Chen chen*

Les restos ont repris. On retrouve certains princes et certaines princesses, avec leurs dauphins, qui ont passé le mois de juillet à suer à Paris en mangeant les surplus électroraux des mairies alentour (dixit un chauffeur des camions).

La reine Dodo a disparu. Connaissant son caractère fantasque et auto-destructeur, je m'inquiète un peu, me demandant si ça y est, elle dort dans la rue après avoir répété en voyant le mur arriver sur elle, où est le frein, y a pas de frein, où est le frein, pas le courage de chercher le frein. A moins qu'elle n'aie répondu à une énième petite annonce, se retrouvant ainsi au fin fond du Queyras avec un vieillard pervers. L'héritière de Pologne ne vient pas non plus, ses deux fils doivent être en vacances avec leur père et elle, occupée à passer la nénette dans des bureaux vidés de leurs habitants.

Il y a de nouvelles têtes. Une geisha de Chine (mûre) et son bébé d'un an très mignon, fille ou garçon, c'est pas le prénom qui vous le dira. Elle a le sourire jusqu'aux oreilles, et ne cesse de nous causer. En chinois. Très sociable, elle parle avec tous le sourire toujours accroché jusqu'aux oreilles. Ce soir là, elle a trouvé un porte-bébé en la personne d'un homme seul, qui mangeait en face d'elle. Le bébé sur les genoux, il avait l'air aux anges tandis que la petite dame mangeait et babillait et souriait tout à la fois.
 
Elle est toujours dans les dernières à partir, agitant le bras de son bébé en nous babillant des au revoir en chinois, ou alors bye bye, je lui dis ça, bye bye, parce que ça me paraît à mi-chemin entre le mandarin et le français. Comme tous les autres, elle fait en fin de repas notre tournée pour récupérer des choses à manger chez elle. Elle insiste en nous demandant, bahétan, bahétan… On fronce les sourcils, on se creuse la tête, on prend des airs désolés d'incompréhension, bahétan, connaît pas. Soudain, Pétrole Hann, qui passe le balais, relève la tête et nous lance un laconique, baguette, elle veut de la baguette. Un sourire nous éclaire tous, de la Chinoise aux bénévoles, c'était donc ça. Du pain. Quand même, fallait comprendre. On essaye de lui faire prononcer le mot pain, ça a l'air plus dur pour elle que d'escalader de nuit la grande muraille de Chine. Elle essaye à son tour de nous faire prononcer le mot en chinois, puis le mot merci de même, chen chen, je cale sur le pain et le merci beaucoup. Le chinois, c'est pas facilement prononçable, je comprends mieux le bahétan maintenant.
 
Curieusement, malgré la chouette ambiance mise par Nico en ce mois d'août, les gens ont l'air détendu. Ils sourient, bavardent, placent quelques mots de français. Les enfants sont étrangement disciplinés, ils dessinent tranquillement et bavardent. Aucun homme seul et aviné venant taper sa haine de la société à nos portes. Aïcha d'Oran est venue en rollers, elle déambule après le dessin dans le réfectoire, gracieuse et légère, nous évitant à chaque fois avec nos plateaux et nos balais. Suzanne de Turquie veut lire, elle m'appelle maîtresse, je me sens comme une vioque, mais elle est ravie de travailler "comme à l'école" en ce mois d'août. Je lis à Emir d'Azerbaïdjan, Simbad le marin raconté par grand-mère Donald, les Us sont vraiment partout, il m'assure qu'il comprend même s'il n'a que 3 ans et ne parle que très peu français. Va savoir. Il y a une famille roumaine, venue de Hollande, après la Roumanie, trois filles et un garçon, les filles ressemblent à des petites filles modèles, avec leurs yeux immensément bleu et vert, leurs robes et leurs nattes. La dernière a un prénom hollandais et la mère baragouine qu'ils sont partis de Hollande parce que problème.
 
Problème. Le maître mot. On ne voit qu'à peine la surface de leur « problème », certains viennent quelque temps puis disparaissent. On ne sait ce qui les a avalés, charter ou déplacement, parfois dans une autre ville de France. On apprend parfois qu'un tel ou une telle s'est fait refuser l'asile politique (beaucoup de non appelés mais venus quand même, très très peu d'élus…). Et ils demeurent.
 
Le mystère est de taille. Qui partira ? Qui restera ? Rosita, originaire du Rwanda et sa petite fille de un an et demi, est là depuis un an. Sans papier, sans travail, sans homme mais toujours douce et souriante. On la retrouve comme une sorte de voisine, chaleureuse et paisible, avec qui on parle du temps qui fait et des petits pots pour bébés. Une Haïtienne avec ses trois enfants, trois petites icônes noires, beaux comme tout, turbulents de même, le rire toujours aux dents, va comprendre, sanglotait un soir qu'elle s'était vue refuser l'asile politique. Les semaines se sont suivies et elle est restée là. Elle avait retrouvé le sourire, un sourire las, énormément fatigué, et trimballait désormais avec elle et ses enfants, une énorme guitare, dont elle voulait apprendre à jouer… Elle n'est pas revenue en ce mois d'août mais on ne sait pas ce qui s'est passé, charter ou déménagement. Ses enfants nous embrassaient toujours follement comme du bon pain quand ils partaient, ils nous manquent.

Problème. On prépare, on sert, on range et on rentre chez soi. C'est la vie. On voudrait accomplir de plus grandes choses, mais j'avoue que sans avoir rien fait, je me sens déjà au bout du rouleau. C'est pas le spectacle du Liban, l'impunité des uns, la toute puissance des autres, les enfants soldats, battus, abandonnés, en bref, toute l'immense océan des petites et grandes horreurs du genre humain, qui va me donner du cœur à l'ouvrage pour y planter ma micro cuillère dedans. Alors, dès fois, c'est le fatalisme le plus ramollo qui me tombe dessus, avec une mauvaise conscience de mauvaise élève du monde, pas efficace, pas à la hauteur, pas du tout assez engagée, 2 sur 20, et parfois, aussi, je me contente.
 
Je me contente de servir, causer, ranger, lire, jouer. Je me contente de cette artificielle, peut être, mais réelle chaleur qui nous vient parfois des uns et des autres, certains soirs, et qui circule dans tout le réfectoire, et même dehors, sur le terrain vague, au point qu'on rit tous bêtement, de tout et de rien.

* J'ai changé les prénoms comme dans la vraie vie à la télé 


 

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