Bilans

J'arrivais
au bout de mes instigations concernant le bilan de mes compétences, et comme on
n'avait finalement que peu parlé du Syndicat du crime ès lettres, des
compétences, je m'en étais trouvé beau…

                    
Hello Mimi, comment va? Prête à reprendre du
collier à la fin du mois?! Il y a la relecture intégrale du rapport d'activités
qui t'attend! Et les indicateurs de performance à performer! Et…

 

Bécassine,
on phone. Seule dans notre bureau. La cadette était partie couver son oeuf de
juillet chez elle, après s'être ramassé lors d'une ultime réunion bilan et
rapport d'activités, un « bon putain bordel elle me gonfle votre réunion à
la con, on avance ou sinon je sens que je vais sortir mon flingue et abattre un tas de personnes!! », du Président, en ses propres mots, lui, grand  intellectuel émérite s'exprimant régulièrement sur France Culture, et hautement
diplômé en Déologie option orthodoxie maximum et transcendantalité extrême. Ce
qu'elle n'avait d'ailleurs pas mal pris du tout, étant donné qu'elle était plus
préoccupée de savoir si son bébé naîtrait par la tête ou les pieds dans trois
semaines que de défendre ce fruit de ses non entrailles, semé par d'autres
qu'elle, avant elle, qui plus est, le bilan et le rapport d'activités.

L'autre
fille en présence s'était évanouie d'horreur (une jeune maman qu'on avait plus
ou moins placardisée puisque n'est-ce pas, ses priorités avaient changé depuis
la naissance de sa fille…) et le Président s'était excusé le lendemain auprès
de la Cadette qui mangeait ses fraises assise sur un banc dans le jardin, par
un signe de croix sur le front, furtif mais sincère.

                   
Tous des barges, je te jure… heureusement que
je ne vais pas les voir pendant quelques mois…

M'avait-elle
soupiré d'aise en me narrant sa fin de Syndic.

Bref,
Bécassine s'emmerdait, elle qui attendait toujours son retour à la tête du
ministère de la Culture ou alors, à défaut, à la tête de la villa Médicis, elle
passait le temps en faisant des sudokis ou des colliers en perles pour ses
bonnes oeuvres (les femmes violées du Congo, il fallait aussi songer à
l'esthétique des victimes). Et elle passait beaucoup de temps au téléphone,
avec moi par exemple, car elle ne pouvait quand même pas toujours appeler la
secrétaire du ministre de la Culture, celle du pape ou du roi des Belges.

                   
Euh, c'est à la fin décembre que je reprends,
Christine… pas à la fin de ce mois ci!

En
théorie du moins hihi.

                   
Ah bon…

Elle
avait l'air déçu. Très déçue. Je lui manquais peut-être humainement? Encore une
compétence à mettre à mon actif…

                   
C'est que… ce n'est pas que tu me manques mais
le travail s'amoncèle… ta jeune collègue, à peine contractualisée, a aussitôt
entrepris de se reproduire… ce qui fait que… le travail ne se fait plus!
Elle a refusé de retarder de quelques semaines son départ en congé maternité et
ne compte pas revenir avant les deux mois et demi révolus! Tu te rends compte?!

Ce
que je me rendais compte surtout c'est que Bécassine était drôlement gonflée,
de là à dire que n'ayant eu qu'une fille pondue à la va vite (ma carrière! Ma
carrière!) dans les buissons jalonnant le sentier pentu de son ascension vers
le Pouvoir, elle ne se rendait tout simplement pas compte de ce que cela
voulait dire être mère…

                   
Parce que toi, bien sûr, parce que tu glandes à
la maison en congé parental, tu sais ce que ça veut dire… quand on voit la
bugne que la zouflette s'est ramassé hier…

Cléa
Culpa, derrière mon dos. Je n'ai pas dit ça, juste qu'il ne fallait guère
attendre de l'empathie de mère à mère de la part d'une femme qui, à peine
accouchée, courait déjà faire des ronds de jambes autour des huiles dans
l'espoir de décrocher un poste de conseillère, le cordon de son placenta
pendouillant encore entre ses jambes…

                   
Bon, et à part ça, tu l'as fini ton bilan de
compétences? Tu as réalisé enfin toute la chance que tu avais de travaillé ici,
au Syndicat du crime etc etc, dans mon bureau qui plus est?

                   
Ben euh…

Fort
opportunément, le Président à ce moment là, l'avait mandée toute affaire cessante, et
elle m'avait aussitôt raccroché au nez car même si le Président lui marchait dessus
chaque matin devant la cafetière des adjoints aux adjoints des responsables de départements
au nombre de 10 (la nouvelle organisation), elle ne désespérait pas, paraît-il, de se voir un jour reconnue à sa juste valeur (on ne demandera pas laquelle).

Concernant
le dit bilan, ce qu'il m'avait surtout appris ou plutôt confirmé c'est que j'étais
super mal au Syndicat du crime ès lettres. Et même, dans un bureau clos, 8 à 10
heures par jour, en compagnie d'autres individus aussi peu persuadés que moi du
bien fondé du sens de leur travail, ou même, pire peut-être, absolument
pénétrés de l'idée que le fait d'établir des indicateurs de performance ou de
pondre des données relatives à l'activité du lieu ou même de lécher la nuque
des têtes pensantes afin que jamais ils ne soient fâchés, était
fondamentalement essentiel et à leur existence et à celle de la Nation.

Sans
doute que le congé parental y était pour quelque chose. J'avais enchaîné des
années d'ennui, avec un paroxysme dans les dernières où je courais de chez moi
à la nounou, de la nounou au métro puis au Syndic, abrutie par les mauvaises
nuits, et bientôt abrutie par mes chiffres et/ou l'inactivité, piétinée dans
mon estime déjà peu observable (Mimi, tu me feras ces photocopies? Mimi tu
pourras aller me passer ce fax? Mimi, tu laisseras la Cadette présenter le
rapport d'activités, elle est bien plus comment dire profe… euf
pro-indicateurs que toi, ne le prends pas mal hein surtout etc etc), tout ça
sans avoir plus de 30 min par jour à moi pour écrire, une fois le zébulon lavé,
nourri, couché, relevé, recouché…

Avec
le congé parental, j'avais du temps pour mes enfants, du temps pour écrire, du
temps pour être dehors, du temps pour voir les copines. Enfin, tant que A
n'était pas parti à sushiland, car depuis, eh bien, cela se corsait un peu. En
tout cas, l'idée même de me renfermer dans un bureau, au Syndicat ou ailleurs
m'était apparue tout simplement comme aussi incongrue qu'à un poisson, celle de
chausser des tennis de cycliste ou à un cycliste de se faire des piquouses pour
avoir une belle nageoire.

Durant
ce bilan, je n'avais parlé que d'écriture, de désir d'écrire, de besoin
d'écrire, de temps à avoir pour écrire, de moyen de gagner ma vie en écrivant
(si vous avez des propositions…), de nécessité absolue d'écrire, de…

                   
C'est bon, on a compris! Mais bon, plus tu le
dis, moins tu écris hein! Tu remarqueras bien que ta pièce de théâtre, elle est
restée bloquée au quatrième acte!

La
non muse, assise sur un des dix cartons que Nippon express devait passer
prendre demain. Cartons qu'il avait bien fallu faire, hein, en dix actes au moins,
ce qui expliquait que la pièce de théâtre, ma foi… Je m'y remettrai à Tokyo
et voilà tout.

                   
Ah ouais? Parce que tu comptes que A garde les
mioches au bureau peut-être?

Ah
oui, les mouflets. Eh bien… arriverait bien un moment où on leur aurait trouvé
qui une école, qui un jardin d'enfants.

                   
Pauvres petits bébés… lâchés dans l'inconnu
linguistique et radioactif… par une mère MENTEUSE qui plus est!

Menteuse?
Comment ça?

                   
Eh bien oui… tu serais censée être en France,
en train d'élever tes enfants et non pas au Japon en train d'essayer d'écrire
une pièce ou je ne sais quoi! Gare que personne ne l'apprenne! Tu pourrais bien
finir en prison!

D'où
mon silence avec Bécassine. Ben oui, on ne pouvait pas aller élever ses enfants
à l'étranger quand on était en congé parental alors je devais me taire. Même si
j'aurais eu envie de lui hurler.

                   
JE ME CASSE AU JAPON! JE NE REVIENDRAI JAMAIS
PLUS DANS CE BUREAU NI DANS CETTE INSTITUTION! C'EST FI-NI!!!!!!

Bon,
à part ça, ce bilan m'avait fait du bien. Je le considérais comme parfaitement
rassérénant, quand bien même inutile, je n'avais rien appris que je ne savais
déjà, et je ne savais toujours pas ce que je ferai si par malheur, je devais me
remettre à chercher du travail en France. J'avais brassé bien des fantasmes
(écrire, vivre au vert, enseigner le français, travailler chez moi, respecter
mon biorythme…) mais après tout, ne faut-il pas aussi s'autoriser un peu de
fantasmes parfois dans la vie, sur soi notamment?

                   
Non, jamais, il faut toujours, toujours regarder
la vérité en face! La sienne notamment! Et je peux te dire que tu es passive,
rêveuse, velléitaire, embrouillée, bordélique, peureuse, timorée, inapte à…

Le
coeur de mes sur-moi. Non muse, cléa culpa, tante babe, la grande Simone… et
qui se sentait concerné par dire ce que j'étais. Mais qu'importe, j'avais
encore un sursis avant que devoir me frotter à la réelle réalité (le monde du
travail) ce qui fait que ces voix, qu'elles causent donc, pour quelques temps du moins, je n'y étais plus pour elles…

 

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