Reprise

J'ai repris le boulot au retour d'Inde.
 
Bizarre d'aller bosser comme l'un, le petit prince, faisait des crayons de couleur que la table de la salle à manger (il a décrété qu'il ne pouvait pas rentrer chez lui, c'était trop vide après l'Inde, et le frigidaire avait mauvaise haleine) et l'autre, Baba, lisait toujours Delouze, vautrée dans son fauteuil fétiche qu'elle a fait transplanter chez moi, tout en buvant du tchaï (thé aux épices et au lait).

Elle m'a dit que si elle n'était pas morte d'ici ce soir, elle collerait nos photos dans l'album de famille « que j'emporterai chez moi quand je me marierais ». Baba n'y connaît rien, elle n'a toujours pas compris que les photos sur l'écran du numérique ne vont pas se transformer en photos papier à coller gentiment dans un album ringard. Elle aussi ne voulait pas rentrer chez elle au motif que l'hospice était vide, et qu'elle préférait mourir chez moi, « même si c'était mal rangé et pas nettoyé », plutôt que « dans sa chambre d'incarcération ».

Je sais pas vous mais quand je rentre de vacances, ce que je fais comme boulot m'apparaît toujours comme profondément vain. Bon d'accord, même quand je ne reviens pas de vacances, ça me fait la même chose, mais de retour, la sensation est aussi réelle que si on me marchait sur les pieds avec des sabots en fer. Je n'avais pas du tout envie d'écouter la scie des artistes incompris, des artistes à qui il fallait expliquer que c'était bien beau leur projet, mais un projet à 500 000 € quand on n'a pas le sous, c'est peut être comment dire… pas raisonnable ? Comme leur dit madame Irma, j'ai envie d'un vison, j'ai pas les moyens, j'achète un manteau laine mélangée coton et puis c'est marre !
 
On m'avait laissé avec grand gentillesse une montagne de factures à traiter et les numéros des éternels emmerdeurs qui même en plein août vous appellent encore pour vous soutirer trois euros six sousous. Même morts, je suis sûre, qu'ils viendront gratter au bois de notre bureau X622.
 
Madame Irma était revenue de son stage Théâtre qu'elle fait chaque été à Avignon. Elle m'a abreuvée aussitôt de commentaires éclairés sur la Scène Avignonnaise Crû 2006, navrante et déprimante, du sang, de la chair et du foutre. Elle a dit ça, foutre, je l'ai regardée, ça me fait toujours bizarre quand madame Irma utilise ce genre de mots. Elle n'avait d'ailleurs fréquenté quasiment que le off, parce que tout le monde sait que la vraie ardeur de la Création se situe toujours dans le off. Quand vous êtes dans le in, vous êtes foutu. Je me demande si ça marche aussi avec l'édition. Je ne lui ai pas faire part de mon questionnement, parce que c'est un principe, je ne me confie à personne dans ce bouzin, je tiens ça de Baba qui m'a toujours dit, confidences au boulot, trahisons très bientôt.
 
Je précise que Baba n'a jamais travaillé, quoiqu'elle dise. Quand elle arrivée en France, c'est son fils, mon père, qui l'a entretenue, elle avait appris en Bosnie le travail des champs et à démonter une kalachnikov, toute chose parfaitement inutile quand on vient faire sa vie à Paris. D'ailleurs, elle était trop vieille pour ça, travailler, même si grâce à nos dirigeants et à la gestion de c'pauvre pays, on va devoir bosser jusqu'à 80 ans.

L'idée de devoir travailler plus de 40 ans ici me donne envie de sauter aussitôt par la fenêtre. J'imagine mon départ à la retraite, le Président, 106 ans, me remettra la médaille du bon agent, en égrenant avec une voix de grelot mes états de services, 53 bilans, 53 rapports d'activités, 1600 rappels de factures traitées, 1800 rappels auprès de mes collègues de ce qu'il convient de faire dans l'art et la manière de présenter leurs activités de l'année, 1789 appels de monsieur Laplace, demandant à ce qu'on débloque son compte, injustement bloqué (monsieur Laplace ne rembourse jamais ses dettes, il dit ne pas avoir le sous mais un collègue l'a aperçu un jour sur une plage de Martinique en train de boire un bloody mary), 1898 appels de monsieur Lewis Carol (c'est un surnom), expliquant en quoi il est persécuté, en tant que génie du siècle, artiste non seulement incompris mais violenté (il nous accuse de le suivre dans la rue et de lui piquer son courrier), nous valant ensuite la énième lettre du ministre des plaintes et des médailles qui le soutient parce qu'ils ont fait le CP ensemble.
 
Envie de crever.
 
Madame Irma m'a demandé, et vous, les vacances au Pakistan, c'était comment ? J'ai commencé à lui raconter mais bien sûr, elle n'écoutait déjà plus. Elle répétait sur ses lèvres le texte de la pièce qu'ils avaient mise en scène dans le off du off à Avignon. Ca s'appelait La vallée des âmes, c'était un dialogue sans fin sans virgule sans espace pour soupirer au sein d'une équipe de nuit des usines Renault de Billancourt, dans les années 60, « un dialogue à la fois abscons et militant » blabla.
 
Saint François était absent. Il passait ses vacances dans une colonie pour animaux. En effet, des tas de gens n'avaient pas envie de s'emmerder à trimballer Médor ou Chachat, alors ils les inscrivaient dans une colo pour animaux pas tout à fait abandonnés, dans laquelle des bénévoles enthousiastes et dévoués se consacraient à leur petite personne (l'animal est une personne, dit toujours Saint François). Il nous avait envoyé une carte avec dessus un gros chat en maillot de bain qui souriait aux anges avec à côté de lui une souris en bikini.
 
L'enfant sauvage avait été placé pour l'été avec d'autres cas de l'Administration de ce genre. Ils avaient eux aussi des colos spécialement conçues à cet effet. Il devait revenir début septembre mais on ne sait jamais avec les enfants sauvages. Avec madame Irma, on a dû vider les tiroirs de son bureau parce qu'il y avait une odeur terrible qui s'en échappait. Monsieur Laplace a réussit à appeler pendant cette affreuse opération, madame Irma lui a répliqué qu'on était en train de sécuriser les lieux et que si ça ne le dérangeait pas trop, est-ce qu'il pouvait rappeler plus tard (dans un an). C'est que j'appelle d'une cabine téléphonique… il a bêlé… la seule que j'ai trouvée sur le bord de la plage… Madame Irma a dit allo, allo, je ne vous entends pas ! Et vlang, elle a raccroché. On a extrait des tiroirs de la mozzarella datant qu'il y a deux mois, du gorgonzola mortuaire, des gâteaux à la crème vert bouteille et une vieille pêche qui ressemblait à une couille pourrie. L'enfant sauvage aime entasser de la nourriture, ça le rassure, nous a expliqués le médecin du travail, mais est-ce bien à nous de subir tout cela ? a rétorqué madame Irma. Les CAT, c'est pas fait pour les chiens ! Mais les colos si, j'ai pensé.
 
Depuis, tout le monde considère madame Irma comme une femme sans cœur, l'Ennemie jurée des Handicapés, j'ai honte car je me suis tu alors que je pense qu'effectivement, l'enfant sauvage devrait être ailleurs, ça laisserait par exemple une place à Mélanie, une vacataire qui entame son vingtième mois de vacation, elle parle trois langues, a vécu à l'étranger, vous monte une manifestation littéraire comme on fait une mayonnaise en discutant avec une copine au téléphone, mais elle est née trop tard. A pu de place.
 
J'ai essayé de travailler, j'ai pas pu. L'Inde dansait encore dans ma tête, sans que je sache si j'avais aimé ou pas. C'était pas tant l'Inde que les flots de touristes qui m'avaient plombé l'exotisme. Pancakes, petits-déjeuners à l'anglaise, à la française, à l'israélienne, à l'italienne, organisation des rapports à la fois artisanale et très cadrée, pas de petits guides comme en Afrique ou au Maghreb, des ribambelles de café internet, de jeeps pour handicapés du croupion, de restaurants made for blancs…
 
Dring !!!!!!!!!!!!!!!! C'était Lewis Carol qui m'appelait pour me dire ça y est, il était décidé, il allait se suicider, un monde comme le mien (il me personnalise toujours beaucoup) ne valait pas la peine d'être vécu, je n'étais qu'une gratte-papier sans cœur ni fantaisie quand lui était un Artiste Enorme, que l'on persécutait dans le but de l'empêcher de produire ses œuvres dérangeantes, bouleversantes, fracassantes, allo, allo, je vous entends pas bien. Vlang, j'avais racroché.
 
C'était l'heure de déjeuner. J'ai mangé tristement à la cantine un poulet mort sur ses pattes poussées de traviole, une purée-hôpital, et une crème caramel qui s'est étalée tout le long de mon assiette comme un chat malade en voiture. Les deux collègues avec qui je mangeais se montaient le bourrichon sur la réorganisation des bureaux promise comme une brimade par super Nana, notre chef spirituelle, pas psychologue pour un sous. L'une râlait qu'elle aurait moins d'espace pour mettre sa corbeille à papier et l'autre râlait comme un môme de ce qu'elle allait devoir partager son bureau quand elle avait toujours vécu seule (au bureau, ailleurs, elle était mariée cette pintade laide). 

L'après-midi s'est traîné douloureusement sur le ventre, j'avais envie de m'enfuir. Heureusement, madame Irma, qui n'est pas toujours emmerdante, m'a bien fait rire en me jouant des morceaux de sa pièce, montée sur le bureau de Saint François. Sous-super-nana est rentrée dans notre bureau (c'est surtout ça qui m'a fait rire), et elle a dit à madame Irma :

  • Mais madame Pougnat (c'est son nom), que faites-vous là?
  • Je cherche un dossier, a répondu l'autre sans se démonter.
  • Sur le bureau de François Georges?!
  • Oui, où voulez-vous que cela soit? Puisque c'est un dossier à lui!
  • Mais vous êtes debout SUR son bureau! A protesté l'autre.
  • Et alors? A rétorqué madame Irma. Chacun sa façon de chercher non? C'est pas réglementé ça aussi non?!
  • Euh…

La sous-super-nana est resortie, pantoise, comme la sup n'était pas là, elle savait pas trop. Fallait-il sévir ou pas ?
 
Avec tout ça, c'était l'heure de partir, j'ai filé comme une voleuse, j'avais une envie folle de revoir Baba et le petit prince que j'ai trouvés en train de faire une partie d'awalé en buvant le Bayley's qu'on avait acheté au Duty free.
 
La journée était terminée, et je me sentais comme elle. Fi-nie.

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