L’art de la patience made in India

Le bouddhisme, art de la patience et du dépassement de soi, est né en Inde et croyez-moi, c’est pas par hasard. Ce pays nécessite beaucoup de patience et ses habitants (excusez la généralité mais c’est du terrain à chaud) ont une notion de la patience à la fois classique et originale.

Ainsi, ils peuvent attendre sans moufter sur une route de montagne, en plein soleil, enfermés dans un autocar puant suant ou affalés sur les bas côtés, que les ouvriers préposés au regoudronnage d’une route chaque hiver dégoudronnée et chaque été regoudronnée, en aient fini de regoudronner (mollement) la dite route.

Les ouvriers en question étant originaires du Bihar, Etat d’Inde le plus pauvre et le moins légaliste qui soit, où les hautes classes massacrent encore parfois les basses ou bien alors les Musulmans (minoritaires), on peut penser qu’ils se VENGENT tant l’attente est longue (environ 2 heures) et la pratique, sidérante. Ailleurs, on aurait pris soin de laisser un passage pour que les voitures s’y faufilent, ou alors, on aurait eu le bon goût de procéder portion par portion, laissant ainsi les voitures passer, puis stopper, puis passer à nouveau. Mais non. Tout le monde reste bloqué, y compris le car de militaires qui demeure benoîtement scotché devant la barrière, pas passer, les familles pique-niquent sur le bas côté, des enfants emmenés par une association de semi-blancs (y avait des blancs et des foncés) descendent de leur car scolaire et se mettent à danser au son d'une radio huileuse en compagnie de leurs moniteurs, tout ça sur la route (partie déjà regoudronnée donc accessible).

Personne ne s’énerve. Personne ne grogne. Personne ne crie, sales fonctionnaires (bon là c’est normal). Seuls nous, Baba et moi (le petit prince est vappé) nous nous excitons. Baba me force à descendre nos bagages à poursuivre à pied, sous 40 degrés cognant, elle-même marchant derrière moi en portant avec délicatesse son ombrelle de soie orange. Avec sa tête d’oiseau, on dirait une bonzesse. J’ai honte. Tout le monde nous regarde. Personne ne comprend. Qui sont ces fadas qui au lieu d’attendre tranquillement préfèrent se jeter sur le goudron et marcher sous le soleil de midi… et vers quel but ? We’re not going far… je marmonne. Qu'est-ce que ça peut leur fiche? S'énerve Baba.

Rien. Mais j'aime à me justifier.

L'autocar nous ratrappe une heure plus tard, nous devons monter en marche, un Ladakhi hisse la Baba dans l'habitacle. Les gens nous regardent soulagés. Nous ne sommes pas morts. Ils nous ont ratrappés. Ailleurs, on aurait ricané. Voire, on nous aurait laissées sur le bas côté de la route. Ici, on semble heureux de cette magnifique découverte : une vieille blanche et sa petite-fille récupérées sur le bord de la route. Le petit Prince Sacha est là, goguenard, salut les filles, il fume par les oreilles.

Patience, suite.

Car en revanche, en effet, l’Indien quand il voit une file d’attente a une autre conception de la patience. Sa patience consiste personnellement à passer automatiquement devant tout le monde. Avec le sourire. Au point que vous pourriez croire qu’il s’agit là d’une coutume. Mais non. C’est sans doute le fruit d’un pays bien trop peuplé si vous voulez bien recueillir mon avis et qui a vécu sa modernité sous un format bureaucratico-socialiste. Ce qui signifie beaucoup beaucoup de files d’attente dans des lieux administratifs ou non.

Je tentai le soir de notre arrivée de réserver un taxi au bureau de l’aéroport, deux paires de coudes m’ont entourée de part en part, je les ai regardées, interloquée… et les paires de coudes sont passées avant moi. Avec le sourire. A force, on devient rude. On râle, on dit, eh ho, at the queue, as everybody ! Un Français rencontré dans le voyage a saisi au vol une jeune Indienne, fraîche et mignonne, qui passait hardiment avec sa valise à roulettes devant une bonne partie des gens qui attendaient sagement leur taxi. Eh girl, it’s a joke ?! Elle n’avait pas vu, pas du tout, alors là juré, que les gens faisaient la queue… Avec le sourire. Au cinéma, pareil, voilà un jeune couple de toutereaux qui écrasent à moitié notre Sacha pour prendre ses billets, eh you, I’m there, before you ! Braille le petit Prince. Oh sorry, on avait pas vu. Avec le sourire.

On en rit, on les maudit, mal élevés !

Bref, Bouddha dont un des enseignements était la patience, ou alors c’était Gandhi, je sais plus, n’est pas né par hasard dans ce pays où la patience s’exerce sur les aléas d’un quotidien alternatif (routes coupées, coupure d’électricité, chute d’eau ou pas d’eau…) agrémenté d’individus tout à la fois patients et cavaliers, dont la moindre des artilleries n'est pas leur sourire. Désarmant.

Leave a Reply