Les auditeurs ont la parole

Ce texte a été publié à l'automne 2002 par les éditions La Passe du Vent (concours organisé en collaboration avec la région Rhône-Alpes, Drac).

 

Ce matin, j'ai bien cru me lever comme à mon habitude à 7 H 32. Je suis très attaché à ces deux minutes en plus du trente qui me permet d'avoir la sensation que c'est pas l'heure de se lever alors que si c'est bien l'heure, mon père tient beaucoup à la rigueur, aussi deux minutes de plus, c'est tout ce que je peux espérer tirer. Sauf que ce matin, il était 7 h 30 effectivement.
 
De suite, j'ai su que ce serait une journée pourrie. Je me suis alors levé de mauvaise grâce et me suis rendu aux cabinets. Bien sûr dedans, comme tous les matins, y avait mon grand frère qui était en train de faire dieu sait quoi et il m'a dit dégage va vider tes petits bonbons ailleurs. C'est un garçon qui je en vous le cache pas, avec l'âge, devient de plus en plus grossier mais tout de même. J'avais tellement envie que j'ai courru à la salle de bain vite vite, mais pour trouver porte close car là tous les matins c'est ma grande soeur qui s'y enferme depuis l'avènement de sa féminité. Des heures elle y reste, à croire qu'elle oublie chaque nuit la gueule qu'elle a la veille et qu'il lui faut rester des décennies devant le miroir pour se remémorer sa sale tronche.
 
Ce qui devait arriver est arrivé. J'ai pissé dans mon froc et en pleurnichant je suis rentré dans ma chambre pour changer de pantalon. Salopards de salopards de mes deux. Ai-je sangloté. Tout va bien mon lapin nanibus? A fait ma mère en passant la tête par la porte même que j'ai horreur de ça est-ce que moi je viens la reluquer quand elle change de string? Puis elle est entrée, elle m'a soulevé et serré fortement contre elle en me tapotant le dos, j'avais les deux pieds qui pendaient bêtement par terre, puis elle m'a dit. Il faudra voir à augmenter les doses d'hormones porcines, tu n'as toujours pas pris un demi-centimètre depuis le début du traitement.
 
J'ai haussé les épaules pour lui montrer mon indifférence à la croissance, et j'ai pris dans mon cartable la poésie que l'on devait apprendre par coeur pour ce matin. J'avais pas vraiment retenu les vers mais bon avec un peu de chance le doigt maigre de la maîtresse ne descendrait pas jusqu'à la lettre L. Ensuite, je me suis rendu à la cuisine pour prendre mon petit-déjeuner de concert avec ma famille.
 
Ils étaient déjà tous assis. Ma soeur se tenait fort raide sur sa chaise car elle avait essayé un nouveau type de coiffure un truc à étages comme une fusée et fallait pas qu'elle dodeline du cuir chevelu car tout se serait écroulé. Mon grand frère lui se faisait des tartines monstrueuses de confiture et de nutella nappé de beurre tout en se fourrant les coudes dans le nez et il a ricané quand ma mère a poussé vers moi mes hormones en gélules. Bon appétit, il a dit, bon appétit mon petit cochon, mon joli goret, mon adorable vérat, mon. Mon père a tapé un grand coup sur la table et il a braillé. Silence, c'est l'heure que j'écoute les nouvelles.
 
Comme chaque matin, il y avait la radio branchée sur les infos, ce qui fait que l'on doit supporter les supputations de mon père sur l'issue d'un conflit quelconque comme endurer ses insultes aux pauvres « connards d'auditeurs qu'appellent toujours pour poser des questions aussi connes qu'eux ». Mon père dit aussi toujours qu'il va appeler à la radio, qu'il va leur montrer ce que c'est d'être un homme qui sait penser par soi-même. Soye même il dit mon père. Sauf que des années qu'il dit ça mon père, soye même, connards, etc, sans que l'on ne l'ait jamais vu appeler et j'aime mieux vous dire un truc c'est tant mieux parce qu'alors, il faudrait vraiment que je change d'école.
 
Ce matin, c'était un truc sur un pays en guerre et le massacre des habitants d'une ville même qu'heureusement ça fait du bruit quand on mange des corn-flakes, ce qui fait que je n'entendais pas tout très bien. Ils disaient dans le poste comment les habitants avaient été désarmés par les forces de l'ONU venus les protéger et veiller à ce que le conflit enfin s'arrête, mais qu'ensuite il s'était passé quelque chose d'horrible, de vraiment terrible, insistait pesamment le journaliste radiophonique, car voyez-vous c'était ainsi, chose proprement incroyable, mais les plus forts n'avaient pas respecté le cessez-le-feu. Ma soeur a bâillé et mon frère a rôté, ma mère a pris un air comment dire pas directement concerné, mon père a froncé les sourcils, la ferme. Le journaliste a continué comme si de rien n'était, même qu'on aurait dit un chat qui se lèche la moustache.
 
Les méchants voyez-vous ça étaient rentrés dans la ville pour trouver les habitants qu'on avait donc tout bien désarmés, les femmes et les enfants avaient été séparés des hommes, on les avait couchés par terre et on leur avait tiré dessus tandis que les hommes eh bien on les avait jamais revus, on les avait emmenés, ils étaient sortis de la ville et depuis, plus aucune nouvelle. Et ajoutons à cela, le journaliste a précisé d'un ton presque gourmand, que les femmes avaient hurlé pendant des heures en essayant de protéger leurs enfants, tandis que les tueurs passaient et repassaient et que. Vous vous voulez encore du pain grillé? de la confiture, du miel? a demandé d'une voix très forte ma mère qui passait et repassait devant le poste de radio, même que cela faisait bzip bzip à chaque fois, et je crois même, au vu du regard qu'elle lui lançait, qu'elle l'aurait volontiers éteint mais faut jamais couper mon père du monde et de ses nouvelles, c'est sacré.
 
J'ai ouvert le livre de poésie sur mes genoux et j'ai essayé d'en lire quelques lignes, rappelle toi barbara il peuvait sans cesse sur Brest ce jour-là et tu marchais souriante épanouie ravie ruisselante, j'ai essayé de m'en souvenir à toute force car je venais de réaliser un truc. Cela faisait bien plusieurs semaines que la maîtresse avait pas braillé Lancelot! dans le micro.
 
Mon père grommelait dans sa moustache sans quitter le poste des yeux. Il allait sur sa retraite, avant, il avait fait soldat avec droit de commander, il avait vu du pays comme il aimait à dire, moi je n'étais pas encore né donc le pays tintin moi j'en avais rien vu. Mon frère et ma soeur eux avaient connu d'autres contrées qu'ici, ils avaient passé leur petite enfance à jouer sur des plages, dans des brousses, il y avait même des photos d'eux sur des chameaux dans le désert. Après, après il y avait eu un coup d'Etat dans le dernier pays où ils se trouvaient, ils avaient dû rentrer précipitamment, même que ma mère se souvenait avec émotion d'une bonne noire qu'ils avaient eue, ruisselante, ravie, épanouie, qui était morte tuée par des voisins qui n'étaient pas exactement de la même couleur noire, ça n'allait pas.
 
Mon père ensuite il avait opté pour un emploi de bureau, à cause de nous qu'il disait, pour notre tranquillité d'esprit, tu parles, d'un coup il a tapé du poings sur le formica, on a tous sursautés, moi, maman, mon grand frère, ma grande soeur qui en a fait déraper sa lime sur les ongles même qu'un morceau de son doigt est tombé par terre et ma mère a dit, mets donc de la glace dans un sac plastique et dépose z'y ton morceau de doigt, on s'en occupera plus tard.
 
Mon père s'était mis à brailler que c'était lamentable, que lui là bas il aurait jamais laissé faire ça, que c'était tous des couilles molles ces généraux de l'ONU, laisser des femmes et des petits enfants se faire égorger petit doigt sur la couture le casque sur le nez, comme si de rien n'était. C'était une honte infâme pour notre pays et notre grand Pascal, il le ressort souvent celui-là, c'est l'homme à tout faire de mon père, le philosophe des bistrots où souvent il va s'en jeter dix p'tits comme il dit en ricanant, alors qu'il en revient et se gêne pas pour salir les toilettes. Pascal, Pascal, mon frère a braillé avec des trémolos obscènes dans la voix, comme quand on appelle l'autre, Patrick, et il s'en ait mangé une de la part de mon père même qu'il a pu mettre comme ça tombait bien un morceau de sa gencive dans le sac plastique où ma soeur avait mit sa part de doigt.
 
Quand je vous dis que je la sentais pas cette journée en me levant, barbara barbara il pleuvait sans cesse comme des chiens crevés qui tombent du ciel d'acier de feu de sang on les a entassés dans un coin de la ville et on attend que les familles rescapées viennent reconnaître leurs morts zut je m'embrouille. Le livre tombe de mes genoux sur le sol, ça fait un léger bing et je deviens tout rouge mais personne ne le remarque et. C'en est trop! A encore gueulé mon père en frappant d'un coup si violent le formica de notre table que les couverts eux-mêmes ont sursauté jusqu'au plafond. Puis il s'est levé et s'est dirigé vers le téléphone, posé dans le corridor, comme dit ma soeur depuis peu la bouche en cul, quand sa bande de tartes vient la visiter.
 
Dans un silence pesant, mon père a décroché le combiné et il s'est mis à marteler les touches comme s'il était encore à un QG quelconque avec des sauvages à sa porte. En braillant, il a exigé de passer à l'antenne et moi j'ai croisé les doigts. La standardiste lui a demandé (il avait mis le micro pour qu'on suive bien) de bien vouloir lui livrer sa question. Comment ça? Quelle question? A-t-il vociféré. Ben oui, faut que vous me disiez votre question, ensuite je soumets, et après, je vous donne l'antenne ou non, c'est selon. Lui a-t-elle précisé avec une impatience contenue, ça s'entendait bien jusqu'ici. Soumettrez rien du tout!!!!! A-t-il hurlé. J'ai pas de question à poser, à la rigueur, j'ai des réponses à apporter à ce fatras d'imbéciles et d'ignorants, de couilles molles de. Cling. Elle lui avait raccroché au nez.
 
Nicole. A-t-il fait en se tournant vers ma mère qui par avance tremblait. Viens donc ici. Ma mère a dit, non, Donastase, je vais être encore au retard au bureau et je ne peux plus me le permettre puisque tu n'es pas sans le savoir, mon chéri, que ce n'est pas avec un seul salaire que. ICI!!!!!!!!!!! A hurlé mon père que ça l'a coupée aussi sec dans sa réflexion. En soupirant, elle s'est levée et s'est dirigé vers mon père.
 
Tu vas téléphoner à cette pétasse de la radio et lui « soumettre » la question que je vais te dire. J'avais pas décroisé mes doigts ce qui fait que j'ai même pas eu à me donner la peine de le refaire. Cela ne me paraît pas très important mon chéri. Ma mère lui a fait d'une petite voix. A table, on a tous fait non du bonnet, pas important, non. Je ne te demande pas ton avis. Lui a-t-il vertement répondu. En tout cas, pas si important que ça. A-t-elle courtoisement précisé. Et pas important au point de me faire mettre à la porte. Bong. Ma soeur, pleine de sollicitude, lui a tendu son sac plastique pour qu'elle y mette le morceau de paupière que la volée de mon père venait de lui faire perdre. J'ai fait gloups en avalant mon choco et j'ai touillé vigoureusement mes maïs ricains en rentrant les épaules.
 
Tu vas leur demander ceci. Mon père a articulé comme si ma mère était sourde. Tu vas leur demander si à leur sens les soldats doivent porter des fusils comme les ladies, des pendentifs. Ma mère a couiné. Donastase, cela me paraît un peu, comment dire, un peu impertinent comme formulation. Est-ce-que-à-leur-sens-les-soldats-doivent-porter-leurs-fusils-comme-les-ladies-leurs-pendentifs. A tonné mon père, même que mon frère il a fait je louche les yeux au ciel et le signe d'un coup de pistolet sur la tempe puis celui de se serrer la gorge comme si on l'étranglait.
 
Tu veux que je te demande de te coucher par terre? Lui a froidement demandé mon père. Et que je mette ta mère et ta soeur d'un côté, et ton frère de l'autre, hein? Non. A couiné mon frère. Par terre le carrelage est froid et je veux pas être malade ça m'empècherait d'écouter les infos. Il a ajouté ça d'un ton fayot mais on voyait bien qu'il se fichait de la tête du vieux général. Mon père lui a lancé un sale regard, puis il s'est tourné à nouveau vers ma mère. Nicole. Ma petite Nicole. Lui a-t-il demandé solennellement. Tu es prête?
 
Ma mère avait l'air malheureux. La honte, a soufflé ma soeur qui perdait beaucoup de sang depuis tout à l'heure mais qui n'avait pour autant pas égaré avec la fuite de ce fluide visqueux, de couleur rouge, qui circule dans les vaisseaux à travers tout l'organisme où il joue des rôles essentiels et multiples, sa compassion à l'égard de l'auteur d'une partie de ses jours. La suprême honte, la méga giga ultra honte, la supra titanesque inconmensurable honte, elle a eu le temps de dire encore, avant que je ne l'aide à ramasser par terre l'oeil que mon père venait de lui faire sauter de l'orbite, tant il était énervé de voir que même sa propre fille se gaussait de lui.
 
On l'a mis dans le sac plastique même que ça commençait à faire du monde là-dedans. T'imagine la tête de maman avec ton morceau de doigt sur la paupière et celle de notre frère avec ton oeil sur la mâchoire je lui ai fait. Tais toi donc m'a-t-elle dit, ce n'est pas parce que t'es le sale chouchou de papa que tu peux pas perdre des éléments essentiels de ta personne. J'ai fait la tête car j'aime pas quand elle me traite de sale chouchou, ça me fait comme quand mon père dit qu'il s'est privé de guerre pour la tranquillité de notre esprit, j'y suis pour rien, moi.
 
Ma mère a donc composé le numéro sous le regard vigilant de mon père, ça a sonné quelques coups puis l'hôtesse téléphonique a décroché. Bonjour madame. A fait ma mère dont la voix tremblait un peu.
 
Ca va bien? Qu'elle lui a demandé ma mère à la dame de la radio comme si elles étaient au coiffeur à faire la causette. Ma foi, pas trop mal. Lui a répondu l'autre un tantinet surprise. Voilà, je voudrais poser une question à l'antenne et en ce sens, je désire vous la soumettre pour que, à votre tour, vous la soumettiez. Ah. A fait l'hôtesse. Allez y. Posez la donc votre question pour que je puisse la soumettre. Il y a eu un silence. Voilà. Ma mère a respiré d'un grand coup. Je voudrais leur demander ceci. Est-ce-que-à-leur-sens-les-soldats-doivent-porter-leurs-fusils-comme-les-ladies-leurs-pendentifs?
 
Ma mère avait débité toute sa tirade d'une seule traite, elle avait la tête de mamie quand on l'a retirée de la mare où elle avait séjourné plusieurs jours parce qu'elle avait glissé en voulant essayer de ratrapper sa canne blanche que mon père avait jetée au fond de l'eau en lui disant, rapporte maman, rapporte. Même que nous les enfants on avait été rudement tristes de perdre notre seule et unique grand-mère qui nous posait des tas de devinettes comme, quelle est la différence entre une blonde et un militaire, aucune, elle s'esclaffait, que ce soit chez le coiffeur ou à la guerre, le casque risque pas de leur comprimer le cerveau, mais quand elle morte, mon père avait dit, à chaque chose malheur est bon, au moins, on économisera sa pension.
 
Plait-il? A demandé la standradiste interloquée interdite décontenancée déconcertée. Est-ce-que-à-leur-sens-les-soldats-doivent-porter-leurs-fusils-comme-les-ladies-leurs-pendentifs. A répété ma mère, puis elle a coulé un regard de chien humide en direction de mon père.
 
Elle est bien bonne celle-là. A gloussé la standardiste. Vous vous imaginez vous avec un fusil autour du cou. Ah ah ah non mais c'est vraiment pas ma journée aujourd'hui non mais qu'est-ce qu'il faut pas entendre les gens ah vraiment je vous jure les gens surtout ceux qu'écoutent la radio ah sont vraiment pas croyables, etc etc. Mon père a arraché le combiné des mains de ma mère. Passez moi l'antenne. A-t-il dit de sa voix de général pas content. PASSEZ MOI L'ANTENNE IMMEDIATEMENT OU JE TUE MA FEMME.
 
J'ai arrêté de touiller mes corn-flakes, mon frère lui s'est arrêté de faire ses airs agaçés énervés irrités exaspérés, et ma soeur qui baignait maintenant dans son sang, a relevé la tête et l'a fixé du seul oeil qui lui restait, l'air de dire, touche pas à maman. Il y avait à nouveau un grand silence dans la pièce, on entendait tic tac la pendule c'était plus que l'heure d'aller à l'école mais avec tout ça, la guerre et les militaires feignants, personne n'y pensait plus vraiment.
 
Donastase enfin. A dit ma mère doucement. Cette histoire de port d'armes. Tu crois que c'est si important que ça? Elle avait l'air de trouver pour sa part que non, qu'ils portent comme ils veulent leur fusil, en sautoir, en danseuse ou en homme de guerre, mais que nous personnellement ça ne nous regardait pas.
 
Attends. A fait mon père comme s'il était en train de réaliser quelque chose de très important. Attends. On nous apprend que nos soldats supposé veiller à la sécurité, que dis-je, supposés protéger la vie de civils désarmés ont détourné les yeux alors que des meurtriers pénétraient dans la ville. Qu'ils ont persisté à se voiler la face alors que les femmes et les enfants étaient froidement assassinnés et qu'ils ont ensuite fourré leur long cou de grands cons d'autruches émasculées dans les trous d'obus qui plombent cette ville pour ne pas avoir à « observer », comme ils disent, le départ de ces assassins en compagnie de leurs prisonniers à ce jour disparus. Et toi, ma femme, mère de mes trois enfants ici présents, tranquillement, sans honte ni tourment, petit doigt posé sur l'anse de ta tasse de café, tu oses me demander si c'est si important que ça? Il a conclu mon père en bavant par tous ses yeux.
 
Si je puis me permettre. A fait entendre mon frère d'un ton pincé. Des autruches, volatiles ataviquement de sexe femelle, ne sauraient être émasculées. Mon frère il faut bien le dire faut toujours qu'il la ramène. Il a choisi la terminale bio et veut devenir zoologiste ou botaniste, il adore la nature vous pouvez y aller, il connait tout sur la flore et la faune, les animaux que l'on observe à la jumelle, les fleurs qu'on viole au microscope, il adore, mais je sais même pas s'il atteindra la salle du bac avec la mandale que mon père vient de lui coller en travers de la faciale. Il me fait un vague petit sourire, mon frère, avant que sa mâchoire d'un bloc ne se détache et tombe sur la toile cirée de la table du petit-déjeuner.
 
Oh barbara quelle connerie la guerre qu'es-tu devenue maintenant sous cette pluie de fer de feu d'acier de sang, j'ai resorti doucement le livre de poésie sur la table et j'essaye de choper quelques autres vers c'est pas facile car mon frère a tâché la toile. Ca dégouline et je ne veux pas abîmer mon livre parce que l'autre il va encore gueuler qu'il y a des pays qui n'ont même pas d'écoles, parce qu'il y a tout simplement pas d'écoliers, vu que les gosses vont à la guerre dans des bottes trop grandes pour eux et des costumes d'adultes qui sont morts dedans, même qu'à mon âge ils ne savent ni lire ni compter, et même que si je veux, il me montre les statistiques.
 
Vous y allez pas de main morte. A fait entendre l'hôtesse de la radio. Non. A dit ma mère. On ne peut pas dire. Donastase il n'y va jamais de main morte. N'oublie pas, cette pluie sage et heureuse, sur ton visage heureux, sur cette ville heureuse, cette pluie sur la mer. Mon frère respire péniblement à côté de moi, je vois ses yeux qu'il a toujours un peu exhorbités me fixer de façon insistante, arrête je lui ai dis, passé la première minute, c'est comme le minitel, il faut payer. Il ne me répond rien ce qui ne lui ressemble pas, mais bon, sa mâchoire fracassée sur la toile cirée, en quelque sorte, parle pour lui.
 
Je vous passe l'antenne. A fait de guerre lasse la standardiste qu'en avait un peu assez de toute cette affaire. Mes enfants vous voyez. S'est rengorgé mon père en se tournant vers nous, enfin, moi, la mâchoire de mon frère et l'oeil borgne de ma soeur. Dans la vie, faut toujours se battre, insister, rester poli mais ferme, sûr de soi, les gens obtempèront toujours, il vaut mieux céder à quelqu'un de décidé plutôt que se fatiguer à lui dire non.
 
Oui monsieur nous vous écoutons. A roucoulé le journaliste à l'antenne. Quelle est votre question? Et mon père, alors, trop heureux, il la pose enfin sa foutue question. Est-ce que les soldats sont supposés porter leur fusil comme les ladies, leur pendentif?
 
Ah. A fait entendre le journaliste un peu désemparé désorienté déboussolé déconcerté décontenancé. Ma mère à côté s'était mise à sangloter, son poignet pendait comme un oiseau mort au bout de son bras tant mon père avait serré le fil du téléphone et l'homme a ajouté. Monsieur, s'il vous plait, éteignez votre radio, cela brouille l'écoute. Mon père a balancé un coup de pied à la radio qui s'est fracassée sur le sol. Moi je dois pas abîmer mes livres mais lui il peut casser tous les objets à la maison, c'est mon père qui s'est privé de guerre alors faut pas venir l'emmerder surtout quand il a dix p'tits verres dans l'nez.
 
C'est une question ma foi fort intéressante. A fayoté le journalistedans le téléphone. Le port d'armes, art et façon, manière de dire, de voir les choses, notre invité va vous répondre. A susurré le présentateur radiophonique. Ma soeur s'était levée, elle se tenait raide aux côtés de ma mère, elles se tenaient fortement par la main et moi? Mon frère ne respirait plus, mais il avait toujours ce regard étrange, ouvert, posé sur moi.
 
On a entendu l'invité déglutir et la standardiste glapir au loin, je vous l'avais bien dit, complètement barré ce mec, eh bien, monsieur, monsieur? Lancelot. A fait mon père fièrement. Troisième division, commandement sud-sud, avis de coups de vent ouest frais, tine dogger fisher et tamise 480 hectopascals. Bien bien. A fait l'invité, un homme politique qu'avait été déplorer en lieu et place du massacre le manquement à la règle du jeu dont s'étaient rendu coupables les assassins même que c'était rudement vilain de pas respecter ses promesses.
 
L'arme peut être portée de différente façon. A-t-il commencé en se plaçant avantageusement. En guerre de 14-18, la tendance mode était de l'arborer sur le dos, car souvent, le soldat vivait couché, couché dans sa tranchée dont il sortait en rampant, tout d'abord, puis en courant bravement en direction des lignes ennemies en criant au feu! au feu! Ensuite, on a vu différentes fantaisies se saisir de ce port d'armes. L'armement devenant de plus en plus lourd on s'est en effet alors aidé de béquilles et autres accessoires destinés à recevoir l'arme derrière laquelle ainsi on se tenait afin d'en pratiquer l'exercice de mise à feu. Ensuite. LA FERME. A hurlé mon père. C'EST PAS LE PORT D'ARME QUI FAIT LE SOLDAT C'EST LE SOLDAT QUI PORTE SON ARME ET QUI S'EN SERT.
 
Et il a, moi j'ai fermé les yeux, le bruit de leurs os toute ma vie si je survis je saurais, quelque chose entre le son d'une noix éclatée dans l'outil mais aussi le bruit d'une petite bête que l'on serre qui couine et qui explose dans votre main. Elles se tenaient beaucoup trop près de lui mon père, elles, ma mère et ma soeur, il faut le connaître mon père toute sa vie il a haï la guerre, vivre c'est causer du tort, aimait-il à dire en dégueulant son whiskie certains soirs de semaine sur le tapis de la salle à manger mais il n'était pas meurtrier, je veux dire, mon père, il n'a jamais fait ça par goût particulier.
 
Mon père, il n'y prenait pas de plaisir, ça l'amusait pas, lui, je vous jure mon père le combiné à la main, les cadavres des trois autres autour de lui, il n'était même pas un assassin, en tout cas, pas un assassin normal, pas un tueur pour de vrai comme ceux qui étaient rentrés dans cette ville là-bas au loin et qui eux faisaient ça par goût, ça se voyait.
 
Elles ont fait floc en tombant par terre deux petites bonnes femmes se tenant par la main mortes un coup sur le crâne chûes au sol si semblables qu'on les aurait jurées soeurs et moi dans tout ça? Viens ici. A fait justement mon père. J'ai fait non de la tête, j'avais mes deux mains moites bien posées sur mon livre ouvert, il pleuvait sans cesse sur nos vitres ce jour-là, même qu'à cette heure, le doigt maigre de la maîtresse avait dû glisser sur la page pour désigner quelqu'un d'autre que moi. VIENS ICI. A ordonné sans appel et d'une voix glaciale mon père commandement section sud-sud, tine dogger fisher et cromarty.
 
Je me suis levé, je ne voyais pas comment lui résister de toute façon à quoi bon avec les trois autres étalés par terre qu'aurais-je fait sans eux? Je me suis dirigé vers lui, j'avançais doucement, c'était comme une chute au ralenti, je suis arrivé près de lui, mon fils, a-t-il dit, mon père, il a pris de deux doigts en pincette ma nuque comme il aurait soulevé un chat puis il a articulé, bien distinctement dans le combiné du téléphone.
 
Je crois que vous n'avez pas bien compris ma question. Mon père a pris un ton qui se voulait pédagogue et patient. Quand je vous ai demandé si, à votre sens, les soldats devaient porter leur fusil, comme les ladies leur pendentif, je voulais plus précisément vous demander si, à votre sens, il était juste et normal de ne pas faire son boulot d'homme et de soldat concernant des hommes désarmés, des femmes et des enfants innocents, si en quelque sorte, nous étions là-bas pour faire joli, être une sorte de fleur délicate, éclose sur un tas de fumier parfaitement répugnant.
 
Ses mains ses sales mains me serraient et me faisaient mal, à tout vous dire j'ai essayé de bouger, j'ai gigoté, donné des coups de pieds comme mon papa m'a appris si un grand il veut me racketter, mais c'était lui le plus fort, ça avait été toujours lui le plus fort, pourquoi là alors ça aurait changé.
 
Il a poursuivi, à la radio, plus personne ne mouftait, à croire qu'ils avaient tous décampé, atterrés par la leçon du vieux général. Je voulais vous demander si nous devions nous contenter d'être incapables, incapables d'apporter la moindre rémission à la violence de ces gens, comme de soulager ceux qui l'endurent parce qu'ils sont les faibles de la farce. Je voulais vous demander si nous devions donc nous satisfaire, nous, soldats du monde libre et généraux des forces molles des nations occidentales, d'être posés là, je dis bien posés, comme preuve s'il en est qu'il existe en d'autres contrées, sous d'autres cieux, des gens remarquables ayant non seulement en horreur la guerre, mais nourrissant qui plus est un grand amour pour la paix, au point d'être follement désireux de faire savoir à ceux qui baignent dans leur sang qu'il existe une autre façon d'organiser les rapports entre les hommes. Raisonnable et courtoise. Diplomatique et mesurée.
 
Il a dégluti, puis il a continué, mon père. Je voulais enfin vous demander s'il fallait sur cette terre, se résigner au fait qu'il y ait en certaines de ces géographies, des zones d'intenses souffrances et de violentes injustices, tandis qu'en d'autres, il y règnerait une douceur de vivre qui ferait qu'en ces lieux, on puisse se croire à arrivés à un stade de civilisation supérieure, pour ne pas dire suprême, qui rende ainsi toute guerre impossible au point que le fusil ne se porte plus que comme une innocente pièce de bijouterie.
 
J'ai senti les doigts de mon père se resserrer encore un peu plus sur mon cou d'enfant menacé par le nanisme, et qui devait en conséquence avaler régulièrement des hormones porçines à chaque petite-déjeuner avec chaque bulletin d'informations radio. Il serrait, serrait, je commençais à avoir vraiment du mal à respirer et je me tenais les doigts crispés sur la jacquette de mon livre de poésie.
 
Mais mon père lui a poursuivi encore. Je voudrais vous faire véritablement partager mon mépris pour ces hommes en armes impuissants, pour ce que la soit-disant civilisation nous a fait devenir, des faibles et des arrogants, et même des pervers, oui messieurs, des pervers qui font le mal en se jurant de faire le bien, nous saoulant de conférences et d'envois de forces bleues à tous les coins qui saignent, grisés par notre bonté et notre prétendue lucidité, ne voyant pas que le cancer est en nous, qui nous ronge et nous pourrit, car la guerre, messieurs, est en notre sein. Et moi messieurs, figurez-vous que j'ai la guerre en horreur au point que moi je la lui ai déclarée, la guerre à la guerre. J'ai fait soldat puis colonel puis général, mais j'ai perdu tous mes combats, messieurs, la guerre a toujours été la plus forte, et il ne me reste plus qu'à vous faire saisir ce que nous devrions tous savoir, que nul n'échappe à la guerre, à l'instinct de tuerie comme à celui du goût que l'on met à tuer.
 
Aussi, qu'il dit mon père, il ne me reste plus qu'à sacrifier mon fils devenu unique pour bien vous faire saisir toute l'horreur d'une condition que nul traité nul prix et nulle volatile blanc ne sauront changer, pour que vous soyiez brutalement secoués et stoppés net dans le gras doux de vos petites considérations radiophoniques, vous qui parlaient comme des bourgeoises au thé, de viols et de tripes, de morts et de boyaux, avec dans la voix, le tranquille constat de qui n'est pas menacé, alors que vous l'êtes, messieurs, vous l'êtes puisque vous êtes humains, la guerre est en votre sein, voyez mon fils, je le serre entre mes mains,
 
mes pieds ne touchent décidément plus par terre le livre tombe de mes mains je suis sans force mais en même temps léger si léger, je suis Nils le petit gardien des oies sauvages, je vole au dessus du troupeau je quitte les miens et je les rejoins, je m'éloigne de cette ville où il pleuvait sans cesse ce jour-là rappelle toi barbara cette ville dont il ne restera bientôt plus rien,
 
mon fils, je le crève comme un chien.

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