous ces postes supprimés
dans l'Education nationale et toi, tu ne fais rien, tu restes dans ton coin à
vivre ta petite vie!

Etc,
etc. Heureusement, j'avais A sur skype qui, nonobstant ses appels à sévir
contre le Zébu, se montrait compatissant.

                   
Courage, Mimi, plus que… euh 4 semaines… ça va
venir vite…

Lui
aussi était fatigué car ses nouveaux collègues (moyenne d'âge 22 ans et demi) l’emmenaient
le soir dans des restos et des bars à saké où ils vantaient les avantages de la
polygamie tout en lorgnant les avantages thoraciques ou autres des Japonaises
en présence, Japonaises par ailleurs pas du genre franchement farouche si
j'avais bien suivi. Certes, mon guide sur les moeurs japonaises m'apprenait que
la sexualité jouait un rôle très important dans la société nippone et occupait
donc une place de choix, mais alors la tradition, la convention, l'obsession de
ne pas se faire remarquer, elles étaient où bordel?!

A me
rassurait en disant qu'il ne se sentait vraiment plus appartenir à ce monde-là,
celui des moins de 30 ans sexuellement agités, et que c'était juste « anthropologiquement
intéressant »… Il leur donnait des conseils sur le mode, vieux chef
sioux avisé, et il se resservait un coup de saké en pensant avec nostalgie à
nous (disait-il).

                   
Et Tokyo, c'est comment?

C'était…
vertigineux. Du monde, certes, des tours et des tours, classique, mais plus
surprenant, plein de gens en vélo, y compris avec des enfants, des tas
d'arbres, des rues aérées avec des petites maisons en bois, en plein coeur de
Tokyo, des enseignes tout en idéogrammes incompréhensibles, des habitants ne
parlant guère l'anglais car, même si le sachant parfaitement, tremblant de
faire la moindre faute, ils préféraient se taire…

Et
puis, il y avait eu cette nuit où une main avait brutalement agité son lit.
Réveillé en sursaut, il s'était rendu compte que c'était un tremblement de
terre, intervenu bien plus au nord…

                   
C'était fou, Mimi! C'était loin et c'était déjà
SUPER fort! Tu te rends compte?

Oui,
je me rendais compte. Heureusement que j'étais bien pressurée, le nez écrasé
sur le guidon, ce qui fait que non seulement je n'avais pas le temps de lire le
texte des filles prodiges de copines de copines, mais pas non plus de nourrir
des angoisses concrètes sur la situation là-bas. Séismes et radioactivité…

                   
Et la bouffe au fait? Tu fais gaffe?

                   
Ben euh, c’est un peu difficile car je vais au
resto…

                   
Mais quand on en achète, ça va? Elle est
potable?!

                   
Ben tout est écrit en japonais, c'est difficile
de savoir d'où ça vient au juste… Le kanji (caractère chinois) de Fuckushima
est pas facile à reconnaître…

Heureusement,
son chef, 30 ans et demi maxi, marié à une Japonaise et père d'un jeune bébé,
savait parfaitement parler et lire le japonais, et il lui avait présenté dès le
premier jour un catalogue où des carottes d'Hiroshima côtoyait des brocolis du
Kanto, accompagnés par les haricots verts du Kansai et le persil du Fuji-san.
On pouvait aussi décider d'acheter des salades et des épinards élevés à 10 km
de Fuckushima « si on voulait soutenir les agriculteurs du
district ».

                   
Chaque semaine, tu coches ce que tu veux et hop,
le tour est joué!

Super,
mais euh, le chef serait-il prêt chaque semaine à lui cocher ses carottes et
ses brocolis?

                   
Ah ça non ma vieille, mais tu vas vite apprendre
tes kanjis hein… t'auras que ça à faire!

Voilà
qu'il s'y mettait lui aussi. J'avais ma pièce de théâtre à finir d'écrire, mon
recueil de nouvelles sur la maternité à reprendre et à enrichir d’une demi-douzaine
d'autres textes, sans compter les concours de nouvelles et de… 

                   
En revanche, les apparts sont vraiment chers!
Superbes mais très chers! Va falloir que tu trouves vite du boulot, Mimi!

                   
Voilà au moins une bonne nouvelle, Mimi, tu vas
regagner enfin la vraie vie…

Ca
c'était ma mère, la grande Simone, persuadée que le japonais pouvait
s'apprendre en quelques mois, avec deux enfants dans les pattes.

         
Mimi ! Je te fais suivre un article du Japantimes, que je t’ai traduit en
français grâce à gougole… Tokyo est RADIOACTIF ! Le gouvernement
MENT ! Des parents ont effectué des relevés qui montrent que le sol est
CONTAMINE en plusieurs endroits et qu’un enfant exposé une année à ces
doses-là est en DANGER EVIDENT ! Mimi, surtout, NE PARS PAS !

Tante
Dolorès pour bien finir la journée, avec le son et l’image (skype), juste avant
que je ne parte me coucher. Le ventre noué, je lis l’article en question (en
anglais car tante Dolorès a traduit de l’anglais en anglais) et même si pas mal
de mots m’échappent car l’anglais, je l’ai un peu égaré entre les stats et les
années, j’arrive tout de même à comprendre que ça craint, effectivement.

         
Mimi, as-tu pu lire le texte de la fille de
cette copine ? ça fait au moins deux jours que je te l’ai envoyé !!
Tu en penses quoi ? Réponds-moi vite !!!!

Désolée,
je n’ai ni le temps ni le moral, et je vais me coucher, j’éteints l’ordi et
basta, demain sera un autre jour.

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