Libertad!

A vociféré Isadora Patissier en descendant du Limousine Airport début février et en me découvrant, avec ma poussette chargée de sacs en plastique et mes deux loupiots en larmes, l'une parce qu'elle devait rester dans sa poussette, l'autre parce qu'il ne pouvait pas aller dans la poussette et qu'il devait marcher.

Bon, en fait, Isadora m'attendait déjà avec ses 3 sacs devant Lumine (dont un énorme pour moi avec sac de lentilles et petits pots pour la Zouflette) et ne s'est pas du tout exclamé Libertad!, du moins intelligiblement.

C'est juste ce qui me vient à l'esprit quand je pense à elle. Libertad!


Dans la vie vraie actuelle, la française du moins, il y a celui ou celle qu'on appelle le ou la Français(e) moyenne, en train de glisser lentement mais irrésistiblement vers le bas, non loin de la masse des vrais pauvres. Il mesure 1m73 si c'est un homme, 1m61 si c'est une femme, a les yeux marron, vit en couple en Ile de France avec son 1,8 enfants, gagne au maximum 1500 euros net par mois, ne bénéficie pas d'aides ou de crédits d'impôts (trop riche) mais ne parvient plus non plus à épargner (trop pauvre), il fait par ailleurs, je le dis en passant, 157 fois l'amour l'an.

En raison de la stagnation de son salaire par ailleurs modeste, et de l'aumentation du coût de la vie, il ne va plus au cinéma (trop cher), il évite au maximum les restaurants et les magasins de vêtement, et si par hasard il part en vacances, c'est en achetant des IdTGV six mois avant pour descendre voir la famille dans le Berry ou en Touraine centre, le sud c'est bien trop loin (cher). Il ne met plus un euro de côté, préfèrant payer des tas d'agios à la banque, qui le saigne à mort, bien que l'employé de banque soit pourtant majoritairement membre de cette classe moyenne. Observation inquiétante, son frigo est parfois vide dès le 10 du mois (d'avant) et quand il songe à sa retraite, à 70 ans, la seule réponse qui lui vient à l'esprit est le suicide.

Voici à peu près la teneur angoissante (et culpabilisante) qu'il m'a été donné de ouïr avec un Nous autres sur France inter de ce mois ci.

– Ah ça! Qu'on nous fait pleurer maintenant sur la classe moyenne qu'a même pas droit aux aides! Qu'ils viennent nous voir, nous les VRAIS pauvres, les caissières et les prolétaires!

Au royaume des aveugles… Ça c'est Cléa Culpa qui n'aime pas qu'on essaye de se faire passer pour plus malheureux qu'elle.

Il y a donc ces pauvres des pseudo-riches ou ces pseudo-riches des pauvres, regroupés dans ce qu'on appelle désormais la classe moyenne basse… et puis il y a les autres. Inclassables.

Ceux qui comme Ulysse et Isadora ont fait et font toujours un beau voyage.

Mon Isadora à moi, à peine ses légers bagages posés, m'a parlé du sien, de voyage, deux ans et demi en bâteau avec le Capitaine, Ushuaïa, les canaux chiliens, l'île de Pâques, Tahiti, et toutes ces iles lointaines et perdues du Pacifiques sud, comme les Gambiers, magnifiques ilôts préservés des sacs plastiques et des couennes de touristes, où en plus elle s'est fait des tas de copains parmi cette classe si inclassable de voyageurs à vent debout. Des anciens employés de bureau, des ex cadres sup ou des mécanos, des sportifs et des moins sportifs, des experts comptables même!, des retraités et des trentenaires s'offrant une parenthèse qu'ils ne referment parfois jamais…

– Oui mais pour ça il faut en avoir du FRIC!

– Ah je vois, pendant que d'aucuns triment, d'autres DANSENT sur les pontons…

– Et ils vivent de QUOI ces braves gens?

Me font déjà remarquer Cléa Culpa, Sueuraufront et ma mère, toutes classes confondues donc.

Eh bien soit de leur retraite. Dany Dubidon par exemple, qui a laissé son épouse et ses enfants (majeurs) à quai, enfants qui le lui reprochent (Papa, maman est toute seule et nous aussi!), épouse qui elle semble s'en accomoder de ce mari jamais là, navigateur épris de vent dans les cheveux et de soleil fort sur sa vieille peau ridée, loin des clubs de bridge et des dépistages du cancer de la prostate. Qui fut un temps, oh le scoop (pour les milieux avertis), amant de Nicole van der Kerchove, cette femme incroyable qui à 20 ans, au début des années soixante dix, traversa atlantique et pacifique seule sur son petit voilier et ne cessa plus jamais, ou presque, de naviguer (voire mon post dessus en date d'il y a très longtemps maintenant).

– D'accord mais les jeunes, ils font comment?

Les jeunes, eh bien ils ont parfois beaucoup travaillé, comme Isadora, qui faisait de la promotion markettng dans l'édition, un gros groupe capitaliste qui cela dit en passant paye et traite bien ses employés au contraire de tous ces éditeurs de gauche, intellectuellement supérieurs mais qui crèveraient plutôt que de verser 1% de plus à ses auteurs, traducteurs et employés de bureau qualifiés d'auteurs et traducteurs car ça coûte moins cher à déclarer, on est peut-être de gauche on en est pas moins patron n'est-ce pas…

– Calme toi Mimi, je sens que tu fais un mauvais revival là…

Bref. Isadora a bien, très bien gagné sa vie, et ses parents, quand bien même peu fortunés, ont trouvé plus fin de distribuer leurs épargnes à leurs deux filles avant plutôt qu'après leur mort qui peut survenir quand leurs filles, largement ménopausées, n'en auront plus (ou trop) besoin. Chapeau bas…

Du coup, avec tout cet argent, Isadora s'est acheté un bateau, a mis son Capitaine aux grands yeux bleu et pro de la voile dessus, et hop, face ou contre le vent, sus aux mers du Sud!

Et le plus beau dans cette histoire qui se finit hélas sur une rupture, c'est cette liberté incroyable d'aller sur la mer immense, dans une nature fabuleuse dans laquelle, contrairement au rat des villes, on est immergé tout le temps, au gré du vent et de toutes ces rencontres de gens si loin de nos préoccupations à nous les Terriens, avec nos tiers provisionnels, nos cotisations sociales, nos cartes orange et nos traites à régler sur l'appartement pendant 20 ans.

– Ouais mais bon, faut en avoir du fric quand même!

Insiste lourdement le choeur des terriennes toute classe confondue.

Eh bien pas tant que ça figurez vous car sur mer les seules dépenses sont la bouffe et les frais de réparation/entretien du bateau qui, étant à voile, ne vous coûte pas cher en chocs pétroliers. Et puis, surtout, pas de tentation sur les flots! Pas de virtrines de fringues, de ciné et de spectacles, pas de matériel wifi, petit ou grand à acheter et de toute façon pour mettre où? La place est si comptée… Isadora n'aurait dépensé que 10 000 Euros en 2 ans et demi de voyage, et si ça la situe au-dessus du seuil de pauvreté, ça ne la place tout de même pas dans les ISF n'est-ce pas?

– Oui mais que fait-elle de sa vie hein? Elle va avoir 38 ans, tout de même! Compte-t-elle continuer à vivre longtemps ainsi sans enfants ni emploi salarié certes plombant certes rasoir mais néanmoins majeur et vacciné? Tout le monde un jour ou l'autre y passe!!

Question de madame Chagrin, comptable à la retraite, pavillon sud de la banlieue ouest semi chic, celle qui vote centre droit.

Isadora vit dans le présent en songeant néanmoins au futur et puis, qui a dit qu'il était impossible d'avoir des enfants en voyageant? Des copains de route reproduits et navigant avec leur progéniture, elle en a rencontré sur toutes les mers! Des amis, accostés en Australie, un ancien expert comptable sud africain et une biologiste devenue skypeuse et prof de français, parents de 3 enfants, vivant désormais dans leur bateau, en attendant de le vendre, petit espace certes mais qui leur permet de larguer les amarres chaque week-end pour visiter les mers australes.

Ou bien cette copine, plus musclée que Hulk, qui avec son mari et leurs trois enfants, gagne sa vie en faisant le bateau-charter entre les îles, ce qui leur paye l'essentiel mais point le superflu… dont tous ces navigateurs semblent si bien se passer.

– Alors ce que tu nous conseilles, à nous cette classe moyenne qui glisse vers le bas, ce serait ça? Mettre les voiles?!

Euh, faut quand même en avoir envie hein… et ne pas avor la frousse car la mer si elle n'est pas méchante comme hululait la veuve Tabarly d'une voix de mouette agonie, elle est tout de même dangereuse. Alors frileux de tout poil, abstenez vous, ou bien choisissez vous un voyage plus terrien.

Je suis pour ma part frappée par deux-trois choses.

D'abord, le manque de peur au sujet de l'avenir d'Isadora et de tous ces autres navigants; Dans un monde où il faut penser à sa retraite dès l'entrée au collège et faire des plans de carrière jusqu'à la tombe, c'est quelque chose de rare et qui vous amène à relativiser certaines choses concernant votre propre vie. Un côté, tout est toujours possible si on le veut vraiment…

Et puis, ce côté carpe diem au sens vrai, si rare et si bellement vécu qui me frappe, et en même temps pas qu'épicurien,  car il y a un discours qui va avec, écolo-responsable, fait de respect et de gratitude à l'égard de la Planète.

– Oui mais concrètement que font-ils eux pour nous, l'Humanité?

Rien, le plus souvent. Mais après tout, vous, employés de bureau ou banquier, que faites-vous pour elle, l'Humanité hein?

Et puis il y a aussi et surtout le côté frugal de ces navigateurs qui se contentent de peu et qui, vivant une vie en apparence de vacanciers, dépensent bien moins que nous, les Terriens. Impossible de trouver un membre de la classe moyenne ou presque, ne dépensant que 10.000 euros par an, et si c'est le cas, cela donne tout de suite une forte impression de pauvreté, au moins rampante. Le loyer, les factures, les cotisations, tout semble avaler le peu d'argent gagné et ce qui reste est toujours insupportablement insuffisant pour s'offrir ne serait-ce qu'un quart des envies suscitées par le monde des Terriens. 

Une exception parmi les terriens de ma connaissance, ma famille Spiruline du Luberon. Ils vivent de peu, dans une maison certes peu chère car louée par des amis, ils ont appris à faire avec ce qu'ils avaient, cultivent leur spiruline en se faisant des soupes d'orties et en moulinant à la main leur orge, songent à installer une caravane sur leur terrain pour sous-louer la maison qu'ils loueront peut être dans ce village du Luberon où ils ont acheté à petit prix leur terrain. Ils ne s'achètent jamais de choses neuves ou presque, se font prêter des affaires et le pire c'est qu'ils semblent heureux, ou du moins satisfaits, sans envie frustrée et sans peur du lendemain.

– Ouais mais ça c'est la carte postale skype! Facile de faire croire à Mimi la bourge que tout baigne à Céreste ville quand on ne se parle que 34 minutes par mois hein!

Oui je me doute que des soucis ils en ont aussi, des craintes et des angoisses, mais certainemnt pas plus que des gens bien plus assis dans la vie avec assurance vie et compte retraite sans oublier une mutuelle en béton et des séjours ski.

Notre société est devenue tout de même bien malade avec ces gens diplômés, mal payés et vivant mal, apeurés par des lendemains toujours dépeints en gris, mais notre tête aussi est sans doute un peu abîmée aussi, vous ne croyez pas?

– Ouais enfin toi avec tes expats à helper et tes goûters crêpes, que peux-tu copmprendre de nous hein?

Le choeur de la classe moyenne qui glisse.

Eh bien sans doute pas tout, c'est sûr, juste le quart de l'iceberg peut être, mais tout de même, ces aventuriers de la mer et de l'algue verte (spiruline), ils nous donnent tout de même un peu à réfléchir non?

Libertad!

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