Chambre avec vue

C’est le nom du restaurant chic où parfois je déjeune avec ces trois amies qui me mettent la pâtée question réussite professionnelle. Nénesse, une chercheuse à la fac la plus cotée du Japon en sciences physiques, bibine, une évaluatrice de projet de développement, courant les pays en ébullition (Thaïlande, Egypte…), accessoirement trilingue et dix ans plus jeune que moi, Jijie, une chargée de mission ou de clientèle ou je ne sais quoi, du commerce en tout cas, pour une boîte suisse, par ailleurs bilingue et ultra compétente… et moi, donc, Marie Chotek, professeur de français, deux élèves dont une gratuite, et accessoirement auteur sans éditeur fixe.

–          Mimi enfin voyons ! Qu’est-ce que a réussite professionnelle au fond ? Qui se fait enterrer avec son cv hein ? Une fois dans la tombe tous égaux !

Une amie, caissière par refus de l’escalade ambitieuse qui selon elle génère violence et mépris. Certes, mais le problème, c’est cette vie avant la tombe à qui il faut bien donner satisfaction. Or, si la réussite professionnelle en soi en tant qu’esprits émancipés on s’en moque (n’est-ce pas), on aimerait autant ne pas passer à côté du sens de sa vie qui signifie réalisation personnelle et…

–          Mimi tu deviens barbante là… quoi de neuf au Japon ?

Eh bien, les fuites radioactives se poursuivent, le Pacifique s’irradie doucement, les tyroïdes locales des enfants s’ornent de grosseurs suspectes voire carrément malignes mais à part ça il est toujours spécieux de se demander si le nucléaire est mauvais pour la santé, la sienne et celle de la Planète, et si développer une tumeur cancéreuse quand on vit près d’une Centrale présente un lien de cause à effet.

Rien de neuf quoi.

A Chambre avec vue où nous déjeunons en devisant sur nos vies nos oeuvres, avec mes 3 fouteuses de pâtée, il y a une femme à côté de nous, une gaijin, grande et solitaire, la bonne cinquantaine, qui mange d’un air triste son petit salé aux lentilles 2 cm sur 4 car oui ce restaurant outre un petit nom français offre des plats de cuisine française le genre plutôt minimaliste voyez quand bien même oishii (délicieux). Et cette femme outre qu’elle est seule et triste, est française car visiblement elle écoute notre conversation, je peux voir ses oreilles bouger. Nénesse, est en train de nous expliquer que son fils, franco-japonais, en Cp à l’école locale, est un des rares à ne pas suivre un juku après les cours.

–          Un quoi ?

–          Ça doit être une sorte de club de judo où on fait des haikus… sont fadas ces Japonais !

Eh bien non, le juku c’est l’école post-école que la plupart des petits Japonais fréquentent, non pour rattraper un niveau défaillant mais pour être le premier de la classe et avoir la chance peut-être d’intégrer plus tard, dans vingt ans parfois puisque des jukus, y en a même à l’école maternelle, une facprestigieuse, la fac la plus cotée du Japon par exemple où travaille Nénesse (qui n’a jamais fait de juku de sa vie).

–          Sur 28 enfants de 7 ans, seuls 3 d’entre eux ne vont pas dans un juku… résultat ? Si ces 3 -là sont au niveau ils se retrouvent en queue de troupeau puisque les 25 autres ont un niveau correspondant au niveau du dessus !

Mince, j’ai pour ma part du mal à comprendre pourquoi une étude selon Bibine a désigné le Japon comme le premier pays au monde où il fait bon élever un enfant, je veux dire, si on veut parler du bien-être de l’enfant bien sûr.

–          Ouais mais Mimi regarde toi… tu as pas fait de juku et t’as vu où tu en es !

–          Chut malheureuse !

Deux amies sur skype dont une qui a peur que je me fasse seppuku (harakiri) par dépit de moi-même.

Quoiqu’il en soit, il faut savoir que ce système de juku est de plus en plus répandu et qu’il n’est pas rare que les enfants dès l’âge de 3 ans passent un concours pour entrer dans un établissement prestigieux qui, en une sorte d’ascenseur scolaire, les conduira de la petite section à l’équivalent bac, et leur permettra peut-être d’entrer ensuite dans une des facs les plus prestigieuses du Japon, celle de Nénesse par exemple.

–          C’est fou… Aux USA où nous habitons, je ne dis pas que le niveau est exceptionnel mais l’idée c’est plutôt de donner confiance à l’enfant dans ses capacités et lui donner le goût d’apprendre…

Jijie, la brillante chargée de mission, établie sauf pour ces 3 années japonaises en Californie avec son mari, français, et ses trois enfants, décrits comme des génies par toute mère française que je croise.

–          Ouais mais aux States t’as vu le niveau ? Quand ils envahissent un pays, l’Irak par exemple, ils le situent à 90% au pôle sud…

–          Sans compter que ce côté ultra niaisement positif des Américains est une insulte à l’intellect !

Ma tante Babe, qui n’a jamais mis les pieds aux Usa.

J’ai raconté alors l’histoire de Noie, une Japonaise de rencontre, sorte d’armoire à glace avec des lèvres couleur framboise qu’on verrait bien sur une scène du Lido mais qui a fréquenté l’établissement sélect et prout prout du Lys blanc, un infâme truc de bonnes sœurs où l’on parle français et où on s’enfuit à toute jambe dès qu’une silhouette mâle s’esquisse à l’horizon. Eh bien elle a tenté à toutes forces d’y faire entrer sa petite fille de 6 ans, 300 candidates pour 60 places, chacune d’entre elles suivant assidûment un juku après le yoochien, elle se rappelle avoir vu certaines mères qui criaient littéralement sur leur fille qu’elles faisaient réviser dans un café entre le yoochien et la danse par exemple, un pur cauchemar… Et, Noie s’en  tamponnait les yeux de désespoir quand elle m’a confessé que sa fille avait échoué au grand dam de toute la famille, de la grand-mère en passant par le père et l’arrière cousine de Kyushu qui avait pourtant mis des cierges tous les jours.

–          On lui a dit que c’était Dieu qui en avait décidé ainsi…

Car bien sûr, le Lys banc, c’est main dans la main avec le grand barbu là-haut. La solitaire à nos côtés étouffe avec peine un soupir, notre conversation ne la passionne pas visiblement. Je la regarde d’un peu plus près car son visage me dit quelque chose. Je penserai bien à mon ami Shinzo mais c’est une femme et la sienne, de femme au Shinzo, est une noctambule qu’il a fallu arracher à son job de tenancière de bar de nuit, une vocation selon elle, quand son mari a décroché le poste vénérable de premier ministre. Véridique!

–          Vous avez que les Japonais viennent d’inventer un soutien-gorge qui ne s’ouvre que si la porteuse est en émoi ? Sont vraiment fadas ces Japonais !

Ça c’est encore Marcel, celui qui parasite ma liaison skype et qui n’a pas compris que c’était une conversation sérieuse.

En bref, le petit Japonais comme la petite Japonaise ne rigole pas forcément tous les jours dans son école primaire et après, nous apprend Nénesse, c’est le collège, le lycée avec des tas de clubs où il faut s’affilier, chaque trou de l’emploi du temps des enfants doit être comblé, le Japonais a horreur du vide… Avec son mari ils se crêpent un peu le chignon car le sien, de mari, Japonais, est grand sensei dans la fac la plus cotée du Japon où œuvre donc également nénesse et il souhaite ardemment que ses deux fils, 7 et 4 ans, l’y rejoignent dans 20 ans… sans pour autant les assassiner à coups de juku et de concours d’écoles privées.

–          Autrement dit il veut le riz et l’argent du riz !

Persifle mame Michu que tout ceci dépasse, bien évidemment, elle qui, elle vous le dira haut et fier, fait partie des pauvres et en tant que pauvre, elle n’a jamais fréquenté que les établissements scolaires de sa banlieue, pauvre il va de soi. Un autre Japon c’est sûr… Bibine, la brillante évaluatrice de projet trilingue, a tout à coup envie de détendre la conversation.

–          Ohlala les filles vous avez vu… certaines Françaises pourraient ne pas revoter pour le Françouais en raison de ce qu’il a fait subir à la Valoche !

–          Quel salaud ! Aux Usa c’est sûr qu’il serait mort !

–          Ouais mais de là à pas voter pour lui…

–          C’est vrai, un si bon président… si bien ancré à gauche, décidé et plein d’idées…

Ai-je rêvé ? Mais il me semble que la femme à côté de nous a sursauté et que ses oreilles flottent presque sur notre petit salé aux (trois) lentilles.

–          Les hommes seront toujours les hommes… que voulez-vous… et quand on est président on doit avoir plutôt pas mal de choix !

–          Ouais mais y n’empêche c’est dégueu !

–          Elle est pas moche la Juju Gayet en tout cas…

–          Ben encore heureux… si en tant que président de la république on ne peut pas se sortir une fille canon alors où va-t-on !

Ça c’est la conversation de comptoir du chic Chambre avec vue quand les fouteuses de pâtée et la ratée fatiguent soudain.

–          Vous savez ce qui me dégoûte le plus dans cette histoire ? C’est qu’on ne verra jamais une Taubira ou une Merkel se tirer avec un Romain Duris ou un Guillaume Canet ! Les dés sont pipés et c’est ça qui me met le plus en rogne… la partie n’est pas équitable et là, pas de juku pour vous aider !

Ça c’est notre voisine qui s’est soudain immiscée dans notre conversation. Elle a l’air parfaitement furibarde à croire que c’est…

–          Ah ben ça alors, mais c’est la Valoche !

–          Valérie !

A crié la femme. Mon dieu, l’éconduite mangeait à nos côtés.

–          Mais euh, vous n’êtes pas en Inde avec ATD quart monde ?

Ça c’est moi, très au fait de l’actualité même à 10 000 Km de mon pays natal.

–          C’était Unicef et pour brouiller les pistes ! En fait je suis au Japon… pour le zen !

Sur ce, Triewhieler san dont j’écorche le nom au passage, jette un  billet d’un Man sur la table et s’enfuit en nous disant.

–          Je vous offre le repas en échange de votre silence… mesdames ! Prenez garde à vos rides et à vos cheveux blancs, surtout la vioque, celle qui écrit ! les hommes seront toujours les hommes donc impitoyablement égoïstes et taraudés par leur bite !

Bite. Elle a bien dit bite, cette femme si chic dans ce resto si chic.

–          Faut dire, quand on prend une telle claque, il y a de quoi devenir vulgaire…

En tout cas, ça nous a fait un repas chic et frugal, mais gratis, et on en parlera à personne car on ne parle pas assez bien japonais pour cela, même si ma bonne pote Ryoko aurait été ravie de savoir ça, elle qui s’est fait des nénés en or grâce à l’égoïste taraudé de l’hormone, car les Japonais de Fuji TV, ont beaucoup aimé cette affaire au point qu’ils l’ont faite travailler deux nuits de suite sur le sujet, commentaires de rue et autres à traduire en japonais, débile… mais bon, si chez nous ça évite de penser au chômage et au moral en berne des Français, ici, ça évite sans doute de penser trop aux fuites et aux tyroïdes.

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