Il faut manger pour vivre (… et mourir un peu?)

  • Alors, t'as goûté
    les sushis?!

Me demande-t-on
régulièrement sur skype ou par mail voire par lettre, téléphone,
annonce radiophonique et télégramme.

Figurez-vous qu'après
Fukushima + 5 mois, j'adore cette question. Déjà parce qui n'aime
pas trop le poisson cuit, alors cru, et puis j'adore encore plus
cette question quand c'est quelqu'un qui me la pose et qui le 12 mars
2011 stockait déjà de l'iode en prévision du passage hypothétique
du nuage nippon. La Parfaite par exemple qui, après avoir déclaré
que c'était super chouette que l'on parte vivre cette expérience
lointaine, a juré sur ses grands dieux qu'elle n'y mettrait pas les
pieds et ses enfants encore moins avant dix ans, le temps que
Fukushima ne soit plus qu'un lointain cauchemar, et qui ne cesse de
me tarauder parce que je n'ai pas encore goûté la cuisine locale,
algues au césium et sushis à l'iode massif.

Car autant vous le dire,
le problème numéro un au Japon de la ménagère de moins de 50 ans,
surtout si elle n'est pas japonaise, n'est pas la chaleur, la
solitude, le bruit, la langue, les marches dans le métro, les vieux
pépés racistes ou les chiens portés en écharpe ( horrific!), ses
poils qui repoussent et l'absence d'instituts de beauté du moins de
visu… non, son problème fondamental et métaphysique c'est le
contenu de son cabas et des assiettes de sa maison.

  • Ah bon? Il y a des
    restrictions alimentaires?

Une amie, membre du PC
cubain, et qui est un peu à l'Est.

Eh bien, question
restrictions… justement, vu l'abondance de nourriture de toute
sorte qui jalonne le moindre de mes déplacements ici, je me sens
dans la peau d'une diabétique que l'on baladerait dans les rayons de
la cure gourmande… Car qu'on se le dise, le Japonais aime, que
dis-je, adore manger. Et boire, ajoute l'amie japonaise, Airi,
d'un ami parisien (de célibat), qui avait d'ailleurs apporté un
très bon vin italien dont je me suis abreuvé telle une toxico
vinicole, quand ils sont venus à la maison où ils ont mangé une
cuisine de cantine servie par une paysanne rustaude (peut-être mais
a priori cesium free).

Tout le long des rues,
parfois entassés sur un tout petit périmètre, dans la moindre
galerie marchande, les hall d'hôtel, le métro surtout, ah le
métro… on trouve une tonne de restaurants, japonais, forcément,
mais aussi des restaurants italiens, indiens, coréens, chinois,
thaïlandais, turcs, mais aussi des boulangeries françaises,
danoises (j'adore passer devant la boulangerie danoise près de notre
métro, avec ses drapeaux, ses spécialités danoises, et ses
vendeurs nordiques, petits, bruns et aux yeux bridés), des
trattorias, des, etc etc…

Où que vous allez, il y
aura toujours un vendeur de rue, de yakitori (brochettes) ou de
saucisses, sinon de petits gâteaux, embusqué quelque part, prêt à vous sauter dessus avec son
fumet excitant.

Alors le Japonais est-il
gros? Eh bien non, même pas. On commence à remarquer comme par chez
nous certains enfants obèses, mais bon, rien de flagrant. En fait,
comme dit Matthieu qui s'est empiffré pendant une bonne semaine avec
Airi, sur l'île de Khyushu, on mange une myriade de plats, mais tout
est léger, servi en quantité raisonnable, et on ne sort jamais d'un
repas même gargantuesque comme on peut parfois sortir chez nous
après l'ingurgitation d'une dinde choucroute fromages vacherin
pudding (et une pomme).

Tout le monde, enfant et
adulte, mange donc à dent joie, des gargottes aux restos chics, et
ce n'est pas Fukushima qui semble avoir troublé le moins du monde ce
plaisir japonais… pendant que moi, Mimi Chotek, ressortissante CE,
citoyenne française, je me balade mon compteur geiger en main et ma
liste de préfectures proscrites dans les rayons de mon Super
discount Market OK.

  • Mais enfin, ces gens
    là ne font donc pas attention? Ils ne pensent donc pas à la santé
    de leurs enfants? Ils veulent crever ou quoi?!

Tante Dolorès qui a même
arrêté de se laver avec des produits Shisheido depuis le 11 mars
2011.

Eh bien, disons que s'ils
font attention, ils le font à la japonaise, c'est à dire, sans en
avoir l'air. Mais en vérité, je ne pense pas qu'ils fassent
attention, et surtout, ils font confiance (aie confiance…) à leur
gouvernement, estimant sans doute que le pouvoir, l'Empereur et l'EDF
locale (tepco) ne voudraient tout de même pas leur mort.

  • Mais concrètement,
    Mimi, tu peux faire comment pour savoir si… une tranche de boeuf
    par exemple… est consommable?

  • Surtout qu'EN PLUS,
    alors que c'est supposé être filtré, on retrouve du boeuf irradié
    jusque sur les tapis roulants de Roissy?!

Une cousine du Charolais,
qui a oublié que chez nous, végétariens père, fils et fille
obligent, le boeuf ne passe pas la porte. Ni le poisson d'ailleurs.

Pour faire les courses,
donc, A a imprimé une liste des préfectures japonaises, série de
kanjis (idéogrammes) au nombre d'une trentaine. Il suffit de repérer
le kanji préfecture, et de déchiffrer les 2 ou 3 kanjis devant pour
savoir de quelle préfecture le produit provient.

  • Ah mais c'est simple
    alors! C'est même ludique non?!

Une amie qui suit des
cours de calligraphie japonaise le soir avant d'aller manger le coeur
léger des sushis bretons à Paris.

Euh si on veut. Pour les
légumes et les fruits, on a du bol, la préfecture est généralement
indiquée, clairement. Il y a grosso modo une demie-douzaine de
préfectures à éviter absolument : celle de Fukushima, bien sûr,
mais celles aussi de Gunma, d'Ibaraki, de Yamagata, de Miyagi, de
Chiba, de Tokyo, et aussi la péninsule, Shizuoka, où du thé
irradié a été déniché à un comptoir de Roissy, bien qu'elle se
trouve à plus de 300 km de cette fichue centrale.

Eh bien mine de rien, ça
en fait un paquet! Surtout que ces régions, too bad, surtout celle
de Fukushima, sont des régions agricoles tant qu'à faire. Imaginez
devoir boycotter toute la Bretagne, ou toute la Beauce, ou les
vergers de Provence.

  • Pas de risque que ça
    nous arrive! Nos centrales sont sûres, à 110%!

Une conne de France, fan
d'Areva et de Disney Land.

Ainsi, mon coeur bondit
de joie quand il repère les 3 kanjis d'Hokaido, nord-mer-terre
(terre de la mer du nord). Une des 5 îles japonaises, la plus au
nord, et celle sur laquelle le sale nuage de mars n'est pas passée.
Heureusement, il y a des vaches là-bas et en bon nombre, et donc du
lait et des yaourts, et du camembert qui coûte 2 euros et non pas 10
euros comme celui importé de France.

Pareil pour les
préfectures du sud, l'idéal étant Okinawa, les îles rendues
célèbres par leur régime alimentaire dit de l'immortalité, du
moins permettant d'atteindre les 100 années les doigts dans le nez.
Bon, ok, sur une île paumée, sans distractions autre que la pêche
à la ligne, la marche à pied, et avec un régime plutôt sobre
(adieux glaces, confiseries, côte de boeuf et choucroute garnie sans
oublier brie coulant, camembert gras et saucisses grillées ah
arrêêêêêtez moi).

Par ailleurs, je suis
heureuse aussi quand je trouve des patates de Nagasaki ou du chou
d'Hiroshima.

  • Ca va pas la tête
    Mimi? Tu n'as donc rien vu à Hiroshima?!

Tante Dolorès, qui
retarde de 50 ans et à qui ma mère a cru malin de passer Hiroshima
mon amour en guise de Le Japon pour les nuls.

Eh oui, de fait,
Hiroshima et Nagasaki c'est presque notre bio à nous actuellement.
Comme les produits provenant des USA, sans doute truffés d'OGM mais
cesium-free.

  • Et pour le reste, tu
    fais comment?

Ah là ça se complique.
Le kanji Préfecture est parfois difficile à repérer dans ce
fouillis d'hiragana, de katakana et de kanji qui s'étale sur ce
paquet de pâtes, par exemple, que je tiens, songeuse, à la main…
surtout avec le Zébu qui fait une course de caddie tout seul dans
les rayons silencieux, ou la Zouflette qui a faim et jette sa tétine
de rage sur le sol du Dicount Market Ok. Ok, ok, ok… si je ne
repère pas ce foutu kanji en moins de 5 minutes, temps imparti par
mes chers enfants, je suis bonne pour reposer le paquet, ou bien
l'acheter à l'aveuglette afin de chercher tranquillement à la
maison d'où il provient quand ces chers petits sont partis faire la
sieste.

Il y a donc des ratés.
J'ai ainsi dû jeter du tofu d'Ibaraki, des pèches de Fukushima
(achetées fissa car le Zébu avait des mots avec un Zébulon local)
et des oeufs de Yamagata (j'avais oublié qu'il y avait un Yama
pourri à ne pas acheter).

Tamami, la femme
japonaise d'un collègue de A, qui nous a accompagnés faire des
courses la première fois, a soupiré en passant devant les rayons.

  • Non seulement ces
    pauvres gens ont tout perdu mais on les empêche en plus de se
    relever en boycottant leurs produits… ça me fait mal au coeur!
    Mais on n'a pas le choix, c'est trop dangereux!

Sa voix était si triste
en disant cela que j'ai failli acheter illico presto un sac de
haricots verts Fukushimateux, comme les petits vieux qui font de la
résistance et de l'humanitaire en achetant des produits de là bas
(il faut dire qu'à 80 ans, le crabe en soi court bien moins vite
qu'à 12 mois, 3 ans et même 40 ans…).

  • Tu aurais pu
    l'acheter et le jeter ensuite!

Un ami outré qui
travaille dans l'aide humanitaire alimentaire.

Sauf que ça aurait
pollué les poubelles donc l'air ou le sous-sol car c'est pas le
tout, avec ces fichus contaminants, cesium et tout le bazar, à durée
de vie mathusalemique, c'est que même une fois le nuage passé et
bien passé, même l'usine enfin stoppée (si ça arrive un jour), il
reste à se débarrasser des déchets sur des années et des
années…

Quoique, précisons par
ailleurs, que selon le gouvernement nippon, Tepco, ces calopards qui
ont bousillé la vie de milliers voire de millions de Japonais… et
les experts nucléaires français, de leur côté… tout va très
bien madame la marquise, acheter mangez braves gens… la première
récolte de riz de Fukushima serait même parfaitement saine, c'est
dire!

Ce qui est à la fois
rassurant… et terrifiant car vu tout ce que cette foutue usine a
rejeté, on peut se demander comment ce fichu riz peut être bon à
avaler! (et comment les tests sont-ils effectués).

  • Dis donc Mimi, tu as
    entendu cette histoire de trafic nord-Sud?

  • Euh non…

  • Ben il y aurait des
    petits malins cupides qui s'amuseraient à remplacer des produits du
    sud par ceux du nord… pour pouvoir les écouler et se faire du
    fric!!!! Fais gaffe hein!

  • Euh oui mais
    comment…?

Une amie de Paris, bien
intentionnée sans doute, et qui m'apprend ça par skype en dévorant
en direct sushis de la mer du nord (la sienne) et makis à l'algue
bretonne, les pieds sur la table basse, à la nippone.

Voilà le genre de bruits
de couloir qui m'accable parfaitement le soir quand je rentre avec
mes sacs pleins de bons kanjis après avoir passé une heure dans les
rayons tandis que A est rentré plus tôt pour garder les petits afin
que je puisse faire mes courses tranquillement et donc ne pas
empoisonner toute la famille.

Il y a certains jours
d'abattement où j'enverrai avec bonheur, et justice, les cadres
d'Areva, Madame Lauvergeon en tête, faire leurs courses dans les
rayons d'un supermarché japonais, et sans liste de kanjis qui plus
est. J'ai une haine parfaitement bouillante ces jours là quand
l'effroi me saisit soudain de ne pas donner ce qu'il faut de bon à
manger à mes enfants ou quand je dois renoncer à varier notre
ordinaire parfaitement ordinaire faute de pouvoir déchiffrer
suffisamment bien les paquets.

Riz, pâtes (en tout
genre certes), oeufs, lentilles et légumes au nombre de 4-5, tel est
notre ordinaire Le tofu vient souvent des mauvaises régions, pareil
pour le seitan (gluten de blé) et les saucisses de soja (de chiba).
Super…

  • Et concernant les
    produits de la mer, tu fais comment? Car si le sol est statique, la
    mer est mouvante… difficile de s'en sortir avec une liste de
    kanjis!!

Me demandent les amateurs
de sushis de France. Et d'algues également.

Eh bien on n'achète
rien. Et je dois dire que c'est assez affolant de voir tous ces
Japonais enfourner allègrement algues et poissons crus dans leurs
caddies, dévorer à tout âge algues, crustacés et sushis dans les
restaurants, sous forme d'assiettes bentos (boîte repas) ou vente à
emporter. Car s'il y a bien des aliments que mêmes les passionarias
du nucléaire reconnaissent être « peu recommandés pour vivre
vieux », ce sont les produits de la mer, les poissons, les
crustacés et les algues ayant par ailleurs la merveilleuse qualité
de concentrer parfaitement bien et longtemps les éléments
radioactifs.

  • Eh bien Mimi, ne
    m'en veux pas mais j'attendrai un peu (une dizaine d'années) avant
    que de venir vous rendre visite!

La copine amatrice de
sushis norvégiens et d'algues bretonnes, assise en kimono devant son
ordi avec ses geita aux pieds (tong à semelle de bois).

Il y a des jours ainsi où
l'envie me prend de craquer, et de me jeter ainsi sur des brochettes
de boeuf ou des sushis aux champignons noirs sans plus me poser de
questions métaphysiques, comme le diabétique, je suppose, rêve de
s'enfiler 3 éclairs au chocolats de suite ou l'allergique aux oeufs
de s'empiffrer d'une omelette suivie d'un gâteau, un vrai….

Et ainsi, il y a des
jours où, téméraire ou inconsciente, je craque vraiment
et je m'enfile ainsi une ramen (soupe aux pâtes si possible avec des
tranches de viande délicieusement cuites dans leur bouillon), tout
en imposant à mes enfants de finir entièrement leur bento made chez
moi au riz blanc de Carmargue (glissé dans mes bagages) avec
carottes d'Hiroshima et petits pois de Nagasaki, une noix de beurre
d'Hokkaido et maintenant, mangez!!

Sur ce, je vous laisse,
je dois justement aller préparer le repas (soba -pâtes de sarazin-
de Kyushu avec oeufs d'Hokaido et carottes de même) avant que la
Zouflette, gourmande et bonne mangeuse, ne se lève de sa sieste du
matin et se mette à crier famine.

Bon appétit!!!

Leave a Reply