11 mars 2012 (tu n’as rien vu à Fukushima)

Cela fait déjà un an
que, un, la terre a tremblé dans la mer au large du Tohoku, deux,
qu'un tsunami avec des vagues d'une hauteur de 40 mètres à certains
endroits, a submergé la côte et l'intérieur des terres, provoquant
la mort ou la disparition de quelque 20 000 personnes, trois, que
Fuck-shima nous pourrit la vie, surtout et essentiellement celle des
malheureux qui, voisins de la centrale, ont peut-être eu droit à la
triple peine (maison par terre, famille engloutie et atmosphère
parfumée au césium).

Je n'étais pas là, le
11 mars 2011, mais Ana Freud si. Seule avec sa fille, chez elle,
quand la terre a tremblé, plus que de coutume mais rien de vraiment
terrifiant, les concernant. L'après le fut, avec la centrale et ses
réacteurs envoyant balader en l'air le toit qui les recouvraient,
l'incertitude, rester ou ne pas rester, avec un Pierre Curie qui de
France où il était en mission, l'exhortait de façon peu fort zen
« à monter sur la hauteur la plus haute possible en cas de
séisme » à Osaaka, ville menacée de tsunami et où elle
avait finalement atterri.

Aussi le 11 mars 2012
éprouvait-elle la nécessité irrépressible de « faire
quelque chose ». Pour elle, comme pour moi, le 11 mars 201,
avant le thermonucléaire, c'était avant tout la mort ou la
disparition d'un très grand nombre de malheureux et surtout,
surtout, la douleur forcément insoutenable de ceux qui avaient
survécu mais perdu quelqu'un dans ses 20 000 personnes.

Que pouvait bien penser
une mère ou un père qui avait perdu son enfant ce jour là?
Certainement pas aux carottes irradiées ni à sa maison devenue
interdite car avec pignon sur Fuck-shima. Cette pensée m'obsédait,
celle des parents orphelins de leur enfant, et qui devaient se
demander s'ils survivraient à cette journée anniversaire, si cela
ne serait pas l'ultime coup de grâce.

Tout comme Ana Freud,
j'éprouvais moi aussi le fol besoin de « faire quelque
chose ». Comme ces enterrements sans curé ni église où l'on
a beau ne pas être croyant, on sent que quelque chose manque,
quelque chose de sacré, quelque chose qui unisse aux autres, quelque
chose qui marque le coup entre l'avant (la présence) et l'après (la
disparition).

Ana Freud, éperdument,
demandant aux okaasan de Mastumura…

  • Vous faites quelque
    chose pour le 11?

  • Il y a quelque chose
    de prévu?

  • Que comptez-vous
    faire???

Ce qui engendrait des
haussements d'épaule, gênés (tabou) voire fuyants (super trop
tabou) ou bien fatalistes (c'est déjà assez triste comme ça,
passons à autre chose), ou bien des bredouillis pas fort clairs.

  • Anooooo…
    nakzdaozdmazdkmaKZDMAZDAMDZ… hhhehehhehe…

Ah.

La veille du 11, le 10
donc, je suis sortie dans une izakaya avec les okaasan de la
classe du Zébu, celles qui ne me parlent pas, et ça aussi cela m'a
fait bizarre. Non pas qu'elle ne me parlent pas, car là certaines me
parlaient, et même chaleureusement mais, ça me faisait comme…

  • Comme d'aller en
    discothèque la veille des obsèques de sa maman?

  • Comme de manger des
    crêpes suzette devant un agonisant?

  • Comme de danser la
    makarena devant un paraplégique roulant?

Eh bien, mes amis, ça
n'est pas exactement ça. C'est juste qu'en voyant les visages rouges
(saké, vin rouge, bière et umeshoo) et hilares de mes consoeurs,
cela m'a fait tout chose. Le lendemain, il y a un an, des tas de gens
allaient perdre des tas de gens, et une fichue usine allait pourrir
avec la bénédiction des lobbies divers et variés la vie de tout le
monde, la leur y compris, et elles semblaient si peu…

  • Concernées?

  • Conscientisées?

  • Comptabilisées?

  • Confiturées?

Si peu attristées, je
dirai. Noriko san, l'ange gardien du Tohoku, qui n'a de cesse de
charger le coffre de sa voiture de vêtements, nourriture, chauffages
et dons divers avant de s'avaler 8 heures de route de nuit pour les
porter aux Tohokuiens, riait aux éclats, et parlait follement.

  • Quelle bande de sans
    coeurs! Vraiment! C'est obscène!

Non tante Dolorès, c'est
plus compliqué que cela.

D'abord, je ne comprends
pas la langue, donc je passe à côté de plein de choses. Si ça se
trouve le lendemain, elles étaient toutes dans l'église de
Mastumura à chanter des requiem pour le repos des âmes errantes.

Ensuite, Noriko san, le
lendemain aux aurores, sans s'en être vanté, est montée dans le
Shinkansen pour aller assister à 8 heures de cérémonie
commémorative à Sendai, et là je gage qu'elle ne riait
certainement pas aux éclats. C'est elle qui me l'a raconté à ma demande (tu as fait quoi hier?), le
lundi matin, le 12 donc, et elle avait l'air vidé.

On ne le dira jamais
assez, le Japonais n'est pas le genre à exhiber non seulement ses
sentiments mais ses attentions. C'est sans doute dans l'intimité de
son soi-même, même pas de sa maison (cris des enfants, bruits des
ballons jetés contre les murs, glingbloumblam des consoles de
Nintendo), qu'il a eu sa petite pensée émue et dévastée pour le
Tohoku.

  • Les gens de Tokyo
    ont oublié ce qui se passe là bas et ça ça n'est pas bien… je
    me sens si triste moi…

M'a cependant répondu la
douce Airi, alors que je lui avais envoyé un petit mail euh de
condoléances? Disons de pensée émue, quoi.

  • Bon mais vous, vous
    avez fait quoi finalement?

Eh bien, ma chère maman,
en désespoir de cause, avec Ana Freud on a décidé de se rendre
chez monsieur l'ambassadeur français qui recevait « dans cette
maison qui est aussi la vôtre » pour commémorer ce funeste 11
mars 2011.

On est arrivées en
retard, comme il se doit. Il y avait un certain nombre de personnes,
pas énorme, rangées devant monsieur l'Ambassadeur, qui ressemble au
scout oinoin devenu militaire et à cet acteur aux grandes oreilles
en forme de parachute apposées sur un crâne d'oeuf…

  • Bernard Ménez?

  • Dany Boom?

  • Valéry Giscar
    d'Estaing?

  • Georges Clooney????

Euh non. Qu'importe de
toute façon. Il a parlé, modérément, et puis les préfets (pour
dire vite) de trois des régions sinistrées se sont succédés.
Iwate, Iabaraki et Fuck-shima. Pas pu bien entendre car la
traductrice murmurait dans son micro pas fort, il y avait des hélicos
et des pieds d'enfants en cris sur le gravier qui crissait cricricri
sans cesse.

  • Passionnant… Mimi,
    fais un effort si tu veux vraiment devenir journaliste plus tard (65
    ans) dans ta vie!!!

Mais Maman de toute
façon, je n'étais pas là pour écouter des discours, juste pour…
être là. Et de ce point de vue là, j'ai eu l'impression d'avoir
été comme à la messe. Surtout quand après la lecture par deux
lycéens d'un texte de Murakami, puis d'un poète ayant écrit à
partir de propos d'enfants ayant vécu le séisme un beau texte, il y
a eu la minute de silence.

Le visage des officiels
japonais, surtout, penchés sur leurs chaussures noires impeccables,
m'a serré le coeur. A quoi pensaient-ils ces trois costumes sombres?
Aux dossiers de plus en plus épais s'accumulant sur leurs bureaux?
Aux ruines, aux morts? Et le préfet de Fuck-shima, pensait-il à son
taux de césium, à celui mesurable dans les urines de ses
concitoyens, notamment dans celles de leurs enfants que les autorités
officielles (lui si cela se trouve) se refusent à mesurer?

  • Si ça se trouve,
    ils ne pensaient à rien de particulier, ils ne voyaient ni vague ni
    cercueil ni réacteur fondu, rien qu'une minute officielle de plus à
    tuer…

Peut-être mais cela me
semble improbable. En tout cas j'ai failli faire ma noriko san
(essuyer des tas de larmichettes avec mon mouchoir). Même si après,
cela ne m'a pas empêché de manger 4 viennoiseries bien grasses dans
cette maison qui était aussi la mienne, avec l'ambassadeur discutant
follement sur le canapé rouge avec deux créatures japonaises.

L'après-midi nous
étions, Ana Freud, Pierre Curie, les mioches et moi, au hanegi parc,
connu pour ses pruniers en fleur. L'heure fatidique de 14h46 a sonné,
il y a un an, tout pétait, qu'allait-il se passer…? Sur le terrain de jeux pour enfants où nous nous
trouvions, les derrières ont continué de descendre les toboggans,
les mains des parents, de pousser le dos de leurs enfants assis sur
les balançoires, les mères de crier Abunai! Abunai! mais juste parce que leur
enfant avait ramassé un bâton par terre, effleuré un gravier de la
main ou bien encore glissé sur le sol (mou) en courrant un peu trop
vite (3 km heure).

Rien.

  • Ben quoi, vous
    pensiez qu'ils allaient tout à coup se figer, comme dans le jeu 1,
    2, 3 soleils?

  • S'effondrer en
    larmes?

  • Se mettre à
    entonner des cantiques bouddhiques???

Euh non mais euh si.
S'arrêter au moins quoi. Marquer le coup.

  • Rien, il est 14h47
    et il ne s'est rien passé… ça me rend dingue! Dingue! DINGUE!

A psalmodié Ana Freud. our lui remonter son
moral commémorateur, je lui ai envoyé un message le soir car j'ai
vu qu'en fait il y avait des tas de choses de prévues à Tokyo. Manifs
anti-nucléaires, minute de silence dans les transports, les
magasins…

  • Mais pas dans les
    parcs tout de même!

  • Et puis Hanegi c'est
    pas Tokyo! C'est déjà la banlieue!

  • Et puis les enfants
    auraient été traumatisés!

Quelques parents de
mauvaise foi.

Voilà. Le 11 mars était
passé et Ana Freud, soulagée.

  • Ouf, c'est passé!
    Ça me stressait! Tu peux pas savoir!

En attendant, rien
n'était réglé. Ni les disparus pas retrouvés ni le sort des
réfugiés ni les débris sur les plages, les maisons et les
entreprises détruites, et ni, surtout nous concernant tous, le devenir de
la centrale et de notre santé.

Et ça, ça n'était pas
une minute de silence qui allait nous faire oublier tout ça…

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