Le cauchemar éditorial de Marie Chotek

Je fais souvent ce cauchemar énorme et dégoûtant.
 
Je reçois une énième lettre de refus de mon futur non-éditeur Dominique G., sadique et compatissant tout à la fois. Je sais qu'il est cruel de vous énoncer cet énième refus… mais je demeure pas tout à fait convaincu par votre style… croyez qu'il m'est douloureux de… etc. Le téléphone sonne alors, voix triomphale de Parfaite au bout du fil, JE SUIS PUBLIEE, MON RECUEIL DE NOUVELLES A ETE ACCEPTE DU PREMIER COUP PAR DOMINIQUE G. !!!!

Je suis effondrée. Folle de jalousie et de désespoir. Pourquoi toujours elle, pourquoi jamais moi ? Elle a déjà bien trop de choses dans sa vie, et moi, à part l'histoire de ma vénérable aïeule sur son pont à Sarajevo, j'ai quoi ?
 
Je sors aussitôt de Tintamarre, comme l'alcoolique pris de rechute, et je me rends à la Fnac. Une énorme pile du recueil de nouvelles de Parfaite trône à l'entrée du département littéraire. Sur la quatrième de couv, on voit la Parfaite, belle, blonde et bêlante, la bouche à demi-ouverte, avec ce portrait « Parfaite porte bien son nom. Voilà une jeune femme qui a tout pour elle. Belle, grande, mariée, deux enfants, un travail de cadre chez xxxxx, qu'elle a occupé après son diplôme d'HEC option parfums off-shore, elle est en plus une plume talentueuse… en dix petits portraits, drôles, enlevés, vifs et intelligents, elle dépeint admirablement ce qu'est la société française en ce début de millénaire… sa nouvelle notamment, qui donne le titre à son recueil, Je fais ce que je peux, et qui a pour sujet une princesse moderne et vieillissante, Erime Chako, une vieille fille qui parle aux objets et s'est inventée une vie d'artiste en devenir, est un pur délice d'absurdité et d'humour… à vif !
 
Il se trouve que Parfaite est également interviewée le soir même à la radio, alors que j'écluse trois bouteilles de porto pour tenter de tenir le coup, tandis qu'Ernesto me passe avec une grande gentillesse impuissante, mouchoir sur mouchoir en disant, c'est peut être pas toi, Erime Chako, faut pas juger trop vite… Parfaite explique comment elle écrit, d'où lui viennent ses fulgurantes inspirations, et son éditeur, le traître Dominique G. roucoule à ses côtés… j'ai de suite été emballé par le recueil de Parfaite, Je fais ce que je peux… tellement vrai, tellement juste et précis dans le style… et quand j'ai rencontré cette jeune femme, j'ai découvert une personnalité extraordinaire, intelligente et drôle… et modeste… et si belle avec ça… un cul mon dieu… et des nénés je vous dis pas… ce qui ne gâte rien hihi hahah hohoho.
 
Etc. Connard. J'éteints la radio et je songe à une méthode de suicide, sans douleur et avec possibilité d'atteindre Dominique G. en plein cœur (je n'ai pas su reconnaître à temps son immense talent, très chère slurp madame Chotek, puis-je publier votre fille post postument ?). Je m'écroule, fin cuitée, tandis qu'Ernesto répète, c'est peut être un canular, c'est peut être un canular…
 
Je me réveille en sueur, la bouche comme un poisson asphyxié chez Seveso, cherchant à tâtons l'interrupteur et ne parviens qu'à renverser la pile de mes manuscrits qui dorment à mes côtés, au cas où un voleur s'introduirait dans mon château pour venir me dérober cette manne non encore découverte (le pétrole, pendant des siècles, on n'a pas su quoi en faire hein).
 
Je mets au moins dix ans à me rendormir.

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