Reprises

Marie Chotek avait définitivement disparu des écrans radar, engloutie par cet été mentalement interminable pour qui a le projet de percer dans l’écriture tout en élevant quasi seule deux enfants en bas âge dans un pays où si la mère s’imagine seulement disposer d’une minute pour elle SEULE elle est aussitôt jetée au ban du clan, créature dénaturée réduite à mendier dans les métros et les shinkansen et…

–          Quasi seule ? Et A alors ? Cet homme quasi parfait ?

–          T’étais pas en France cet été ? Tu as dû en avoir du temps pour toi avec le relais familial ! un mois et demi de vacances en famille et ça se plaint !

–          Mendier dans le shinkansen ? Mimi san vous n’y pensez pas ! Aucune face au monde n’y survivrait !

Laissons tomber la mendicité mais le relais familial, parlons en…

–          Ah non tu ne vas pas remettre ça ! Tes parents sont âgés et fatigués tu n’avais qu’à accoucher à un âge normal !

Une amie qui laisse régulièrement ses 3 enfants à ses parents, séniors actifs, pour partir dix jours en safari africain avec son petit mari quand ce n’est pas juste pour rester chez elle dormir le temps qu’elle veut. Certes mais leur fatigue à mes vieux à moi s’évapore comme par enchantement, leur âge se dissout de même, dès lors qu’il s’agit de se consacrer à des projets autres que surveiller deux petits enfants bruyants et excités, libérer leur fille ne serait-ce qu’une seule mais vraie journée, voire une nuit ou…

–          Tu pars pour une heure faire des courses ? Tu ne veux pas les emmener ? non ? Vraiment pas ? Ah c’est ennuyeux je compter finir ma lecture de ce brillant essai sur L’art de ne pas être une grand-mère sacrificielle

–          Pof je te laisse TON linge à plier, car dans toutes TES affaires je m’y perds…

–          Je te laisse préparer LEUR déjeuner parce que tu comprends moi les VEGETARIENS, je ne sais vraiment pas QUOI leur donner à manger… ca me DEPASSE !

–          Exceptionnellement on veut bien garder TES enfants ce soir, mais PAS plus tard que 22h00, après on est vannés, on se couche et avec ta fille qui ne sait pas dormir sans TOI c’est INFERNAL…

–          Etc, etc

Voilà pour le relais familial avec en contrepoint des commentaires sur ma non vie, ma non œuvre, accompagnés de regards agacés, déçus et/ou soupirants.

–          Sans oublier ta parano légendaire hein !

Peut-être.

Bref, Marie Chotek, qui avait prévu de finir sa pièce de théâtre, son recueil de nouvelles et ses articles super fins et malins sur le Japon en une sorte de Nicolas Bouvier des arrière-cuisines et des salles de nurserie, s’était auto-détruite à petits feux au cours de l’été et la chaleur lourde, moite, écrasante de Tokyo au retour, en compagnie de ses deux petits matons, n’avait guère arrangé les choses.

–          Mimi, si tu cries, de grâce ferme les fenêtres, mes voisins chinois ne cessent de hurler dans leur sabir sur leurs enfants et c’est encore plus terrifiant quand on ne comprend pas la langue…

Mame Michu, conseillère d’éducation.

Alors, en ce jour où ses deux enfants étaient au yoochien pour l’incroyable espace-temps de 2h30, Mimi a mis le cap sur son café favori de la fac, big Tomato, bien décider à rédiger enfin sa pièce de théâtre jusqu’au bout des 12 actes, croisant au passage 3 mères Matsumuriennes à l’air tendu en l’apercevant (et merde on va pas se taper la gestion de la gaijin pendant ces 2h30 à tuer)… café bien entendu fermé car qui a dit que la Marie allait s’y remettre en ce jour hein ?

Dépitée, la Marie a donc erré avec son vélo sur le campus puis dans le parc à côté où elle a atterri sur un banc dont elle a aussitôt été chassée par un balayeur édenté à 3 ans de la retraite (ses 90 ans approchaient à grands pas), alors d’errance en errance, elle s’est trouvé enfin un banc, une table, des moustiques, des trains sans cesse passant, et ouvrant son ordinateur, les doigts moites et les mains tremblantes d’émotion excitée, elle a commencé d’aligner des lettres pour former des mots et puis des…

–          Ah ben ça alors ! Marie Chotek ! Ici ! Yokatta ! Sugoiiiiiiiiiiiii !

J’ai levé les yeux, résignée. Devant moi se tenait un petit homme dont le visage me disait vaguement quelque chose…

–          Ah je n’en crois pas ma chance ! Après avoir remporté les JO, voilà que je rencontre ce grand écrivain injustement méconnu en son pays… Marie Chotek ! Sugosugiru ne ! (trop fort hein !)

Euh je n’en étais pas sûre mais il me semblait bien que ce monsieur était…

–          Shinzo Abe ! Hajimemashite ! Nice to meet you !

A fait le petit homme en me tendant sa meishi (carte de visite, attribut existentiellement vital au Japon pour qui compte faire autre chose que passer un aspirateur, pousser une balançoire ou gifler ses gosses). J’ai regardé la meishi, face anglais, il y avait bien écrit, Shinzo Abe, premier ministre du Japon, ambassadeur du sport et de l’atome… Mince alors…

–          Je peux m’asseoir ?

Il a fait en désignant le banc sur lequel j’étais assise.

–          Euh oui…

–          Ah ça c’est trop fort ! En rentrant de Buenos aires, dans l’avion, j’ai lu d’une traite La femme blanche est fatiguée, et j’ai a-do-ré ! Vraiment !

Là ça m’a fait chose quand même car déjà, ce livre, il faut le trouver, ensuite il faut savoir lire le français et enfin, pour l’apprécier, il faut à tout le moins ne pas être le patron d’une formation à tendance rétro-nationaliste dont un des membres, maire d’Osaka, a quand même trouvé juste que les soldats japonais aient enfourné sur leur quéquette des Coréennes dites de réconfort durant la seconde guerre mondiale.

–          Si vous saviez comme je suis heureux de vous voir en chair et en os… de vous toucher même…

Il a dit, en mettant une main moite sur ma cuisse droite. Euh là ça devenait quand même très très bizarre. Je me suis décidé à ouvrir la bouche.

–          Monsieur Abe, je vous félicite pour avoir remporté les JO ! Chapeau bas ! Vous avez raison, très peu d’investissement seront nécessaires… vous avez déjà les piscines à Fukushima!

–          Tiens c’est vrai ça, je n’y avais pas pensé…

–          Ah et puis… j’ai continué… j’ai beaucoup aimé l’image que vous avez utilisée au sujet de Fukushima, quand vous dites que la vie a repris son cours telle un fleuve tranquille (quand bien même irradié), avec ses enfants aux cris joyeux (et non douloureux) jouant au ballon sous le ciel bleu de cet fin d’été (quand bien même un quart d’entre eux à des nodules nichés au fond de sa thyroïde dont certains sont cancéreux) mais de là à faire le lien avec l’usine (qui pète de partout) il faudrait être sacrément de mauvaise foi n’est-ce pas !

Shinzo Abe m’a regardée, interloqué puis rassuré.

–          Oui en effet ! Je consomme chaque jour des poulpes péchés à l’embouchure de cette usine fully under control, et j’y adjoint même des épinards cueillis le long des citernes dont les fuites sont bénignes, je le répète, sans oublier de la ciboulette japonaise roulée plusieurs fois sur les sols alentour… et voyez comment je me porte ! Un vrai jeune homme qui pourrait sans peine rivaliser au saut à la perche avec un athlète euh perchiste !

Shinzo Abe s’est admiré dans le reflet de mon ordinateur d’un air pour le moins peu modeste. Je me suis demandé s’il me prenait vraiment pour une conne, après m’avoir fait gobergé qu’il m’avait lue ET appréciée, il voulait en venir quelque part mais je ne savais diablement pas où.

–          Abe san, j’ai fait, j’aime beaucoup ce que vous vous efforcez de faire pour votre pays qui comme toute nation puissante et en tête des classements du 20ème siècle est en train de se casser la binette devant celles émergentes qui vont sans doute à terme devenir les puissantes du siècle actuel…

Abe san m’a regardé d’un air perdu. J’avais peut être surestimé son niveau de français.

–          Il va falloir faire preuve d’imagination pour les JO ! J’ai poursuivi. Le monde veut du neuf ! Et je me suis laissé dire qu’un certain nombre d’épreuves originales pourraient être mises sur pied…

–          Du style ? il a demandé d’un ton hésitant.

–          Eh bien… vider la piscine du réacteur 4 en un temps record… changer toutes les citernes en moins de 24 heures… démonter le plus rapidement possible les barres radioactives de la piscine citée ci-dessus… ou bien encore transformer les milliers de tonnes d’eau irradiée des citernes en eau potable ! ça, ça serait rudement novateur !

–          Vous croyez ? Il m’a demandé d’un air peu convaincu. Moi j’aime bien le saut à la perche alors s’il n’y a pas de saut à la perche en 2020, je suis pas sûr que ça me plaise tant que ça…

–          Eh bien, faites sauter les athlètes à la perche au-dessus des piscines, des réacteurs ou des cadavres d’ouvriers !

–          Alors là Mimi san je vous arrête, a fait Abe san en se levant, il n’y a eu AUCUN mort dans cette affaire ! Quand on en a compté plus de 20 000 dans le tsunami ! AUCUN ! ZERO ! INAI !

Il s’est mis à brailler ça dans tout le parc et des mères qui passaient par là ont jeté vers nous ce regard furtif universellement si caractéristique (j’entends bien mais ça me trouble si fort que je ne veux pas voir).

–          Calmez-vous !

Ai-je tenté de le rafraîchir mais il était telle une barre de combustible surchauffée.

–          Chotek san ! vous parlez quand même au premier ministre de ce pays qui vous a accueillie à bras ouverts (et à poings serrés pour certains) ! Sachez que je VEUX mon saut à la perche et je l’aurai ! Je rejette vos propositions de changement complètement stupides et sportivement laides ! Et je vous destitue du grand commandement du comité d’organisation des JO !

Il était vraiment furibard le Abe san. Il a ouvert sa sacoche usée et il en a sorti mon unique livre, à la couverture orange passé et il me l’a jeté sur le clavier.

–          Tenez ! Reprenez donc ce tissu d’inepties ! La décadence de l’Occident et des puissances victorieuses, c’est VOUS !

Il a braillé.

–          Qui plus est, il a ajouté, je n’aime VRAIMENT pas votre style et vos histoires sont SANS intérêt AUCUN ! Je refuse que cet ouvrage décadent soit un jour traduit dans cette langue supérieure qu’est le japonais, je refuse que mes femmes, je veux dire, les femmes de ce pays, soient exposées à une telle littérature de de de… il a cherché ses mots… bidet ! évier ! chiottes !! Sur ce, SAYONARA !

Et il a tourné les talons.

J’aurais pu le rassurer, il y avait très peu de risques que ce livre soit un jour traduit en japonais ni même en quelle que langue que ce soit mais il était déjà loin, je l’ai vu monter dans un des trains de la Inokashira line, famous one parmi les anonymes (qui ne le remettaient pas), et je me suis dit qu’avec tout ça, je ne saurais jamais ce qu’il voulait de moi, car je suis sûre qu’il voulait quelque chose… Du sexe ? de l’argent ? Des conseils en thermo-nucléaire? L’écriture de sa biographie ?

Et avec tout ça, il était déjà 11h25, l’heure d’aller chercher mes petits amours de bourreaux, même si, c’est vrai, aujourd’hui j’aurais pu dire que j’étais en retard car j’avais une bonne raison, j’avais rencontré le premier ministre du Japon.

Leave a Reply