Elle voulait voir les Dogons

Texte publié dans le cadre d'un concours organisé par le Ministère de la culture et de la communication (rigolez pas) au printemps 2006.

Elle voulait voir les Dogons. Le médecin avait dit, trois mois, pas un de plus. Il voulait parler du temps qui lui restait à vivre. Ma Simone, 36 années de mariage, avait attrapé le crabe. Je soupçonnais les légumes arrosés au plutonium, lors d'une escale chez ma sœur en Alsace. Simone disait que ça n'avait rien à voir, c'était inscrit dans ses gènes, la fatalité, mais elle voulait partir outre-ciel voir les Dogons, avant que de.

Nous sommes donc partis un matin de février pour le Mali, vol Point Afrique, en compagnie d'un kaléidoscope d'associations humanitaires qui allaient porter stylos, sparadraps, préservatifs et même un frigidaire aux Dogons, que nous, nous allions visiter les mains dans les poches. Les gens nous regardaient bizarrement, on était les seuls vieux et Simone n'avait plus un poil sur le dôme. On a atterri à l'aéroport international de Mopti, un hangar en tôles ondulées posé au bord de la piste de terre rouge. Une assemblée de jeunes gens nous y attendaient, de pied ferme, pour proposer leurs services si on voulait pas rater ses vacances. Un garçon aux cheveux tressés s'est détaché du groupe. C'était Moussa, celui qui allait être notre ange africain pour tout le séjour. Le hasard, comme pour le crabe, mais un hasard heureux car Moussa a été un hôte à la hauteur de ce qu'espérait Simone pour son dernier voyage sur Terre.
 
Nous sommes partis de suite dans un taxi brousse pour Bandiagara, ville natale d'Amadou Hampaté Bâ, ce grand écrivain africain aux accents doux-amers quand il abordait la rencontre des Blancs avec le continent noir. Enfin, c'est ce qui était écrit dans mon guide, moi, je ne lisais pas. L'école laïque et obligatoire m'avait vacciné à mort contre le virus de la lecture. Mais pas ma Simone, en pleine cure de chimiothérapie, elle lisait encore et en avait même oublié un, Contes du pays peuhl, dans le scanner de l'hôpital Saint-Louis. J'espère qu'on verra leurs masques… elle m'a chuchoté quand on a commencé à marcher dans la brousse. Il faut demander, Moussa nous a renseignés, normalement, on les sort que pour les voyages organisés… mais comme vous êtes vieux et que Simone a le crabe… On lui avait dit, pour Simone, c'était plus loyal vis à vis de lui et plus raisonnable. Simone avait en effet tenu à marcher comme si elle avait la santé. Moussa en avait conçu un grand respect, pour le crabe, qui était encore très respecté dans ces contrées car les gens croyaient qu'il fallait vivre vieux et être sage pour y avoir droit.
 
Nombori, Teli, N'die, Digui Bombo… que de merveilles ! C'est vrai qu'on était venu pour ça et qu'on n'avait pas besoin de se forcer. C'est vrai aussi que c'était notre dernier voyage, comme notre voyage de noces, en Provence, avait été le premier. On a vu les masques, dès le premier soir, avec la danse, les djembés et les femmes qui étaient venues voir Simone pour lui apprendre à tresser les cheveux. Les leurs, pas les siens, forcément. Cela faisait peut-être folklore à 4 CFA, mais cela sonnait si fort… Les gens des villages aimaient le badinage, alors on pouvait rester longtemps, même au-delà des heures chaudes, sous un flamboyant ou un manguier, à discuter avec eux. Moussa nous traduisait, si besoin est. Un soir, on a posé nos sacs à Kani-Kombolé. En s'endormant cette nuit là, sous le ciel étoilé, Simone m'a pressé la main, il faisait doux, et elle m'a dit : au diable la chimio… restons ici ! Je n'ai plus mal, je n'ai plus cette soif qui me dévorait jour et nuit… Je me sens bien ici, vous n'aurez qu'à m'enterrer avec le masque des morts sous un manguier, et qu'on n'en parle plus ! La sagesse des vieux d'Afrique l'avait emporté sur le crabe…

 

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