On the road again

Lundi, la reprise, dans tous les sens du terme. Je suis arrivée au boulot plus crevée que Jésus qui aurait traîné sa croix sur toute la Palestine. Envie de crever. Le spectre du pervers pas pépère assis sur ma poitrine avec le QCM, les questions sans choix merveilleux. Jusqu'à quand la princesse Marie Chotek allait-elle être condamnée à vivre ces non-contes de fées grotesques ? Jusqu'à quand devrait-elle agiter sa crécelle pour tenir éloignés d'elle les couples heureux afin de ne pas contaminer leur bonheur ? Jusqu'à quand la méchante fée Je t'aime pas lui glisserait-elle des peaux de banane sous sa traîne de future reine. Et jusqu'à quand bordel de…

  • Bonjour mademoiselle Chotek.

J'ai levé la tête. Madame Irma venait d'entrer dans le bureau. Méconnaissable. Tailleur Simone Weil, laine et cordage, rose, avec des bas épais, blancs, et des mocassins à talons plats. Des lunettes carrés. Un serre-tête très serré autour de la tête.

  • Euh, bonjour madame Irma, vous allez euh bien?
  • Très.
  • Pas trop dure la reprise?
  • Pas du tout.
  • Si vous vous sentez fatiguée, on peut s'arranger avec Saint François pour…
  • Je n'ai besoin de l'aide de personne.
  • Ah.
  • Je vais aller trier mon courrier.

Tout ceci dit d'un ton atone, et sans aucune de ces fioritures qui faisaient tout le charme (exaspérant) de madame Irma. Je me suis rassise, un peu mal à l'aise, et je n'ai pu m'empêcher de sortir une photo du Lieu où… La mer, la falaise, les rochers, le vert de la lande, et un morceau de Marc (un pied) dépassant dans un coin.

– Rangez cette photo! A couiné madame Irma.

Elle avait glissé jusqu'à moi sur ses talons plats et se tenait derrière mon dos. Je sentais son souffle médicamenté dans mon cou. Je ne savais pas quoi répondre parce que je ne voyais tout simplement pas quoi lui répondre.

  • Vous êtes ici pour travailler, mademoiselle Chotek, pas pour vous caresser l'esprit!

Caresser l'esprit, mince. Sur ce Saint François est entré, en lançant un « bonjour Marie ! »… Puis il a aperçu madame Irma, qui se tenait roide, à côté de moi et son esprit a enregistré l'image (quelle est donc cette vieille rombière qui se tient à côté de ma collègue dépenaillée), avant que de s'exclamer :

  • Ah!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Bonjour, madame Irma!
  • Bonjour, monsieur d'Assise.
  • Vous allez bien?
  • Très.
  • Pas trop dure la reprise?
  • Pas du tout.
  • Si vous vous sentez fatiguée, on peut s'arranger avec…
  • Je n'ai besoin de l'aide de personne.

Il faut dire aussi qu'on avait répété le « dialogue du retour » la semaine dernière.

  • Ah euh eh bien… bienvenue parmi vous
  • Et euh, c'était pas trop pénible la maison de repos?

Ca, c'était pas du tout prévu dans le "dialogue du retour".

  • Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, monsier d'Assise.
  • Ben euh… ah euh sinon je vous conseille de prendre un chien, ou un chat, chez vous… des psychothérapeutes américains ont démontré que la présence d'un animal vivant chez soi jouait le même rôle qu'un anti-dépresseur…
  • Monsieur d'Assise, non seulement vous êtes en retard mais en plus, vous dites n'importe quoi!
  • Ben euh c'est-à-dire que…
  • Allez vous asseoir! Et travaillez! Vous êtes ici tous les deux pour tra-vai-ller!

Et ce, toute l'après-midi. On nous avait complètement changé madame Irma en une sorte d'apôtre du travail-famille-patrie et d'une certaine façon, ça me caressait l'esprit autrement qu'avec les chaussettes à clous du Landru de la Pastille. Elle était devenue complètement folle de travail, elle s'est inscrite à tous les stages de formation dans le domaine du prêt bancaire à artiste, elle a convoqué trois de nos éternels requérants pour non paiement de leur échéance…

  • Cet argent n'est ni le vôtre ni le mien! C'est celui des Français! Vous DEVEZ payer!

Elle m'a aussi exhortée à m'occuper un peu plus des miens, ma grand-mère notamment et de penser à enfin mettre bas car les enfants étaient le sel de la femme (quelque chose dans ce genre). Elle a terminé son petit laïus par un "vive la France" avant que de décrocher son téléphone pour engueuler un autre artiste. Quand je suis partie à 18 H 00, elle attendait son rendez-vous avec Saint-Marc Ménage, le chef du personnel pour discuter de l'avantage qu'il y aurait, selon elle, à installer une pointeuse… Mince, son séjour chez les esprits fragiles l'avait carrément métamorphosée. A un moment, j'ai osé un vicieux…

  • Et vous comptez vous réinscrire à l'atelier théâtre cette année? Parce que je me disais que je vous accompagnerai volontiers…
  • Quelle question! Ces saltimbanques ne m'intéressent aucunement! Je ne comprends même pas pourquoi vous me la posez!

Cela faisait pourtant 17 ans que chaque année, madame Irma s'inscrivait à l'atelier Théâtre proposé par le syndicat Sud-Comédie. Proposaient-ils le même traitement dans cet asile dont elle revenait telle une mâne remodelée pour les filles possédées non par l'art dramatique mais par le drame, tout court, amoureux, même douteux ?
 
Je suis rentrée à la maison, et pour ne pas céder à la tentation d'appeler pour la 102ème fois le pervers pas pépère (je raccrochais toujours avant que ça ne décroche, ce qu'il ne faisait d'ailleurs jamais grâce sans doute au traître Télécom qui affichait grassement mon numéro sur son cadran), j'ai filé retrouver Aveline, à la Perche agile, un bistrot sur le thème du cirque, dans le quartier du père Lachevé.
 
Elle devait me raconter l'histoire de la fille du cheval roumain. Mystérieux. Aveline me tenait chaque jour ou presque en haleine avec des histoires de ce style, comme une sorte de Shéhérazade de l'amitié, l'objectif étant de me faire sortir de la tête le pervers pas pépère dans le temps du moins où elle me racontait cette histoire. Ca + quelques verres de vin éclusés avec rires gras et inventions de fille pour détraquer l'ennui, à tout mettre danger pour nous sauver de notre folie, comme disait le grand Hubert-Félix (désormais marié, deux enfants), j'arrivais ensuite à sombrer dans le sommeil, derrière le frigidaire, en compagnie de ma grenouille de conscience qui me sussurait, un salaud de perdu, dix ans de vie gagnés.

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