Y en a dix qui attendent dehors*

C'est pas que je m'ennuie mais c'est pas que je m'amuse non plus. Quand j'étais étudiant, c'était pas mieux, mais je pouvais au moins me non-amuser chez moi. Maintenant, je suis grand, je gagne ma vie. Je suis en conséquence soumis aux contraintes de celui ou celle qui fait ça, gagner sa vie, enfin vous connaissez. Parfois, j'ai honte et je le dis tout bas en fermant la fenêtre, j'envierais presque les gens au chômage…
 
Bref. Depuis 1119 matins environ, je me lève à 7 H 48, je distribue une caresse et ses croquettes au chat. Je pisse longuement, dans les gogues, pile au milieu, en me demandant, par exemple, si l'érection du Hamas est une si mauvaise nouvelle que ça. Election, je me corrige, en tirant la chasse. Ensuite, tandis que le café fait floc floc, j'écoute les nouvelles à la radio, en me grattant rêveusement les testicules. Puis je consulte mon portable, mon ordinateur, mon téléphone fixe, pour savoir si Elle m'a appelé, textoté, ou bien mailé.

Que dalle. Le chat me regarde l'air de dire, et moi alors ? Je fais quoi avec mes burnes sectionnées ?
 
En soupirant grandement, je m'habille, la douche attendrait bien demain matin, puisqu'elle avait su attendre jusque là, quatre jours. J'y peux rien si mon ennui de vie gagne le savon. Maintenant, je suis dans un métro bondé de travailleurs à l'air hargneux ou abruti, je déteste. Comme je suis petit, j'ai le nez sous les aisselles des gens, et j'arrive tout juste à sortir mon poche de ma veste, quant à le lire… Ca me fout en rogne, comme si le PDG de la Direction urbaine du Métropolitain avait personnellement décidé que ce matin, je ne lirai pas. Krishnamurti, le sens du bonheur, je lis, car en voyant le titre, j'ai espéré trouver au moins le bonheur, en prime le sens si ça lui sourit.
 
Avec tout ça, je rate ma station, je dois courir sur le quai d'en face, le métro n'arrivve pas, l'heure tourne, le suspens est plus violent encore que dans un inspecteur Derrick
 
J'arrive au boulot en courant nonchalamment, genre marche à pied vaguement tonique, pour me rappeler, en voyant la tête aussi gênée que compatissante de Lila, la standardiste, qu'il y a une réunion super importante ce matin. Je pousse la porte de la grande salle qui pue déjà des pieds, j'entre  dedans, avec des mines forcées de, j'essaye de pas faire de bruit, ohlalala le vilain, que je suis en retard… Le Dirlo me regarde d'un air de nazi très cruel, et Il me Dit :
 
–          Vous êtes en retard… il reste une place devant ! Asseyez vous ! VITE !
 
J'aurais bien expliqué que j'aime pas être devant, comment penser à Elle, mais le Directeur a déjà repris :
 
–          Les ventes de slips en coton lin sont en baisse… c'est inquiétant… j'ai appris non sans une certaine angoisse les derniers résultats…
–          Surtout que nous sommes en plein hiver…
 
Précise son adjoint, dit le Pets, parce que c'est un fayot avec une bouche en forme d'anus. Tout le monde prend un air catastrophé.
 
–          Sans oublier que les soutards en flanelle sexy nous pendent sur les nichons…
 
Ca, c'est Big Mooth, le responsable clientèle qui n'a pas un Académicien en travers du gosier. C'est le seul à dire les choses vraies et justes, désagréables donc, et auprès de la clientèle, il fait merveille, choses fausses et agréables. Il aurait vendu des jarretelles à une nonne et un string brésilien à son amant, à la nonne.
 
–          Ne me dites pas que les soutien-gorges en flanelle chic nous restent également sur les bras ! S'écrie au bord du désespoir le Directeur.
–          Ma foi…
 
Big Mooth prend un air qui en dit long. Cancer. Incurable. Trois mois de rémission. Et encore. Je joue avec la boucle en métal de ma chemise cartonnée. Elle m'a dit, je cite, ce que j'aime avec toi, Timoléon, c'est que tu me fais rire… Tout ça avec un air un peu à la Big Mooth. Ambigu quoi. On était au restaurant. Quand on s'était assis, Elle s'était penchée pour déposer son sac à terre et j'avais vu l'élastique de son string, rose clair, tendu sur sa peau bronzée, elle revenait de Guadeloupe. C'était pas un Kévin Petit, mon Employeur, mais qu'importe, j'étais pas au boulot, merde, j'étais au resto avec une Déesse que j'espérais bien voir sans son élastique tendu sur sa peau des fesses, ferme et brune. De penser à ça, m'a fait bander, en pleine réunion dramastratégique. Elle avait posé sa main sur la mienne et Elle m'avait dit :
 
–          Qu'en pensez-vous, Timoléon, de relancer une campagne de pub dans les sex-shops des quartiers chauds de la CE ?
 
Hein quoi, je sursaute. Tous les regards sont braqués sur moi. Timoléon Wittgenstein, tout le monde te regarde. Toi, le chargé de communication et des relations fesses, à croire que c'est Toi qui va sauver leur petite Entreprise.
 
Mais je reste, la bouche ouverte comme un trou sur le trottoir, et j'essaye de me rappeler de quoi il s'agit.
 
–          Eh bien… il faudrait avant tout, s'assurer que les Douanes sont d'accord…
–          Ah tiens…
–          … ainsi que l'UE, et l'OMC… l'ONU et…
 
Je termine comme un pets mourrant. Le Dirlo n'a pas l'air content.
 
–          Expliquez-moi en quoi les Douanes… ces putain de Douanes… ont à voir avec une campagne de pub de Kévin Petit ? Hein ?!
–          Eh bien… euh… la libre concurrence… euh… les différences de mœurs entre membres de la Communauté…
–          Aucun rapport ! Tonne le Dirlo. Out of sujet ! J'ai le Droit de faire la publicité que JE VEUX, où JE VEUX… je n'entrave nullement la jouissance de qui que ce soit en proposant de façon attractive à la vente MES soutien-gorges ou MES strings mono-lanière !!!!!
 
Le Dirlo est rouge de colère. Je vois la veine qui tord son cou, à droite, battre comme si elle allait éclater. J'ai, un instant, la vision de cette veine explosant, éclaboussant l'assistance, moi compris, puis le Pets émet :
 
–          A ce propos… Timoléon… où en est votre proposition de logo pour la prochaine ligne sportive sexy de Kévin Petit, la Forge des Beaux… ?
–          Eh bien… euh…
 
Je suis devenu extrêmement rouge. Krishnamurti dit que face à la douleur, il ne faut choisir ni la vaine révolte ni la plate passivité, mais l'accepter, l'intégrer, l'absorber, qu'elle ne fasse qu'une avec vous, au point qu'on la dépasse et que… Alors, de ma chemise cartonnée, je sors mon vague, très vague projet. Je tends la feuille, au Dirlo, comme on tend une poignée de foin à un âne très dangereux dans un pré.
 
Un oh d'horreur explose dans l'assistance.
 
–          Ohhhhhhhhhhhhhhhhhhhh !
 
Je tourne la feuille et je pose mes yeux dessus. C'est Elle, nue, la foufoune bien ouverte, on aurait pu voir jusqu'au fond de sa gorge, et Elle tient les lèvres de sa euh chose délicatement entre ses doigts. Je ferme les yeux, merci Krishnamurti.
 
–          Je vois pas la plus petite trace de forge sur cette créature… glousse Big Mooth.
–          Timoléon ! barde le Dirlo, vous viendrez me voir dans mon bureau, à 14 H 00 pétantes ! Quand on voit la chance que vous avez de travailler en en-châiné-lance pour la première marque de sous-vêtements érotiques nationale, les bras m'en tombent…
–          Surtout quand on pense que pour votre place, y en a dix qui attendent dehors… susurre le Pets.
–          On a envie d'ouvrir grand la porte ! Conclue Chatounette, l'Assistance de cœur du Dirlo, avec un geste de la main expressif, pour bien montrer.
–          Je déclare la séance levée ! Beugle le Dirlo.
 
Et il se casse, aussi sec.
 
–          Ce que je ne comprends pas, me dit un peu plus tard Big Mooth, c'est pourquoi t'as été choisir la femme du Dirlo comme modèle…
–          Quoi ?! Je glapis.
–          Ben oui patate ! Il glousse. La femme, sur la feuille que t'a brandie, c'était la femme du patron, Graziela … la moule ouverte, passe encore, on est rôdés, mais que ce soit la moule de madame Tricotin…
–          Mais, mais…
 
La tête me tourne. Je sors la feuille et je regarde. C'est pourtant bien Elle. La Femme de Ma Vie. Après le restaurant, elle m'avait laissée l'Embrasser, j'avais réussi à approcher le sens du bonheur en glissant un de mes doigts dans son string, à un demi-doigt de pied d'un prématuré de Sa fente. Alors que j'étais sur le point de toucher au but, elle m'avait repoussé, d'un air de cils abaissés, et elle m'avait donné cette photo, où on la voyait faire enfin ce que vous savez. Elle m'avait dit qu'elle posait nue pour Raymond Depardon, le sexe dans les campagnes françaises, une exposition bientôt exposée. Que c'était un tirage unique qu'elle me donnait là.
 
–          Je ne comprends pas, je bafouille, cette fille, c'est euh ma copine…
–          Ah tiens donc, marmonne Big Mooth qui était en train feuilleter le Monde érotique auquel nous achetons des encarts pub.
–          Oui, je te jure ! Je m'excite. C'est ma copine, et l'autre soir, après euh le restaurant, elle m'a donné cette photo… pour que je la mette dans mon portefeuille avec la photo de mes neveux !
–          Charmante intention ! Tes neveux posent-ils de la même façon ?
 
Big Mooth part d'un énorme éclat de rire. Ahahaahha. A ce moment là, Lila, passe la tête par l'encoignure et elle m'a dit :
 
–          Timo… y a quelqu'un pour toi à l'accueil !
 
Qui ça peut bien être ? Elle peut-être ? Mais non, si c'était La Femme du Dirlo, Elle ne serait pas venue là. La Femme du Dirlo, je sursaute… comment Big Mooth peut-il le savoir ? Sur la photo, on ne voit que les doigts et la.
 
–          Salut !
 
Un jeune homme se tient devant moi. J'écarquille les yeux, il ne me dit rien du tout. Peut-être un stagiaire d'une de nos agences graphiques.
 
–          Je me les caillais dehors, alors j'suis rentré un peu… pour voir ce que tu foutais !
 
Tu. Foutais. Qu'il me dit.
 
–          Plait-il ? je demande d'un ton pincé.
–          Ben ouais… on est dix à attendre dehors que tu veuilles bien lâcher l'affaire…
–          Quoi ?!
–          Dix qui attendent dehors que tu laisses ta place quoi… comme le disait ton sous-boss… tout à l'heure…
–          C'est une blague ? Je demande à Lila en me tournant vers elle.
 
Elle hausse les épaules. Je me penche pour voir, à travers la porte d'entrée. Dehors, y a un groupe de mecs, jeunes, l'air teigneux et affamé, qui attendent, assis sur les marches comme des vautours.
 
–          Parce que visiblement, promouvoir la culotte et le slip, c'est pas trop ton truc…
–          Mais si ! Je proteste bêtement. J'adore faire ça !
–          Bof, dis que tu préfères plutôt les enlever…
 
Le garçon a un rire mauvais.
 
–          Ce n'est pas incompatible ! Je proteste.
 
Mais qu'est-ce que je suis en train de me justifier, face à un gamin qui prétendait prendre ma place. On nage en plein délire là.
 
–          Ecoute, petit…
–          Monsieur Pailleron…
–          Ta gueule ! Tu la vois cette porte avec le string gravé dedans ?
–          Ben oui…
–          Eh bien, tu l'ouvres, tu sors et tu la fermes ! Parce que vous êtes peut-être dix vautours assis sur les marches dehors, mais moi, je suis assis dedans, devant un truc qui s'appelle bureau, pour essayer de rendre un machin qui s'appelle projet de logo dans le cadre de ce qu'on appelle ici mon CDI !
 
Puis je lui tourne le dos, magnifique et grandiose.
 
–          Vous avez un trou aux fesses, me fait remarquer Chatounette, qui passait par là.
–          Ben comme tout le monde… je marmonne.
–          Très drôle, monsieur Wittgenstein. Vous faites ce que vous voulez, mais je le dis pour votre bien… par ce trou, on voit parfaitement que vous ne portez pas de Kévin Petit mais un vulgaire Mid !
–          Et alors ?
 
Je fais, en soufflant par le nez pour montrer combien elle m'énerve.
 
–          Et alors… je le dis en passant, une fois encore, si vous n'êtes pas content ici, y en a dix comme vous qui attendent dehors…
–          Je sais…
 
Je reviens dans mon bureau. J'essaye de me mettre à travailler mais je me sens vraiment mal. Big Mooth a un big client au bout du fil. Il essaye de lui faire gober que les strings éros-sans-gêne, dernier crû, engendrent chez celles qui en portent des orgasmes accrûs. J'entends un bruit derrière la vitre. Je tourne la tête et je vois un type, dans la gouttière, l'air glacé et hargneux. J'entrouvre la fenêtre.
 
–          Qu'est-ce que vous faites là ?
 
Je demande, un peu angoissé.
 
–          J'attends ta place connard ! Il gueule. Comprends pas pourquoi c'est toi qui a été pris y a sept ans bientôt !
 
Clac, je referme la fenêtre. Mais le type reste là dans la gouttière, l'air frigorifié et teigneux. J'essaye de bosser mais allez bosser avec un mec à un mètre, assis dans une gouttière et qui vous quitte pas des yeux. Ca m'a rappelé que quand j'étais petit, un été, avec mes parents et ma sœur Dometile, on avait été en vacances au Maroc. Un soir, au restaurant, Dometile et moi on avait été forcés de manger notre couscous jusqu'à la dernière graine, sous les yeux de deux petits garçons aux mains et au visage collés contre la vitre. En rentrant, j'avais vomi et Dométile s'était sagement lavé les dents.
 
Je rouvre la fenêtre.
 
–          Vous allez rester là longtemps ? Je demande au mec.
–          Jusqu'à ce que tu te casses, connard !
–          Mais je ne vais pas me casser ! Je gueule. Jamais !
–          Ben si tu te casses pas, on te virera !
–          Qu'est-ce que t'en sais, abruti ? Je braille.
–          Ben au vu de la réunion de ce matin… et du rendez-vous de cet après-midi avec le big boss…
–          Qu'est-ce que tu en sais de ce rendez-vous ? Je bafouille. Dis moi !
–          Ah non alors ! Je te dirai rien ! Trop facile !
 
Il ricane. 
 
–          Tu vas parler connard !
 
J'ai beuglé ça, terrifié, et je tends une main au travers de la fenêtre. Il recule, l'ardoise craque, la gouttière aussi, et il se retrouve suspendu par une main, dans le vide.
 
–          Aide moi ! Il crie.
 
Je reste figé. Sans rien faire. Complètement paralysé.
 
–          Aide moi ! Je t'en supplie !
 
Le type crie, crue… Je ne bouge pas. La gouttière craque encore, une fois, et le type bascule dans le vide, avec un énorme cri.
 
–          T'es comme les vieilles maintenant… tu parles tout seul aux fenêtres ?
 
Me demande Big Mooth, qui arrivait tout joyeux, le sex-shopeur s'étant fait prendre. Mes jambes tremblent.
 
–          J'ai tué quelqu'un… Je grelotte.
–          Qu'est-ce que tu racontes ? Il demande, distraitement.
–          J'ai poussé quelqu'un… par la fenêtre… je bafouille.
–          Ben voyons ! Il glousse. T'as poussé qui ?
–          Un euh… concurrent !
–          Très bien ça.
–          Je veux dire… un concurrent à ma place !
–          Ah parce qu'il y en a ?!
 
Et re éclats de rire gras.
 
–          Je voulais te demander, je commence, comment tu peux savoir que c'est la femme du dirlo sur…
 
Dring. Son téléphone se met à sonner, il plonge dessus, comme Barthez et la baballe. Je lève les yeux et je vois une vieille dame devant moi.
 
–          Qui êtes-vous ?
–          Je suis la maman de Barnabé ! Elle déclare, d'un ton très fier.
–          C'est qui ce type ?
–          C'est mon fils ! Elle roucoule encore. Je l'accompagne à un entretien d'embauche… il est si tourmenté, le pauvre enfant… deux ans qu'il a finit ses études de communication, et toujours rien ! Quelques semaines d'intérim, de ci, de là… mais jamais de vrais contrats !
–          Je crois que vous faites erreur, je proteste, mal à l'aise, je ne suis pas recruteur…
–          Non ! Elle me réplique. Mais vous êtes le sortant !
–          Quoi ?!
–          Ben c'est que Barnabé me l'a dit… d'ailleurs, il m'a dit qu'il montait vous voir… par la fenêtre… pour vous demander quand est-ce que vous alliez avoir l'obligeance de laisser votre siège à…
–          Merde ! Je crie. Merde et merde et merde !
–          Jeune homme ! Proteste la vieille d'un air choqué. Surveillez votre langage !
–          Ta gueule la vieille ! Ta gueule ou je te tue !
–          Je suis déjà morte, proteste la vieille dignement, je ne fais pas partie de ces gens qui auront la chance de faire sauter leurs petits-enfants sur les genoux…
–          Oh c'est pas vrai…
 
Je me laisse tomber, sur le siège, ma tête entre les mains. Je presse mes doigts sur mes yeux, fort, très fort. Tout tourne autour de moi.
 
–          Quelque chose ne va pas ?
 
C'est Big Mooth, encore lui, penché sur moi d'un air inquiet.
 
–          T'as l'air vraiment bizarre, toi, aujourd'hui…
–          Euh non… je marmonne, ça va… euh… t'as pas vu une vieille dame tout à l'heure ? Assise là ? Devant mon bureau ?
–          Une mannequin pour la ligne granny-is-sexy ? Il se marre. Tu sais bien que les prises de vue ne sont prévues que pour Noël prochain ! On laisse passer la canicule, pas la peine de se fatiguer à battre la campagne pour des vieilles qui seront peut-être mortes dans quatre mois ! Viens, on va bouffer !
 
Je répond rien et je le suis, à la cantine. Quand mon tour arrive, ma carte refuse de passer.
 
–          Elle a déjà été utilisée aujourd'hui ! Me dit la caissière qui ressemble à Marine Le Pen, en moins belle et moins classe.
–          Espèce de goinfre ! Ricane Big Mooth.
–          Mais je ne suis pas venu manger ici depuis au moins dix jours! Je proteste.
–          Je-sais-pas-j'y-peux-rien-c'est-comme-ça ! Réplique la caissière. La machine dit, la caissière suit !
–          Mais vous avez pas une idée de qui ça pourrait être ? Je demande, bêtement.
–          Vous me prenez pour une extra-lucide ? Elle grince.
–          Laisse béton ! fait Big Mooth. Je t'invite !
–          Oui mais quand même… c'est pas normal…
–          Laisse tomber, je te dis ! ça doit être le problème informatique du jour… et visiblement pas ta journée !
 
On part s'asseoir. Je me sens de plus en plus troublé. Qui s'est servi de ma carte. J'aperçois le type de l'accueil, en train de manger. Je me lève, d'un bond.
 
–          Tu vas où ? me demande Big Mooth d'un air surpris.
 
Je me dirige vers le type. Je me sens soudain rempli de haine.
 
–          Eh toi… qu'est-ce que tu fiches là ? Je gueule.
–          Ben je mange, figure toi… les sans-travail ont aussi droit de manger !
 
Il a répliqué ça, méprisant.
 
–          Pas avec ma carte ! Salopard !
–          Et pourquoi pas ? Puisque bientôt ce sera la mienne…
–          Non !
 
Et je me jette sur lui. On commence à se battre, les plateaux giclent sur le sol, pan, les pâtes, pan, la crème renversé, pan, les betteraves à la vinaigrette…
 
–          Mais qu'est-ce que tu fais… ça va pas la tête… arrête Timo !
 
C'est Big Mooth, qui essaye de nous séparer. Je frappe, je frappe, moi qui n'ai jamais frappé quelqu'un de ma vie, et moi qui, ce matin encore, rêvais presque d'être au chômage. On se jette sur nous, on nous tire qui le bras, qui la cheville, on essaye de nous désencastrer, enfin, on y parvient… Le type crache dans ma direction, pauvre mec, et je lui tourne le dos, en m'essuyant le nez, plein de sang.
 
–          Qu'est-ce qui t'a pris ?
 
Me demande d'un ton horrifié Big Mooth, mais également un peu admiratif. Oui, admiratif, et c'est la première fois, je dois dire, que Big Mooth a un ton admiratif en s'adressant à moi.
 
–          Ce type… il est en train de me voler la place !
–          Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
–          Il veut ma place !
 
J'ai hurlé ça et les gens se sont encore retournés.
 
–          T'es dingue… me dit Big Mooth d'un air un peu paniqué… ce type, c'est le stagiaire de la compta !
–          Quoi ? Je sursaute. Qu'est-ce que tu dis ?
–          Ben oui, c'est leur nouveau stagiaire… qu'est-ce que tu veux qu'il aille foutre au service com et graphisme ?
 
Je suis à la fois rassuré et pas rassuré. Ce type peut très bien avoir lancé une tête de pont… et puis ça ne règle pas le problème de ma carte, ni de tout ce que j'ai vécu depuis ce matin. Je chasse tout ça de ma tête et je demande à Big Mooth :
 
–          Dis-moi, ma couille, comment tu sais que c'était la chagoune de la femme du boss sur la photo, ce matin ?
–          Eh bien…
 
Big Mooth prend un air mystérieux mais il est interrompu par un collègue, le Pivert, qui lui fait toc toc, son tic, sur l'épaule. J'abandonne, en soupirant, et je rentre au bureau.
 
A 14 H 30 pétantes, je suis assis en face du Directeur. Accessoirement, je vous préciserais qu'en rentrant du déjeuner, j'ai dû virer de mon bureau un des mecs du dehors qui s'y était installé. Pour pouvoir réussir à pisser, j'ai dû étrangler un de ces potes et j'ai dû raccrocher, brutalement au téléphone, avec un client car il y avait un autre gars qui ne cessait, derrière moi, de faire entendre des bruits obscènes. Je lui ai cassé la gueule, et j'ai jeté sa dépouille par la fenêtre.
 
–          Si je vous ai convoqué… a commencé le Dirlo. C'est pour parler avec vous de l'Avenir…
–          D'accord, je dis ça, la fesse raide, je déteste.
–          Comment le voyez-vous ?
 
Il m'a dit ça, en se jetant en arrière dans son fauteuil, qu'il a mis sur le mode coït doux, ce qui fait qu'il s'y balance tout doucement en tétant son cigare qui représente le pénis d'un de ses actionnaires principaux.
 
–          Euh comment je le vois… ? je marmonne.
–          Oui, comment vous le voyez, vous… sentez vous libre de dire ce qui vous passe par la tête… nous sommes ici entre êtres humains…
–          Eh bien… je me vois euh… rencontrer une chouette fille, avec qui je me marierai et avec qui j'aurais 1,8 enfants et…
–          Je voulais parler de votre Avenir professionnel… vous savez.. le bureau… cet endroit où on gagne sa vie…
–          Ah oui ! ah oui ! ah oui !
 
Je suis devenu tout rouge.
 
–          Eh bien… je me vois accéder au poste de euh directeur artistique…
–          De directeur artistique… répète tout doucement le Dirlo.
–          Euh oui… ou bien de responsable de la communication…
–          De responsable de la communication tiens donc… répète sur le même ton le Dirlo.
–          Oui… ou de… enfin… n'importe quoi, quoi !
–          N'importe quoi… glousse le Dirlo… comme c'est intéressant !
–          Ce que je veux dire, j'avale ma salive, c'est que euh… je suis bien dans ce que je fais actuellement mais…
–          Et vous faites quoi actuellement, justement ?
 
Demande le Dirlo, en se penchant vers moi, comme s'il a l'air très intéressé par mes occupations dans ses locaux.
 
–          Eh bien… je m'occupe des campagnes de publicité de euh vos sous-vêtements…
–          Ah comme c'est bien ça…
–          Je suis euh Concepteur-Réalisateur d'Idées… CRI quoi…
–          Un CRI… et quel CRI… ricane à nouveau le Dirlo.
 
Je commence à me sentir de plus en plus mal. Je regarde les murs, dessus il y a la dernière campagne de publicité. On n'avait conservé qu'une seule de mes géniales idées : on voyait un sage indien, assis sur des clous, avec un slip de la gamme même-à-la-guerre. Le slogan en était, clou d'acier, moral d'enfer, même-à-la-guerre, mon slip reste de fer !
 
–          Mon cher Wittgenstein… articule le Dirlo en se penchant vers moi… il y a deux choses que je voudrais savoir…
–          Lesquelles monsieur le Dirloeuhdirecteur ?
–          C'est pourquoi vous n'avez pas suivi la voie de votre père… à savoir la philosophie… la branlette de neurones, les pieds au chaud, conception petit fonctionnaire et formatage, donneur de leçons internationales dans son petit périmètre carré de velours avec tout plein de livres sur les murs…
–          C'est que euh…
–          Je n'ai pas fini ! Il siffle. Au lieu que de venir proposer de vagues idées à une entreprise sérieuse, qui a besoin de réussir pour ne pas crever, elle…
–          Mais euh je euh…
–          Et j'aimerais savoir aussi ce que diable fichait dans vos papiers la CHAGOUNE DE MA FEMME !
 
Il a hurlé ça. Je me demande bêtement quelle est la question la plus prioritaire, et la réponse la plus urgente à faire. Sachant que pour les deux, c'est :
 
–          Chais pas…
 
Il me lance un regard assassin. Puis il dit :
 
–          Ma femme est une Artiste… Rotterdam, Amsterdam, Bangkok, Riga… elle a visité toutes les villes et posé pour les plus grands noms de la photographie… Cartier Bresson, Lartigue, Doisneau, Mappelthorpe…
–          Depardon aussi ! Je glapis, tout content de pouvoir participer.
–          Pardon ? Je ne vous demande pas d'excuses mais des explications !!!! Que fichait ce cliché UNIQUE dans vos papiers ?
–          Mais je ne sais pas ! Je gémis. J'ai ouvert la pochette et il était là !
–          Avant que je ne vous vire et ne vous permette ainsi d'alimenter le cours de la philosophie nihilo-vainiste actuelle, j'Exige que vous me disiez OU VOUS AVEZ…
 
La porte s'ouvre et un jeune type entre. Un des types que j'ai tués, je vous jure. Ou un autre, je ne sais plus bien. Tout se mélange. Krishnamurti dit qu'il faut savoir observer, être loin, sans éloignement. Y être sans y être. Je passe la main. Non seulement, ils allaient prendre ma place mais ils étaient plus Krishnamurtistes que moi, vu que eux, ils arrivaient à être morts sans être morts, visiblement.
 
–          Votre femme vous attend dans le hall… roucoule le connard… pour l'inauguration de sa dernière exposition avec Raymond… La fente rurale… Raymondª vous rejoint sur place !
–          Merci Timo ! J'arrive !
–          Timo ?!
 
Ce cri m'échappe, brutal.
 
–          Timo… pour Timothée, me dit le type, avec un vague coup d'œil.
–          Raccompagnez ce suspect à son bureau… ce soir, il doit avoir rangé ses affaires et disparu d'ici, y compris des fichiers ! Claque le Dirlo.
–          Si j'ai ce cliché, je lâche, éperdu, c'est parce que je baise votre femme !
–          Ah tiens ?
 
Fait le Dirlo en levant un sourcil, faussement étonné.
 
–          Ma femme, petit… y en a dix qui attendent dehors pour se la mettre… mais c'est une Artiste, ma femme, elle montre, mais elle ne donne pas… c'est pour ça qu'elle est toujours ma femme !
 
Et sur ce, le Dirlo s'en va. Magnifique et grandiose.
 
Je l'entends expliquer à Raymondªª dans le couloir que pour dix artistes-photographes qui peinent, un seul, et encore, pourra peut-être accéder à la gloire, ou ne serait-ce qu'à la reconnaissance, même petite. Ca me rappelle que… lui répond Raymond. Le reste se perd dans le couloir.
 
Le type attend, tranquillement que je le suive. Je vais à la fenêtre, j'ouvre la fenêtre. Je me dis que le monde est fou, mais pas forcément comme on le pense.
 
Je referme la fenêtre, je tâte le sens du bonheur, dans ma poche, puis je sors du bureau, suivi par l'autre, je descend, je n'entre pas dans mon bureau, je sors dans la rue. Et je dis aux gars, assis devant l'entrée :
 
–          Pour un de pris, y en a toujours 9 dehors et un autre qui sort… qui nous font dix… Bonne chance les gars !
 
Et je m'en vais, tranquillement. Comme dirait mon père, viens donc déjeuner chez moi, y a pas plus décadent.

 

* Proverbe bien connu des employés de bureau et des salariés même non fouettés


ª Depardon, bien sûr.
ªª Depardon, donc.

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