Eternel sunshine of the heartlessmind

Je suis arrivée au déjeuner chez mes vieux comme une fleur au fusil.

J'ai certes eu envie d'enlever la fleur pour la replacer par une balle quand j'ai aperçu Parfaite trônant sur le divan, un de ses mouflets gazouillant sur ses genoux avec ma mère, à quatre pattes, roucoulant, gazizi gazouzou, il est à qui le petit chou, il est à moi le petit bout… Le mari de Parfaite était en mission à New York pour ses exploitants de chair humaine internationaux, elle avait donc été invitée « parce que c'est pas facile de rester toute seule ». Mon père était en train d'expliquer à Baba le fonctionnement d'un nouvel appareil, le parapluie solaire, qui allait sauver le genre parisien de la dépression hivernale grâce à une restitution des rayons emmagasinés lors des moments d'ensoleillement. Baba regardait le parapluie comme si c'était un tchenik qui allait lui sauter dessus.

  • Ah bah quand même! S'est écrié ma mère. On a failli attendre!

J'ai pour ma part faillit répondre, quand mon père a soudain posé son parapluie et m'a désigné un petit mec que je n'avais pas vu, posé enfoncé dans un des fauteuils. Une petite chose carencée genre gremlins, voyez.

  • Je te présente Peter, un de mes étudiants thésards… je l'ai invité aujourd'hui car sa famille n'habite pas en France et il est un peu isolé… il est néo-zélandais, a précisé mon père, son père est un aborigène qui a fuit à la nage l'Aborigénerie pour s'installer en Néo-Zélandie…
  • Australie, a corrigé Parfaite.
  • Néo-Zélande, par ailleurs, a précisé ma mère, pas contente.
  • Hello, a fait le type plus rouge que la couleur du fauteuil.
  • … et puis, a glissé la Parfaite, Peter est célibataire, ça lui fera sans doute plaisir de rencontrer une fille dans le même état que lui…

Même état que lui. Service des grands incurables, par ici l'entrée.

  • Alors, a glapi Baba, c'était comment ton rendez-vous hier soir?
  • Baba! J'ai dit en devenant toute rouge. De quoi je me mêle?!
  • Ce qui est à toi, est un peu à moi, elle a protesté la vieillemorue, n'oublie pas que sans mes gènes, tu n'existerais pas!
  • Maman, a à son tour protesté mon père, tu abuses de la Science là… laisse Marie tranquille!
  • C'était quoi ce rencard? a demandé d'un air ultra intéressé Parfaite tandis que son mioche fouillait dans son soutard à la recherche d'un sein profitable et que l'autre me tirait la langue, p'tit con.
  • What does it mean «rwencar»? A demandé Peter en me regardant complètement angoissé.
  • Peter, a protesté mon père, speakeu frencheu! You must améliorer your français!
  • Oh, right! A dit Peter en fermant les yeux comme si ça lui faisait mal, but… mais… c'est si hard!
  • C'est pas tout ça, a fait Baba, c'est pas que je m'emmerde mais on peut peut-être passer à table non?

On est passé à table. J'étais complètement KO avec la nuit peu dormie et le porto, je ne cessais de penser à Marc, à comment il avait mis ses mains là, puis là, ses yeux, quand il me regardait comme ci, comme ça, je vous répète la sourate, tu es la fille la plus drôle, la plus belle, la plus fêlée, et puis sa…

  • Bite, a articulé Peter.
  • Pardon? A fait ma mère qui était en train de lui servir des carottes râpées avec du poisson cru parce que mon père avait dit que chez les Aborigènes, on adorait le poisson cru.
  • Je veux dire… a fait Peter tout rougissant, just a little bit… un petipeu…
  • Ah, a exhalé ma mère, j'ai cru comprendre autre chose!
  • Quelque chose que je ne comprends pas, a marmonné Baba, pourquoi prend-on des étudiants en thèse en France s'ils parlent si mal français que ça?
  • Baba, a soupiré mon père qui essayait une autre invention, le couteau-fourchette-qui-sert-le-vin-tout-également, d'abord, ce n'est pas très poli de dire ça comme ça…
  • Ca c'est vrai, a fait Parfaite qui revenait d'avoir couché ses moutards pour la sieste dans MON lit de quand j'étais jeune fille ingrate, certes.
  • … et ensuite, les thèses scientifique se font désormais pour beaucoup en anglais, en mécanique des fluides, par exemple, le domaine de Peter, c'est le cas, il étudie la variation intra-atomique d'une molécule d'eau dans verre animé d'un mouvement rotationnel qui ferait que…
  • Vous vous laissez bouffer le cul par les english! L'a interrompu heureusement Baba en tapant du poings sur la table, qu'est-ce que vous faites de la grandeur de la langue française hein?!
  • Mère, a répliqué ma mère les lèvres pincées, vous n'êtes pas le mieux placée pour tenir ce type de discours…
  • Cul… what does it mean «cul»? A demandé Peter d'un air intéressé.

Je l'ai regardé (entre deux coups d'œil à mon portable, muet). Il était petit, la peau à la Versaillaise, petite vérole quoi, le cheveu déjà un peu rare, bien que frisé, la peau pâle en dépit de ses origines, il devait avoir dans les 28-30 ans, et je me disais, à quoi j'ai échappé, quand je vois Marc, y a pas photo.
 
Personne n'a jugé utile de le lui expliquer le mot "cul", ce qui est navrant car comment voulez-vous progresser ainsi dans la langue française, ils étaient tous trop occupés à se bouffer le nez sur la francophonie et l'anglo-saxonisme tout partout. Ils se sont calmés au dessert, quand on a été obligés de sabrer le champagne car Parfaite avait eu une promotion dans ses échantillons de parfum à la con, elle attendait qui plus est un troisième enfant ce qui fait qu'à chaque malheur, quelque chose est bon : on a eu plus de champagne. Elle se tenait une main sur le ventre, poussant de petits soupirs, ma mère lui a dit, ma pauvre Agnès (c'est son nom), tu veux peut-être aller te reposer un peu ? Marie m'aidera bien à faire la vaisselle… pour une fois… 

J'y ai rien répondu, m'en fous, j'ai un mec, un vrai.

Après, ils ont entamé une partie de petits chevaux avec Peter qui poussait des cris de rancher, et Baba qui tisanait velu de sa rakjia, avec ma mère qui lui disait, vous serez jamais centenaire mère à ce rythme là (la Parfaite : ah c'est bien vrai ça !) et mon père qui utilisait une pince à ventouse électronique pour faire avancer ses pions. A la fin de la partie, ma mère m'a obligée à donner mon adresse internet à Peter « parce que c'est marrant d'être tout seul dans une ville étrangère » et que ce serait quand même un peu sympa de ma part de privilégiée de faire un geste pour lui en l'emmenant danser ou à défaut, boire un verre. Le plus curieux c'est que Peter a eu l'air ravi à cette idée. Crotte de kangourou.
 
Je suis rentrée en fin d'après-midi, et j'ai retrouvé la posture éternelle : j'attends-que-le-téléphone-sonne-ou-textote-ou-que-l-ordinateur-messagote. Pas facile de surveiller tous ces engins en même temps, avec Ernesto qui faisait une colère parce que j'avais nettoyé derrière le frigidaire, tandis que Baba préparait avec des soupirs de triple veuve bosniaque ses bagages car j'avais réussi à lui demander par le lâche intermédiaire de mon père qu'elle me laisse à nouveau seule. J'avais honte de moi, et je commençais en plus à ressentir les premiers symptômes de l'angoisse mecentielle, pas de message à 22 h 00, à 22 h 15, à 22 h 16, à 22 H 17… ventre noué, fourmis tout partout, envie de pleurer, fatalisme ascendant, résignation, révoltation, etc. Bref, l'éternelle ressenti de qui est Saf, sans amour fixe.

Je me suis couchée comme on meurt.

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