Une vague inquietude

La vie continue, normale donc, enfin presque…

  • Ah bon elle s'etait arretee?
  • Quelqu'un est mort?
  • A t'a enfin quittee?
  • On ne me dit jamais rien!

Ca c'est le choeur des proches et moins proches, qui a visiblement oublie (ou non lu) qu'il y a peu, a un petit moment, on avait decide avec A de realiser veritablement combien rester a Tokyo etait risque du point de vue de la securite et de la sante de nos enfants.

  • Ah non Mimi, tu ne vas pas nous remettre ca!
  • Tu as lu les articles que je t'ai envoyes? La situation est dramatiquement grave, mais dramatiquement sous controle aussi!

Mon pere, le professeur Colza donc, qui considere que les informations delivrees par Tepco sont une bonne base pour evaluer la situation, et que le fait de colmater les multiples fuites de la bombe sur patte qu'est devenue Fukushima avec de la colle scotch ou du papier mache est une maniere de controler la situation.


Donc, oui la vie continue, elle continue fort bien meme. Tout le monde mange allegrement au restaurant, champignons, poulpes, algues et compagnie, et il faut sans cesse expliquer y compris aux amis proches pourquoi nous, nous nous y refusons, du moins autant faire ce peut. Et cela semble desormais si decale que j'ai de plus en plus souvent l'impression de faire partie d'une secte obscurantiste non seulement vegetarienne mais incomprehensiblement fukushimaphobe, devenue cette si lointaine catastrophe du passe…

  • Avec le temps va, tout s'en vaaaaaaaaaaa….

Ainsi, Carole, une Francaise arrivee il y a peu et que j'ai rencontree dans un parc, a eu pour seule hesitation a venir au Japon… l'eloignement famlilial. Exit donc le nucleaire, tout juste a peine evoque, elle en a meme fait les yeux ronds quand je lui ai dit de faire quand meme "un peu" attention la provenance de ce qu'elle achetait au supermarche, qui en ce moment croule sous les lots de tomates en provenances de Fukushima…

  • Mimi san, encore une fois, si elles sont en vente c'est qu'elle ont ete controlees et qu'elles sont donc comestibles!

Controles. Il y a -t-il seulement encore des controles, et des vrais? Et comment pourraient-elles l'etre comestibles avec tout ce que cette fichue centrale a degaze alentour?

A un moment, il faut etre platement pragmatique. Pas besoin d'avoir un doctorat en sciences cancerigenes du nucleaire pour se douter que ce qui est plante arrose et recolte dans cette foutue region, apres avoir recu des douches de cesium, ne saurait etre redevenu comestible, et ne le sera sans doute jamais a longueur de vie d'homme… puisque la dite Centrale sous controle continue doucement mais ineluctablement a contaminer par le biais des nappes phreatiques toute la terre jadis arable et fertile de cette region fortement agricole.

A moins que comestible ne signifie pour vous "dont on peut s'en nourrir sur le moment"… et a la condition expresse d'accepter, bon joueur, de suivre une chimiotherapie carabinee dans quelques annees, j'ai du mal a imaginer que l'on croque avec delice dans une tomate du coin.

  • Ah mais madame, une fois encore comme tous les apotres ecolo-reactionnaires, vous donnez dans l'Apocalypse! Il n'y a eu aucun mort jusqu'a present! AUCUN!

Voila le genre de banalite que vous entendrez, encore et toujours, au comptoir du cafe de l'Atome. Tenue par ce genre de personnes que l'on aimerait aussitot implanter manu militari avec sa famille (comptant quelques enfants en bas age de preference) dans une maison avec vue sur les fumerolles, et ensuite, une fois un bon paquet d'annees ecoulees, quand tout le monde aura veritablement oublie la Centrale, venir lui demander alors comment ca va la sante? Pas trop stressant les nodules dans la tyroide de votre ainee? Et le petit, son traitement, ca marche? Votre femme, ses cheveux ont enfin repousse?

  • Mourir pour des atomes oui mais de mort lente, oui mais de mort lente…

Comme pourrait le chanter Brassens san.

En attendant, oui, Fukushima est loin, bien loin de nos vies tokyoites (car je gage que la bas, elle demeure insupportablement proche) mais de temps a autre, en un sursaut a la fois bravache et masochiste, je me replonge dedans.

Et c'est comme si je lisais un fait divers horrible et terrifiant dont mes voisins de palier, violes tues et devores, auraient ete victimes avec cette trouble sensation que l'on a devant un fait divers, ou c'est a la fois personnellement possible, oui moi aussi je peux etre violee tuee et devoree, et a la fois c'est une autre histoire d'une autre humanite vivant sur une autre planete.

  • Eh bien Mimi, je suis decue. On m'avait chante les beautes de l'automne au Japon et toi tu ne nous parles que de centrales, d'emanations mortiferes et de sous-sols pourris!

Une vague inquietude. Je suis plongee dans le Fukushima, recit d'un desastre, de Michael Ferrier, un auteur et prof de francais qui vit depuis un bras un long, a Tokyo, le genre pas particulierement anxieux, qui prefere par exemple exploiter les secousses sismiques en faisant du sport en chambre avec sa copine plutot que de sauter, tel un ingenieur du nucleaire, dans le premier avion qui voudra bien de lui, mais qui, neanmoins, question nucleaire justement, se crispe et se revolte de ce que certains (les "prudents rentiers de l'horreur"), puissent considerer qu'il est normal de vivre avec un compteur geiger a portee de main, des capsules d'iode sous son oreiller, de se poser des questions existentielles devant une feuille de salade sans oublier non plus de verouiller ses enfants chez soi lorsqu'il pleut comme si c'etait une chute de rockets qui s'abattait dehors et non des nuages qui crevent au loin tres loin de Fukushima dont il ne reste rien…

Cette vague inquietude, c'est une expression qu'il emprunte a Akutagawa, mots traces juste avant son suicide, et qui, ici, exprime idealement ce que l'on ressent quand on y songe, une vie qui se poursuit mais sous-tendue de dangers et de malheurs potentiels, une vie alteree dont la fameuse metaphore de la demi-vie si chere aux bidouilleurs de plutonium, cesium et autres particules mortiferes, rend si bien compte.

 "Comme si un evenement imprecis, mais proche, etait tout le temps sur le point d'arriver."

  • Mimi, ou donc est passe le doux et beau Japon? La lumiere douce et claire sur les champes de rizieres? Le Fuji San les pieds dans l'eau et les barges des pecheurs en kimono de soie de murier et les geishas trotinant dans les ruelles juchees sur leurs geitas clic clac clic clac voulez-vous que je vous le recite en m'accomagnant au shamisen?
  • Et les haikus sur les saisons et la chaleur qui baisse emportant avec elle les moustiques et les maillots de bain au loin tres loin de Fukushima dont il ne reste…

O choeur des nipponophiles poetes, amis du pays du Soleil levant qu'il ne faut pas desesperer comme dirait l'autre. Rassurez-vous, tout cela aussi perdure (enfin des geishas et des pecheurs en soie de murier, y en a plus trop) mais en-dessous, subsiste toujours, et pour longtemps, le spectre de l'atome fou.

Fukushima, recit d'un desastre. Des morts qui ne peuvent plus etre enterres car tombes dans le perimetre interdit ils sont devenus des dechets nucleaires, une vieille dame qui prefere se pendre dans son jardin en expliquant dans des notes ecrites serree que fatiguee par cette vague inquietude, evacuera evacuera pas, elle "prefere evacuer dans son caveau, desolee", paysages magnifiques, petits oiseaux, forets et montagnes sous le couchant, tous renaissant avec le printemps mais tous habitants de lieux devenus mortiferes avec des taux de radioactivite proprement aberrants, d'ou interdiction de planter le riz, d'aller nourrir Marguerite san la vache ou Leon san le cochon, qui meurent ainsi au loin tres loin mais tant qu'on ne les entende pas beugler leur desespoir…

Et puis aussi, recit parfaitement delirant des evenements qui se sont deroules a Fukushima depuis le 11 mars, de la vague initiale en passant par l'explosion et la fuite des cervelles du nucleaire a Tokyo qui, le 12 mars a 16h45, ont fini par confesser piteusement au premier ministre, absolumment largue, qu'elles ne controlaient plus rien du tout, mais alors plus rien du tout, on est vraiment navres.

Si on avait su on aurait construit la centrale plus haut (on le savait mais ca coutait plus cher pour amener l'eau de pompage aux reacteurs)
Si on avait su, on n'aurait pas place les groupes electrogenes au niveau de la mer
Si on avait su, on aurait su ou on avait range leurs cables d'alimentation qu'on n'arrive pas a retrouver mais on cherche hein paniquez pas…
Etc, etc

"Le monde entier decouvre aussi qu'il y a des piscines au sommet des reacteurs, contenant du combustible usage (…). Elles n'ont absolumment aucune protection, pas meme un simple toit, et rien n'est prevu en ce qui les concerne, dans les procedures d'urgence. Six ans de combustible usage, plusieurs milliers de tonnes, stockes en zone sismique juste a cote d'un reacteur nucleaire… La securite est la premiere de nos priorites, comme disent toutes les entreprises nucleaires du monde, et les autorites de securite internationales censees les surveiller.

  • Oui mais maintenant on fera attention! On a compris! On construira plus de centrale sur les plages et sur les failles, c'est promis!

Mais on ne veut plus de prochaine fois! Le monde entier lui-meme en personne a aussi commence a se demander si c'etait si bien que ca le nucleaire pour eclairer ses salles de bain et chauffer son quotidien… Et samedi 13, un peu partout sur Terre, il y a eu des manifestations anti-nucleaires, au Japon aussi, tout particulierement, avec au prealable, un meeting dans a Hibiya park, a Tokyo ou je me suis rendue meme si je devais faire de la phonetique et finir d'ecrire les 18 derniers actes de ma piece de theatre.

J'ai pour cela du quitter sous un soleil eclatant les flonflons de la kermesse de Fukuda, le yoochien de Hana chan (rappelez-vous, la petite tortionnaitre de sainte Mei chan…), pour un autre Fuku (bonheur), et la, j'ai quand eu l'impression de sauter dans un autre monde.

D'abord j'ai erre longuement dans Hibiya park a la recherche du meeting. Il y avait bien un petit podium avec un vieux a perruque rosee vantant a un parterre d'autres vieux, les merites de ce qui m'a semble etre une bougie parfumee… Un moyen de resorber les emanations nucleaires? Un compteur Geiger d'un genre nouveau? Me suis-je demande, deja prete a m'asseoir avec eux. Mais apres mure reflexion, je me suis dit qu'il y aurait eu a tout le moins des banderoles et des flics, quelques jeunes et des appareils photo dernier cri.

J'ai fini par les denicher, les anti de l'atome, reunis dans un amphi de pierres et de plein air, dans un coin du parc, avec banderoles et appareils photo, ecoutant en toussotant et chuchotant les temoignages de quelques femmes, facon meres courage, luttant toutes en leur gorge contre les sanglots longs des catastrophes, maman, enfants, fukushima, nucleaire, c'est a peu pres tout ce que j'ai reussi a comprendre.

Ensuite il y a eu l'inoxydable prix Nobel de litterature cru annees 70, Kenzaburo Oe, qui a fait un petit discours de 5 minutes pendant lequel j'en ai profite pour m'eclipser… ce qui m'a valu de tomber sur la manifestation en train de se preparer. Gens sagement ranges en file, rejoints en leur tete par le vieil ecrivain passionnement anti-atomique, accompagnes par les instruments de jeunes tout a la fois gothiques, communistes et anarchistes (tenue noire et rouge obligatoire) au son desquels le cortege s'est mis en marche a 15h00 tel que prevu.

Manifestation a la japonaise. Traffic non arrete donc, cortege en consequence divises en multiples sous-groupes, patientant sagement aux feux et cornaques par des flics toujours souriants, aimables et serviables (attention a ne pas vous faire ecraser)… du moins au debut car pour la fin je ne sais pas, ayant decide qu'il etait temps de rentrer a la maison pour ecrire au moins un des 18 deniers actes de ma piece de theatre et bacler en dix minutes l'art et la maniere de faire tomber un e caduc.

  • Eh bien Mimi san, je vois que le nucleaire remplit fort bien votre vie… que feriez-vous sans lui? Quel but existentiel auriez-vous?

Ca c'est mon ami de coeur qui travaille pour Nerevesurtoutpas, un des fleurons de ce qui nous reste comme industrie d'avenir en France, celle de l'atome.

  • Et question publications, ca avance? Tu sais que ma cousine a reussi a se faire publier il y a peu aux Loisirs de l'ecole son roman, La Terre est une decharge de petits soucis? Tu devrais tenter ta chance! Sur un malentendu ou un stagiaire, ca peut…

Effectivement, j'ai un peu lache tout ca, mais je vais m'y remettre, c'est promis comme dirait les ap[otres de l'Atome. En ecrivant le roman anti-thermoculeaire du siecle.

D'ailleurs, sur ce, je cours, je vole et je m'y mets! (apres avoir fini mes 18 derniers actes…)
.

 

Ps : Vous feriez bien d'apprendre a utiliser les accents madame si vous avez la douce lubie de poursuivre dans cette voie royale qu'est la litterature meme de gare… que dis-je de station de bus de ramassage scolaire en milieu agro-pastoral!
S'exclame aussitot l'epouse de l'ami de coeur, Madame Capelote, agregee de lettres et observatrice internationale des fautes de francais, des qu'elle a pris connaissance de ce dernier billet ecrit en dix fois.

Ah ca c'est  une autre catastrophe, Madame, c'est mon portable francais qui m'a lachee alors je fais avec mon qwerty de depannage, merci A, desolee…
et

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