Madame Irma fait une dépression

Ce matin, au bureau, on n'a pas vu madame Irma. Elle devait passer la veille au soir une audition pour une pièce de théâtre adaptée de l'anti-Oedipe de Delouze. Elle était partie la fleur au fusil, l'ode à la gorge, après nous avoir bassiné toute la semaine en récitant, que dis-je, en déclamant dans tout le bureau le texte à jouer pour l'audition. 

 A midi, toujours pas de madame Irma. Et la journée non plus. Cette potentielle disparition d'une femme qui, en 35 ans de présence derrière le même bureau, n'avait jamais séché la moindre heure, m'a suffisamment troubliée pour que j'oublie le Cas Marc. Saint François est monté au service du personnel pour s'enquérir et sinon prévenir, car depuis que l'on savait que les vieux mouraient derrière leur porte close, dans l'indifférence de la jeunesse bronzée, on avait appris à devancer la dame en noire… Il est redescendu et m'a déclaré :

  • Madame Irma fait une dépression.

Non. Si. En fait, son audition avait mal tourné. Le metteur en scène lui avait demandé si elle avait pensé à tourner dans une publicité façon madame Plizzzzzz (vous savez, la dame qui plizzait la surface d'une table immense, sur laquelle elle se jetait pour en dévaler tout le plateau…). Elle n'avait pas compris l'insulte. S'était entêtée à jouer. Le metteur en scène l'avait alors coupée net en lui disant que même George Bush était plus crédible quand il parlait d'apporter la paix en Irak… Et là, madame Irma, la solide et inébranlable madame Irma, avait craqué.
 
Elle s'était mise à hurler, à pleurer, et s'était précipité à la fenêtre où, pendue par une main dans le vide, sa vie avait bien failli basculer de la scène du monde. Une équipe de psychologues urgentistes, aussitôt dépêchée sur place, avait mis une bonne partie de la soirée pour la récupérer. Depuis, elle était hospitalisée à Sainte Anne, pour « accès dépressif aigu sévère avec tentative de suicide et délires maniaco-dépressifs ostentatoires »…
 
Monsieur Henri, toujours aussi courageux, est venu nous dire que l'Administration Suprême avait décidé de nous porter volontaires pour aller la visiter, quand cela serait possible car pour le moment, elle alternait les phases de sommeil médicamenteux avec les phases de hurlements hystériques. Autant dire qu'on était moyennement motivés.
 
Monsieur Henri, avec la mauvaise foi caractéristique de celui qui a le sceptre même tout petit, nous fit la leçon. Avec tout ce qu'elle avait fait pour nous, nous étions bien ingrats… sans elle, nous serions encore logés au sous-sol (à cause de lui et de super SG), sans elle, nous aurions été plus de dix fois par jour, victimes de la vindicte de nos clients, qui, passant par elle, la grande filtreuse, se voyaient avec tact mais fermeté reconduits vers la sortie (du combiné téléphonique). Etc.
 
Saint François m'a dit, ce que je fais pour les chiens, je peux bien le faire pour madame Irma…
Et moi, ce que je fais euh pas pour l'humanité, je peux bien le faire pour cette vieille toupie…
 
Et on est partis la visiter, sur les heures du bureau, avec un bouquet de fleurs, fruit de la cotisation de nous et nos collègues ainsi qu'une boîte de chocolats Léonidas reçue par super Sg à Noël dernier (et demeurée inutilisée dans un de ses tiroirs). On a pris le Rer, vu que madame Irma avait été déportée en banlieue, transportée, m'a corrigée monsieur Henri d'un ton pincé. Il devenait un peu hargneux, le Henri, depuis qu'on lui avait supprimé ses jeux électroniques de sa machine et qu'il était obligé d'assister à toutes les réunions qui n'étaient pas forcément suivies d'un chouette pique-nique avec des bulles, il commençait à nous serrer les boulons.
 
Cela faisait bizarre de se retrouver libres à une heure où est habituellement asservis à son bureau et qui plus est, avec saint François avec lequel je ne sortais habituellement que pour me rendre à la cantine. Saint François qui s'arrêtait au moindre cabot rencontré sur le chemin pour lui flatter le menton et lui demander son prénom. J'ai senti un certain désarroi m'envahir, étais-je décidément à la right place dans cette vie, ouvrable et sans ouvertures ?
 
On est arrivés au lieu dit, Les joyeux bourdons, une maison de repos pour cervelles agitées. On est entrés, en se faisant des politesses, tellement on avait les abeilles et la fille de l'accueil nous a dit, sans lever le nez de son magazine, ‘quième étage, porte 589. Glups.
 
On est montés, et devant la porte de madame Irma, on a tiré au sort. C'est tombé sur moi, bien sûr, alors comme je suis réglo, j'ai toqué, rien, toqué encore, rien, toqué une autre fois, et j'ai entendu madame Irma s'exclamer, ah ça commence enfin cette foutue pièce… Glups. On est entrés dans la pièce, et on a trouvé madame Irma assise droit comme la justice sur son lit, des jumelles de théâtre à la main. Elle les a posées, a applaudi, les a reprises puis nous a regardés d'un air intéressé.

  • Bonjour madame Irma, j'ai balbutié.
  • Bonjour ma chère amie, a roucoulé saint François.

Rien. Pas un mot.

  • Vous allez bien? J'ai hasardé.
  • Euh… mieux? A risqué saint François.
  • Qu'est-ce que c'est encore que cette pièce de théâtre ridicule?! A braillé alors madame Irma. Encore une énième connerie conceptuelle!
  • Ce n'est pas une pièce de théâtre, j'ai articulé, comme si je parlais à euh une mal comprenante, c'est nous, vos collègues, on vient vous faire une petite visite…
  • J'ai toujours eu HORREUR des pièces où l'on demandait au public de participer! A caqueté notre sous-supérieure. Le public ne SAIT pas jouer! Le public est là pour REGARDER!
  • Madame Irma, saint François a articulé doucement, vous êtes en maison de repos car votre saison théâtre 2006 vous a extrêmement fatiguée… vous n'êtes pas au théâtre mais aux joyeux Bourdons…
  • Quel nom de compagnie à la con! A ricané madame Irma.
  • Tenez… acceptez ces quelques chocolats, j'ai fait à madame Irma en lui tendant la boîte généreusement offerte par super Sg.
  • Ah enfin! L'entracte! A braillé celle-ci. A défaut de m'élever culturellement, que je me restaure tout au moins!
  • … et ces quelques fleurs… a ajouté saint François, en lui tendant le bouquet collégial.
  • Oh merci…a rougi madame Irma. Je suis heureuse que ma prestation vous aie plu…
  • Mais euh… a balbutié saint François.
  • On se casse? Je lui ai demandé sans même chuchoter.
  • Oui c'est ça, cassez-vous! A dit madame Irma la bouche pleine de chocolats.
  • Oui, allons y… a marmonné saint François. C'est par trop…

Insoutenable. O secours. Le même sort guettait-il les volontaires de l'écriture ?

  • Essaye de passer la main, m'a conseillé saint François, ou trouve toi un mec pour ne pas péter un boulon… seule… dans ta petite chambre d'auteur anonyme et gris de passion plumivore…

C'est ça. Comme si je m'appelais poète maudit. Br. On a été prendre une bière dans la zone industrielle qui cerclait les joyeux bourdons. Ca nous a définitivement brisés, des rmistes s'achevaient sur le comptoir, tandis qu'une bande de jeunes cassaient méthodiquement la cabine téléphonique de l'autre côté de ce qui servait de rue.

  • Une cabine téléphonique, au temps des portables, ça sert plus à rien faut dire… a commenté faiblement saint François pour excuser notre énième lâcheté de la journée (abandon de madame Irma en premier lieu, et lâche silence maintenant).

On est rentrés, sans plus parler, et chacun a regagné sa tanière avec le spectre de la folie façon Shakespeare suspendu au-dessus de sa raison, telle une ombre hyénique. 

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